Le Ravissement ★☆☆☆

Lydia (Hafsia Herzi) est sage-femme. Coupée de sa famille, fraîchement séparée de l’homme avec qui elle vivait depuis deux ans, elle a pour seule amie Salomé (Nina Meurisse) qui, le soir de son anniversaire, découvre qu’elle est enceinte. Lydia va accompagner Salomé pendant toute sa grossesse, présider à son accouchement et s’attacher avec une force irrépressible à sa fille, Esmée. Lorsque Lydia recroise Milos, un conducteur de bus avec lequel elle avait eu neuf mois plus tôt, une brève idylle, un quiproquo la conduit à présenter le bébé comme sa propre fille.

J’ai lu beaucoup de critiques très positives du Ravissement, dans la presse ou chez mes amis. Hélas je ne les partage pas. Pour quatre raisons.

La première est son titre prétentieusement durassien, qui louche du côté du Ravissement de Lol V. Stein et qui ne s’en cache pas. Télérama en pâmoison l’évoque dès l’entame de la critique de Jacques Morice : « Ouvert au double sens, voilà un titre séduisant. Le ravissement comme extase ou comme rapt ? ».

La deuxième est l’envahissante voix off d’Alexis Manenti qui leste l’histoire d’un inutile surplomb et en révèle, dès les premières scènes, l’issue et le procès qui viendra la clore, tuant dans l’oeuf tout suspense.

La troisième est l’interprétation de Hafsia Herzi, que je n’ai jamais aimée, dont je trouve le jeu et l’élocution monocordes et à laquelle je reproche depuis quinze ans et sa révélation dans La Graine et le Mulet d’avoir pour seul atout sa longue chevelure de jais.

La quatrième et la principale est son scénario. Le rapt d’enfant n’est pas un sujet nouveau. Plusieurs films s’en sont emparés depuis La Main sur le berceau un nanar des 90ies qui pourrait revendiquer le titre de plus mauvais film de l’histoire (avec Rebecca De Mornay, une star en devenir qui ne l’est jamais devenue) ou, plus subtilement, Karin Viard dans Chanson douce, l’adaptation poignante du prix Goncourt 2016 de Leïla Slimani. Dans un registre très proche j’ai un souvenir glaçant de l’interprétation d’Emilie Dequenne dans À perdre la raison de Joachim Lafosse.
Outre que le sujet n’est guère novateur, le problème ici, de mon point de vue, est qu’il n’est guère crédible. Je n’ai pas cru une seule seconde à cette histoire, au personnage de Lydia et à l’amitié qui la lie à Salomé à laquelle elle ne dit rien de ses histoires de cœur, et surtout à celui de Milos qui se laisserait convaincre d’être le père d’une enfant qui n’est pas la sienne.

La bande-annonce

Le Consentement ★★★☆

Vanessa Springora avait treize ans à peine quand elle rencontra Gabriel Matzneff en 1986. L’année d’après, alors qu’il avait plus du triple de son âge, il en fit sa maîtresse et l’héroïne impuissante de son Journal. Trente ans plus tard, pour exorciser ses vieux démons, la jeune femme, devenue éditrice, décida à son tour de raconter cette histoire.

En janvier 2020, précédé par un parfum de scandale, Le Consentement de Vanessa Springora eut le succès qu’on sait. Elle y racontait l’emprise dont elle fut la victime à un âge où le consentement ne saurait être donné librement, dans un état de faiblesse dont son amant joua et abusa, avec la complicité tacite de la mère de Vanessa et d’un milieu littéraire et bourgeois aveuglé par les idéaux libertaires de Mai 68.

Quand j’ai appris, il y a quelques semaines, que Le Consentement serait porté à l’écran, j’ai été surpris, choqué, intrigué. Surpris, je n’aurais pas dû l’être ; car hélas il est désormais peu de best-sellers qui ne connaissent, dans les mois ou les années qui suivent, leur adaptation à l’écran, pariant sur le succès qu’elle récoltera auprès d’une foule de lecteurs conquis par avance. Choqué, il y avait en revanche de quoi l’être tant le sujet du Consentement était sulfureux et sa mise en image malaisante : la commission de classification l’a d’ailleurs interdit aux moins de douze ans, assortissant son avis d’un avertissement bâclé – « La complexité du film et la brutalité de certaines scènes à caractère sexuel sont susceptibles de heurter la sensibilité d’une jeune public non averti et non accompagné » – ce qui témoigne de ses hésitations à une interdiction plus sévère, qui n’aurait pas été injustifiée : peut-on sérieusement envisager de montrer ce film à des adolescents entre douze et seize ans ? Intrigué enfin de la façon dont la réalisatrice et ses acteurs relèveraient ce défi impossible.

Fallait-il mettre Le Consentement en images ? Le témoignage autobiographique de Vanessa Springora ne se suffisait-il pas à lui-même ? Quel était l’effet recherché, sinon celui de faire de l’argent sur un sujet malaisant, ou un voyeurisme malsain ? La présence de Vanessa Springora elle-même à l’affiche, qui a collaboré au scénario, est rassurante. C’est le signe que son livre ne lui a pas échappé, qu’elle a eu son mot à dire sur son adaptation. Mais c’est surtout la qualité de la réalisation et de l’interprétation qui ont achevé de me convaincre.

J’ai mis pourtant cinq jours à aller le voir, au point d’être incapable pendant ces cinq jours-là de mettre les pieds dans une salle de cinéma. Je savais que Le Consentement serait le film de la semaine, sinon du mois ; je savais que j’irais le voir puisque je professe, à tort ou à raison, d’aller tout voir ; je savais que ce film, qu’il me plaise ou non, si tant est que ce verbe là soit le plus adapté, susciterait un débat. Mais, tel le cheval devant l’obstacle, je renâclais, perturbé d’avance par l’effet qu’il me ferait.

Tout compte fait, je suis content d’avoir franchi l’obstacle. J’ai aimé ce film. Et je le recommande.
Mais j’accompagnerai cette recommandation de nombreuses réserves.

La principale bien sûr est le sujet du film. La pédophilie est récemment devenue le mal absolu. Celle qui est décrite ici est la plus pernicieuse qui soit, qui se cherche, comme Matzneff l’a fait dans toute son oeuvre, sa justification dans la liberté de vivre sa vie à rebours de toute morale et dans la liberté de créer. Celle surtout qui abuse de la crédulité d’une enfant qui vit avec une force inédite la toute-puissance d’un premier amour que tout emporte. La scène du film qui m’a le plus marqué n’est pas en effet celle que l’on pourrait penser, presqu’insoutenable, de la défloration de Vanessa, mais celle qui la précède, celle où la jeune fille, étouffant de timidité et du manque de confiance en elle, explose de bonheur en lisant les lettres d’amour enflammées qui lui sont adressées. Tout en elle s’ouvre et s’éveille, sinon son corps et sa sexualité encore  trop timides : elle, si réservée, mais si sensible, se sent enfin regardée et élue et tombe follement amoureuse d’un homme dont la maturité, la renommée et la sensibilité la fascinent et l’enthousiasment.

Vanessa n’a pas conscience d’être la proie d’un prédateur. L’interprétation glaçante qu’en fait Jean-Paul Rouve ne laisse place à aucune ambiguïté. C’est le principal reproche que je lui ferais après avoir salué le culot – je ne sais pas s’il faut parler de courage – d’accepter un tel rôle. Matzneff, joué par Rouve, est un être odieux, égocentrique, menteur, manipulateur. Les promesses mielleuses dont il couvre la jeune Vanessa sont les paravents transparents de la sexualité la plus brutale et la plus humiliante. On n’oubliera pas de sitôt sa calvitie, son torse épilé, ses mains couvertes de bagues et son élégance décalée.

La dernière scène, où apparaît Elodie Bouchez, clôt le film et lui donne tout son sens – comme celle, après trois mille pages, de La Recherche. Le Consentement nous apparaît alors pour ce qu’il est : l’histoire d’un livre sur le point de s’écrire, d’un livre dont l’écriture prendra à son propre piège son héros écrivain autant qu’il libèrera trente ans après les faits sa victime innocente.

Il est difficile d’émettre une voix dissidente sur un sujet pareil. Je m’y essaierai néanmoins à mes risques et périls. J’adresserai au Consentement deux reproches. Le premier est de faire, à la place de la Justice, le procès d’un homme. On me répondra, à raison, deux choses. La première est que Matzneff est un être haïssable et indéfendable, qui s’est non seulement rendu coupable de crimes condamnables mais les a reconnus dans ses écrits et, pire, en a fait l’ignoble apologie. On me rétorquera aussi, même si ce point est moins incontestable que le premier, que, les faits étant prescrits, la Justice n’a pu faire son oeuvre et que la littérature et le cinéma sont en droit de réparer ce déni.

Le second reproche que j’adresserai au Consentement est d’être un film fermé. Je m’explique. Le Consentement décrit, avec une précision chirurgicale, l’emprise monstrueuse d’un homme mûr sur une adolescente. Il raconte cette manipulation et montre frontalement les actes sexuels commis par ce pédophile sur cette enfant. Gabriel Matzneff y est évidemment coupable ; Vanessa Springora en est l’évidente victime. On me rétorquera que les films sur la Shoah mettent eux aussi en présence des nazis évidemment coupables de la pire barbarie et des victimes juives évidemment innocentes. Sauf que La Liste Schindler, par exemple, a pour héros un homme confronté à un choix : celui de se taire ou d’agir. Ici, c’est vrai, Vanessa Springora décide de ne plus se taire, prend la plume et dénonce son prédateur. Ce courage donne naissance à ce livre, permet à son auteure de se réapproprier son histoire, kidnappée par Matzneff dans ses livres, et témoigne pour toutes les autres victimes muettes d’actes similaires. Mais, son sujet n’en reste pas moins fermé. Le Consentement ne soulève aucune question, aucun débat. Ni sur le « consentement », qui est pourtant le titre du film – comment une enfant de quatorze ans pourrait-elle consentir aux abus sexuels dont elle est la victime ? – ni sur la pédophilie unanimement odieuse et répréhensible.

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Traces ★★★☆

Laureano n’était encore qu’un adolescent lorsqu’il a été battu par ses camarades, le jour de la fête de son village, et laissé pour mort gravement diminué.
Vingt-cinq années ont passé et tous les protagonistes de l’histoire sont restés dans le même village qu’ils n’ont jamais quitté : Laureano, vivant dans la seule compagnie d’une horde de chiens sauvages, Samuel, qui a prospéré et eu un fils, Paulo, devenu gendarme, Vitor, impliqué dans une sombre escroquerie, Judite qui a eu avec Vitor une fille, Salomé, avant de refaire sa vie avec Paulo…
Leur passé va refluer lorsque le corps du fils de Samuel est retrouvé mort, déchiqueté par les chiens de Laureano.

Traces est un film portugais diffusé en sélection officielle à Cannes en 2022 (c’était une première depuis 2006) mais sorti en catimini dans les salles en février dernier.
C’est un film sobre et âpre dont les critiques évoquent souvent, à bon droit, la ressemblance avec As Bestas : mêmes décors ruraux (Traces a été tourné dans le nord du Portugal et As Bestas de l’autre côté de la frontière en Galice), mêmes haines recuites, même destins tragiques…

Traces est un polar dont la durée de plus de deux heures pourrait sembler rebutante. Pourtant, happé par le suspense, on n’y regarde jamais sa montre. On apprend bien vite le nom du meurtrier. Et on redoute que la fin du film y perde de son intérêt. Mais, contre toute attente, la conclusion de Traces, la mécanique implacable et tragique qu’elle déploie nous foudroie.

Traces ne passe plus en salles. Mais si par hasard, vous croisiez son chemin en DVD ou VOD, ne le ratez pas !

La bande-annonce

La Cité des douleurs (1989) ★★★☆

En 1945, la capitulation de l’Empire du soleil levant provoque le retrait des troupes japonaises de l’île de Taïwan, qu’elles occupaient depuis un demi-siècle. Jusqu’à la défaite du Kuomintang en Chine continentale en 1949 et le retrait de Tchang Kai-chek, Taïwan connaîtra quatre années chaotiques. En 1947, une sévère répression s’abat sur les nationalistes chinois causant plusieurs dizaines de milliers de victimes. La mémoire en restera longtemps interdite. C’est seulement en 1989, quatre ans après la levée de la loi martiale instaurée en 1949 que Hou Hsiao-Hsien lèvera le voile sur cette page occultée de l’histoire officielle taïwanaise.

Il le fait à sa manière, qui n’est pas celle grandiloquente du héraut de la geste nationale, mais bien du peintre intimiste de scènes de la vie quotidienne, à travers l’histoire d’une famille. Elle a pour cadre Juifen, un petit village de montagne à une heure au nord-est de Taipei. Elle a pour héros une fratrie. L’aîné tient un tripot. Le deuxième a disparu pendant la guerre. Le troisième, acoquiné aux Japonais, a mouillé dans toutes sortes de trafics louches. Le benjamin, docteur de profession et photographe amateur, est sourd-muet depuis l’enfance.

La Cité des douleurs est un film intimidant qui dure près de trois heures. Son scénario n’est pas toujours lisible qui saute d’un frère à l’autre sans qu’on réussisse toujours à identifier les protagonistes. Il nécessite surtout une connaissance minimale de la situation politique de Taiwan, coincée entre ses deux immenses voisins.

Lion d’or à Venise en 1989, La Cité des douleurs doit son statut de film culte à deux facteurs. Le premier, on l’a dit, est le rôle qu’il a joué, comme Birth of a Nation aux Etats-Unis, Lacombe Lucien en France ou Le Tambour en Allemagne, à Taïwan dans la prise de conscience et dans l’acceptation de son passé national. Le second est d’avoir lancé la carrière de Hou Hsiao Hsien qui demeure à ce jour, le plus grand réalisateur taïwanais.

La bande-annonce

Il Buco ★★☆☆

En 1961, un groupe de spéléologistes du nord de l’Italie est venu en Calabre explorer le gouffre de Bifurto qui s’est révélé le plus profond de la péninsule et l’un des plus profonds au monde.

Michelangelo Frammartino est un réalisateur discret qui n’a réalisé que trois longs-métrages de toute sa carrière, tous tournés en Calabre, la région méridionale de l’Italie dont il est originaire, comme beaucoup d’Italiens qui ont émigré en Lombardie ou au Piémont durant les Trente Glorieuses.

Il aurait pu réaliser un documentaire sur l’expédition de 1961. Il préfère procéder à une patiente reconstitution, en équipant un groupe de spéléologistes avec du matériel d’époque et en les accompagnant jusqu’au fond du gouffre (le tournage du film a dû nécessiter un dispositif technique dont on devine la complexité).

Michelangelo Frammartino est surtout un cinéaste contemplatif. Il a opté dans Il Buco pour un parti radical : aucune parole, aucune bande-son, aucune explication (sinon un carton final). Les seules paroles qu’on entend au tout début du film sont issues d’un documentaire de l’époque qui semble sans lien avec le sujet du film : il est tourné par la RAI à la tour Pirelli à Milan qui se dresse fièrement au-dessus de la capitale lombarde. L’idée, on le comprendra vite, est d’opposer à l’un des points les plus hauts d’Italie, symbole d’une modernité prométhéenne triomphante, son point le plus bas, au cœur d’une nature sauvage et immobile.

Il Buco ne dure que quatre-vingt-dix minutes mais constitue pour le spectateur, même le plus patient, un spectacle exigeant. Pendant quatre-vingt-dix minutes, pas une parole ne sera échangée. On ne verra qu’une succession de longs plans fixes (ceux qui, à raison, critiquent la mode actuelle des films tournés à l’épaule avec une caméra épileptique y trouveront leur compte).

S’y ennuie-t-on pour autant ? Non. Car, Il Buco nous raconte sans parole une histoire parfaitement intelligible et captivante. On suit pas à pas la progression de la petite troupe, qui s’était arrêtée dans un village de montagne avant de s’installer à pied d’oeuvre sur l’alpage au-dessus du gouffre. Parallèlement, sans qu’on comprenne le lien entre les deux, on accompagne sur son lit de mort les derniers jours d’un berger au visage parcheminé, victime d’une attaque tandis qu’il faisait paître ses bêtes.

À condition d’accepter son cahier des charges exigeant, on se laisse prendre au faux rythme d’Il Buco et lentement apprivoiser par la sérénité panthéiste qui en émane.

La bande-annonce

Déserts ★☆☆☆

Deux salariés, la trentaine, Mehdi et Hamid, l’un bon comme le pain, l’autre plus roublard, travaillent pour une société de recouvrement de dettes. Dans leur Renault hors d’âge, ils sillonnent le sud du Maroc et réclament à des paysans analphabètes des arriérés dérisoires que ceux-ci sont incapables de rembourser. Faute de récupérer du numéraire, Mehdi et Hamid se font payer en nature : un tapis, une chèvre, une camionnette vermoulue…. Un jour, leur chemin croise celui d’un criminel qu’ils doivent conduire en prison pour qu’il y purge sa peine.

Déserts est un film dont la bande-annonce m’avait séduit mais qui m’a déçu.
Dans sa première partie, Déserts, ses héros mutiques, ses saynètes immobiles teintées d’ironie louchent du côté de Elia Suleiman et d’Aki Kaurismäki. Dans sa seconde, il prend un tournant radical et, délaissant ses deux héros, raconte l’histoire du criminel qui a croisé leur route et sa longue cavale avec la fiancée qui lui a été ravie. Entre les deux, Déserts est ponctué de sublimes images du désert marocain, qui aurait plus eu leur place dans un film de Yann Arthus-Bertrand que dans une fiction.

L’ensemble ne laisse quasiment aucun souvenir, sinon celui, trop inconsistant pour laisser une marque, d’une fable absurde sur les déserts laissés par nos solitudes contemporaines.

La bande-annonce

Kasaba (1997) ★☆☆☆

Un mois après Les Herbes sèches, Memento Distribution a eu la riche idée de sortir le premier long métrage de Nuri Bilge Ceylan, la figure de proue du cinéma turc, dont les longs métrages, encensés par les uns, honnis par les autres (moi y inclus) engrangent les récompenses dans les festivals les plus prestigieux (Winter Sleep a obtenu la Palme d’or – certains esprits facétieux l’ont aussitôt rebaptisé « la palme dort » en 2014).

La sortie en salles de Kasaba n’est pas seulement un coup de marketing visant à attirer tous ceux – et ils sont nombreux – que séduit le cinéma contemplatif de Ceylan. Juste après celle des Herbes sèches, elle démontre la cohérence d’une œuvre tout entière incluse dans ses prodromes.

Comme Les Herbes Sèches, Kasaba se passait déjà dans un petit village d’Anatolie. Ses premières scènes sont quasiment identiques. Elles se déroulent dans une misérable salle de classe, chauffée par un poêle à bois, où un maître démotivé essaie de faire respecter la discipline à des enfants pouilleux tandis que la neige tombe obstinément derrière les vitres sales de l’école, laissant deviner dans le brouillard un village triste et boueux.

Après cette première scène hivernale, la deuxième, la plus longue, se déroule l’été suivant. La gamine, qu’on a vue à l’école être humiliée par un professeur pour le goûter faisandé qu’elle avait dans son cartable, se rassemble avec son frère cadet et sa famille autour d’un feu de camp. Ses grands-parents, ses parents, son oncle l’entourent. Chacun prend la parole à tour de rôle, racontant ses souvenirs, ses regrets, ses espoirs devant les deux enfants.

Le film se clôt par une dernière séquence, muette, à l’automne, marquant la lente succession des saisons et l’inaltérable beauté de la nature. Le noir et blanc du film concourt à lui donner un parfum d’intemporalité : l’action – si tant est qu’on puisse utiliser ce terme – est censée se dérouler dans les 70ies ; mais elle n’est d’aucun temps ni d’aucune époque.

On l’aura compris : Kasaba séduira les amoureux inconditionnels de l’oeuvre de Nuri Bilge Ceylan ; car elle en annonce les thèmes et en a déjà la forme, notamment ce goût fétichiste pour les cadrages et les longs plans fixes. Quant aux autres, sauf aux plus masochistes d’entre eux, je ne saurais trop leur recommander de s’abstenir.

La bande-annonce

Entre les lignes ★☆☆☆

Enfant de l’Assistance publique, Jane Fairchild (Odessa Young) travaille chez les Niven, une riche famille aristocratique anglaise brisée par la mort de ses deux fils pendant la Première Guerre mondiale. Elle entretient une liaison secrète avec Paul Sheringham (Josh O’Connor) le seul survivant d’une fratrie elle aussi décimée par la guerre. Paul est le fils d’aristocrates, proches des Niven. Il est promis à une riche héritière qui aurait dû épouser le fils aîné des Niven.

Entre les lignes est la traduction fade de Mothering Sunday, le titre du bref roman de Graham Swift et le titre original en anglais de l’adaptation qu’en a tirée la Française Eva Husson (Les Filles du soleil, Bang Gang). Tout est d’ailleurs un peu trop fade dans ce film qu’on croirait dérivé d’une intrigue secondaire de Downton Abbey. Certes, la nudité sans voile de sa jeune et ravissante héroïne – sur laquelle on aurait pu reprocher à la réalisatrice de porter un male gaze malaisant si celle-ci n’avait pas été une femme – semble a priori démentir cette accusation. Mais, il y a dans cette nudité faussement transgressive comme dans le montage chichiteux qui joue à saute-moutons avec les époques moins d’originalité que de conformisme aux règles canoniques du genre.

Reste certes, pour les indécrottables amoureux du genre dont je suis, le plaisir régressif de retrouver cette ambiance et cette époque jouées par un carré d’acteurs impeccables : la rafraîchissante Odessa Young (Assassination Nation), le jeune Josh O’Connor, révélé par The Crown où il interprétait le futur Charles III et les valeurs sûres multi-primées sans lesquelles il ne se produit plus de film anglais en costumes que sont Olivia Colemab et Colin Firth.

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Notre corps ★★☆☆

Après que sa productrice y a été soignée pendant deux ans et avant d’y être elle-même prise en charge pour un cancer du sein qui s’est révélé pendant le tournage, la documentariste Claire Simon (Les Bureaux de Dieu sur le Planning familial, Le Bois dont les rêves sont faits sur le Bois de Vincennes et les promeneurs qui y ont leurs habitudes, Le Concours sur l’entrée à la Fémis, Premières solitudes sur des lycéens d’Ivry et leurs questionnements face à la vie) a planté sa caméra à l’hôpital Tenon dans le vingtième arrondissement parisien. Elle y a filmé le corps des femmes souffrantes : des victimes d’endométriose ou de cancers, des parturientes en plein travail accouchant par voie basse ou par césarienne, des femmes en transition de genre qui suivent une hormonothérapie et réfléchissent à une mastectomie voire à une hystérectomie, des femmes en fin de vie auxquelles la médecine impuissante n’a d’autres ressources que de proposer des soins palliatifs…

J’appréhendais un peu les deux heures et quarante-huit minutes de ce documentaire hors normes. J’ai souvent pesté contre ces durées excessives, leur reprochant d’épuiser notre patience – et notre vessie – et regrettant qu’un montage plus serré ne les ramène pas à des formats plus comestibles. Pour autant, je n’ai pas regardé ma montre une seule fois pendant toute la projection de ce documentaire-là, même si on pourrait lui faire le reproche de passer en revue, sans beaucoup d’imagination, la quasi-totalité des pathologies traitées à Tenon et de pouvoir indifféremment durer une heure de moins – ou trois heures de plus – en fonction des consignes données au monteur.

Si je n’ai pas regardé ma montre, c’est parce que les séquences de Notre corps m’ont toutes profondément touché. À la différence des documentaires ou des films, nombreux, qui prennent l’hôpital pour cadre (Hippocrate, Premières Urgences, Sage-Femmes…), Notre corps s’intéresse moins aux soignants qu’aux malades. Notre corps ne dit rien du dévouement des médecins et des infirmiers, du stress permanent qu’ils subissent, de leurs conditions de travail dégradées à force de coups de rabot budgétaire. D’ailleurs le silence gardé sur toutes ces questions brûlantes pourrait presque lui être reproché. Il ne s’intéresse qu’à une seule chose : le corps souffrant des femmes.

Je ferais pourtant à Notre corps deux critiques.
La première, volontiers injuste, est de nous prendre en otage, d’exercer sur nous un chantage affectif. Qui n’est pas ému aux larmes par un accouchement, par le corps si fragile d’un nouveau-né, tout gluant de vernix, qu’on pose sur le sein de sa mère ? Qui n’est pas déchiré devant le désarroi d’une patiente en fin de vie à laquelle le médecin annonce l’échec de son ultime radiothérapie ?
La seconde me mettra probablement à dos les féministes les plus radicaux. Car Notre corps se revendique telle, qui filme, avec une équipe technique uniquement composée de femmes, des patientes exclusivement. Si, bien sûr, il existe des pathologies – l’endométriose – et des situations – l’accouchement – que seules les femmes vivent, je ne suis pas convaincu que la situation des femmes face à la maladie, face à la souffrance, face à la mort, soit radicalement différente de celle des hommes. À l’approche genrée portée par le film, qui voudrait cliver l’humanité en deux catégories, je préfère l’universalisme qui unit les hommes et les femmes face aux défis communs auxquels ils sont confrontés. Si le possessif pluriel du titre me galvanise, c’est à condition de nous englober tous, pas de nous diviser.

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Classified People (1987) ★★★☆

Théorie raciste, système politique, l’apartheid en Afrique du Sud était aussi un régime juridique qui classait la population en trois catégories : les Blancs, les métis et les Noirs. Né en 1896, fils d’un père métis et d’une mère blanche d’origine suédoise, Robert a combattu en France pendant la Première Guerre mondiale. Il en est revenu avec une Française dont il a eu plusieurs enfants. En 1948, lorsque l’apartheid est instauré, sa femme et ses enfants sont considérés comme Blancs, mais Robert est « déclassé ». Son nouveau statut social le marginalise. Relégué dans un ghetto noir, renié par sa propre famille, il trouve auprès de Doris, une femme noire, un nouveau foyer.
Yolande Zauberman, alors jeune documentariste, le rencontre début 1987 dans les faubourgs de Cape Town et, bravant la réglementation qui le lui interdisait, le filme clandestinement.

Classified People ressort sur les écrans plus de trente ans après son tournage. C’est un témoignage sidérant sur un régime honni et disparu. Les délires racistes de l’apartheid trouvaient dans la classification des populations leurs limites. Fondé sur le postulat de la pluralité des races et de leurs différences insurmontables, il ne savait comment classer les populations métisses, preuves vivantes de l’imbrication des races et de l’impossibilité de les délimiter nettement.

Robert est un personnage particulièrement attachant. En 1987, il a dépassé les quatre-vingt-dix ans, mais a gardé toute sa tête et toute son ironie. Son élocution est parfaite, son humour intact. Il porte sur sa vie et sur le stigma qui l’a marqué à jamais un regard plein de philosophie. Pourtant les scènes de repas avec ses deux fils, exemples caricaturaux de la beaufitude boer raciste, auraient de quoi le rendre amer. Mais, comme Mandela quand il aura été libéré, il préfère le pardon à la rancœur. Auprès de lui, Doris, que ses beaux-fils stigmatisent, entoure Robert de son amour chaleureux.

Moyen-métrage d’une cinquantaine de minutes, Classified People rend compte de la violence et de l’absurdité de l’apartheid en faisant le portrait attachant d’un couple aimant.

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