Blanquita ★★★☆

Le père Manuel Cura dirige au Chili un foyer où il accueille des adolescents en rupture de ban. Parmi eux, Carlo, quatorze ans, dit avoir été victime d’un réseau de pédocriminels contre lequel une enquête judicaire est en cours. Mais l’adolescent est trop fragile pour témoigner. Blanca, surnommée Blanquita, une ancienne pensionnaire du foyer, qui l’a quitté quand elle avait quatorze ans et qui y est revenue avec le bébé qu’elle a eu entretemps, témoigne à son tour des mêmes faits.

J’ai bien failli rater ce petit film chilien sorti au cœur de l’été sans aucune publicité dans trois salles parisiennes à peine. C’est sa bande-annonce, aperçue sur le Net, qui m’a donné envie d’aller y jeter un œil. Bien m’en a pris !

Car Blanquita est un film qui, avec une admirable sobriété, pose des questions diablement intelligentes.

La première, qui occupe la première moitié du film, concerne la véracité du témoignage de la jeune fille. A-t-elle été réellement victime des violences qu’elle prétend avoir subies ? Ou produit-elle un faux témoignage pour que les hommes qui ont brutalisé Carlo soient inculpés ?

Si Blanquita se résumait à ce questionnement là, son intérêt serait assez limité. C’est à ce stade, au risque d’un divulgâchage qu’on pourrait me reprocher – mais que commettent sans vergogne la plupart des critiques du film – qu’il faut révéler ce que les lecteurs les plus perspicaces ont déjà pressenti : Blanquita ment, avec la complicité et le soutien du père Manuel. Elle le fait pour la bonne cause : l’un et l’autre ont acquis la conviction de la véracité du témoignage de Carlo et de la culpabilité des hommes qu’il accuse, notamment le puissant sénateur Enrique Vázquez. Comment sinon connaîtrait-il son asymétrie testiculaire et la pigmentation de son pénis ?

Ainsi est posé le dilemme sur lequel le film est bâti : un faux témoignage peut-il être invoqué au service de la vérité ? un accusé peut-il être condamné par une menteuse ?
Blanquita a l’immense avantage de ne pas trancher la question. Il laisse à son héroïne une part d’ambiguïté. Il ne lui donne ni raison ni tort. Il s’inspire de faits bien réels survenus au Chili au début des années 2000. Le démantèlement d’un réseau de pédocriminalité avait conduit à la mise en cause de trois sénateurs. Une jeune femme de vingt ans avait déposé contre eux avant que la révélation de son faux témoignage ne conduise à son emprisonnement.

On pourrait, comme le fait Frédéric Strauss dans Télérama, reprocher à Blanquita de participer à un mouvement sournois de décrédibilisation de la parole de la victime dont on sait depuis #MeToo combien il faut l’écouter et la respecter. Ce serait se tromper sur le sens et la portée de ce film. Le réalisateur Fernando Guzzoni s’en est expliqué : son propos n’est pas de jeter un doute sur la parole des victimes, mais de montrer les dilemmes auxquels mène parfois la manifestation de la vérité au cours d’une enquête judiciaire.

La bande-annonce

Les Tournesols sauvages ★☆☆☆

Julia a vingt-deux ans et deux jeunes enfants qu’elle couve de toute la tendresse maternelle dont elle est capable. Elle poursuit des études pour devenir infirmière mais fait pour le moment le ménage dans un grand hôtel. Elle peut compter sur son père et sur sa sœur pour l’aider. Mais, éternelle amoureuse, elle ne peut pas vivre sans compagnon.

La bande-annonce alléchante des Tournesols sauvages annonçait l’histoire d’une jeune Catalane rayonnante écartelée entre plusieurs hommes et passant de l’un à l’autre à la recherche du Prince charmant. Le film est en fait différent et plus grave que je ne l’escomptais. Il est organisé en trois parties chacune centrée sur les trois hommes qui se succèdent dans la vie de Julia : Oscar, le beau culturiste au tempérament explosif ; Marcos, le père de ses enfants, son amour de lycée, qui travaille désormais à Meilila, une enclave espagnole au Maroc et Alex, un voisin avec lequel elle trouvera peut-être la sérénité qui lui était jusqu’alors refusée.

À en croire son réalisateur, Jaime Rosales, Les Tournesols sauvages est un film radicalement féministe qui met en scène une fille ultra-contemporaine (Anna Castillo a la beauté et l’énergie d’une jeune Penelope Cruz) confrontée à trois types de masculinité toxique : l’homme violent, l’homme défaillant, l’homme sirupeux. Dont acte. Mais c’est d’un féminisme paradoxal qu’il s’agit où son incarnation ne vit et ne se définit que dans son rapport aux hommes, comme si Julia était incapable de vivre sans eux, comme ces tournesols, rivés au sol, dont la survie dépend de la source de lumière vers lesquels ils s’inclinent. Plus radical (et convaincant ?) aurait été son propos si Les Tournesols sauvages s’était conclu autrement que par sa fin gnangnan, pâle copie d’une publicité pour un site de rencontres.

La bande-annonce

Oppenheimer ★★★☆

Avant d’être un biopic du « père de la bombe atomique », Oppenheimer est un film de Christopher Nolan, le onzième après des chefs-d’œuvre tels que Memento, Inception, Interstellar ou Dunkerque, où la patte du maître, ses tics et ses tocs sont reconnaissables au premier coup d’œil.

Parmi ses tics, Nolan aime déconstruire son récit en en rompant la linéarité. C’est le cas de ce biopic, sans vrai début ni fin, qui joue à saute-mouton avec la chronologie. La meilleure façon de le décrire est d’imaginer une boule de billard venant en percuter une autre qui ira en percuter une suivante puis une troisième.

La première boule de billard mue par la queue du démiurge Nolan, c’est l’histoire, classiquement racontée de la vie de Oppenheimer : ses études en Europe (à l’époque où, dans un cosmopolitisme et un multilinguisme qui se sont perdus les étudiants américains venaient dans le Vieux continent pour s’y éduquer), à Cambridge, à Leiden, à Göttingen, son retour aux États-Unis où il crée à Berkeley un département de physique théorique et met en lumière les conséquences apocalyptiques de la fusion de l’atome, jusqu’à son recrutement en 1943 pour diriger le projet Manhattan et construire au milieu du désert du Nouveau-Mexique à Los Alamos les deux bombes atomiques larguées à Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945.
La seconde, neuf ans plus tard, c’est la réunion de la commission administrative qui, en plein maccarthysme, va lui retirer son habilitation en raison de sa sympathie pour les idées communistes et de ses liens suspectés avec des espions soviétiques.
La troisième enfin dont on finira par comprendre les liens avec les deux précédentes, c’est la confirmation par le Sénat en 1959 de Lewis Strauss, l’ancien président de la Commission de l’énergie atomique, au poste de ministre du commerce dans l’administration de Eisenhower.

L’ensemble dure trois heures et s’avère un spectacle éprouvant dont on sort laminé. Car chaque seconde d’un film de Nolan se veut un sommet unique d’émotion et d’explosion. Chaque plan est souligné d’une musique envahissante et souvent superfétatoire. Au bout de trois heures d’un tel traitement on crie au génie ou au supplice. Voir un film de Nolan, c’est un peu comme lire un essai touffu dont chaque ligne aurait été stabilobossée.

Mais, si l’on passe par-dessus ces affèteries de fils prodige du cinématographe, force est de reconnaître l’immense talent de Christopher Nolan pour faire de son film une histoire haletante, sans temps mort – même si l’explosion de Trinity aux trois quarts du film constitue un climax après lequel il est difficile de rebondir – et un spectacle d’une beauté plastique étonnante – même si on peut émettre quelques réserves sur quelques séquences oniriques très « malickiennes ».

À l’heure du soi-disant nivellement par le bas par une culture hollywoodienne de masse, Nolan ne se moque pas du spectateur. Au contraire, il fait le pari sacrément culotté de son endurance – qui aujourd’hui est capable de rester trois heures de temps sans checker ses messages ? – et de son intelligence. Certes les docteurs en physique nucléaire (poke Raphaël T.) y trouveront à redire qui trouveront que les mécanismes de la fusion et de la fission sont caricaturalement exposés. Certes ceux des relations internationales (poke moi) estimeront bien simplistes l’opposition entre les bellicistes à tous crins, Folamours partisans de la course aux armements, et les pacifistes en faveur de leur limitation.

Mais pour autant Oppenheimer reste un spectacle hors norme, éreintant mais aussi enthousiasmant, qui dépasse de la tête et des épaules le tout-venant et qui laissera une marque durable chez ses spectateurs et dans l’histoire du cinéma.

La bande-annonce

Sabotage ★☆☆☆

Huit personnages se retrouvent dans l’ouest du Texas pour y saboter un pipe-line. Chacun a ses raisons qu’une série de flashbacks va éclairer.

Sabotage se veut l’adaptation de l’essai théorique  How to Blow Up a Pipeline : Learning to Fight in a World on Fire du militant marxiste et anticapitaliste suédois Andreas Malm,. Partisan de la désobéissance civile, il y fait le constat de l’échec des actions non violentes pour lutter contre le réchauffement climatique et y défend une radicalisation de la lutte voire un recours à la violence contre les biens à l’exception de toute violence contre les personnes.

Sabotage n’est nullement un documentaire théorique mais un vrai thriller qui emprunte aux canons du film de genre, ici le film de braquage pour mettre en scène, en l’espace de quelques heures, les préparatifs du sabotage et son exécution. Le dispositif est sacrément efficace qui alterne la narration en temps quasi-réel de l’opération et des flashbacks qui présentent alternativement chacun des protagonistes et éclairent leurs motivations.

Sabotage n’en pose pas moins un problème éthique délicat. Ce film ne prend aucune distance avec l’idéologie qui y est prônée. Au contraire, il s’en réclame. Cette idéologie reconnaît, comme le fait Andreas Malm dans ses écrits, la légitimité du recours à la violence mais lui oppose des limites très strictes. Le plus dérangeant est ailleurs, que résume le slogan du film : « If the law will not punish you, then we will » (Si la loi ne vous punit, alors nous vous punirons »).

Contester l’ordre établi n’est pas un crime. C’est au contraire un droit que toute démocratie saine doit activement défendre, dès lors que cette contestation s’exprime selon les procédures prévues (le droit d’expression d’une opinion dissidente, le droit de réunion, le droit de manifestation, le droit d’accès à un tribunal et le droit d’y voir sa cause jugée dans un procès équitable…). À ce titre, les activistes climatiques sont dans leur droit en s’exprimant pour des mesures plus ambitieuses et en manifestant contre l’inertie qu’ils reprochent aux gouvernements de leurs pays.

En revanche est plus problématique le fait de s’ériger en législateur et en tribunal et de décider soi-même des punitions à infliger à ceux qui auront violé les règles qu’on aura érigées en Loi, par exemple les conducteurs de 4×4, les propriétaires de jets privés, ou les sociétés pétrolières.
Quelle légitimité les ecowarriors possèdent-ils pour décréter ces règles et pour mener ces actions ? De quel droit leur reconnaître ce droit au risque d’affaiblir la loi, expression de la volonté générale, et de se retrouver démuni face à des groupes d’opinions, aussi minoritaires soient-ils, qui au nom d’impératifs supérieurs, revendiqueraient eux aussi le droit de violer le monopole étatique de la violence légitime ?

Que dirait-on d’un livre ou d’un film qui raconterait l’action menée par un groupe d’activistes d’extrême droite organisant une battue à la frontière franco-italienne pour y intercepter des immigrés tentant d’entrer illégalement en France et les remettre aux forces de l’ordre ?

La bande-annonce

Yannick ★☆☆☆

Quand « Le Cocu », une médiocre pièce de boulevard jouée sans conviction par trois acteurs cabotins (Pio Marmaï, Blanche Gardin et Sébastien Chassaigne) lui sort des yeux, Yannick (Raphaël Quénard), gardien de nuit sur un parking du 7.7 qui a posé une journée de congé pour venir se divertir au théâtre, ose faire ce qu’aucun spectateur n’ose jamais faire : se lever et crier aux acteurs sa colère. Gentiment prié de se rasseoir et de se taire, l’importun se fâche, dégaine un revolver et prend le théâtre en otage. Il écrit au débotté quelques dialogues et demande aux trois acteurs sidérés de les jouer.

On aime – ou pas – le cinéma absurde de Quentin Dupieux. J’avoue avoir moi-même être passé par tous les stades du sentiment amoureux avec son cinéma, oscillant entre pas du tout (Mandibules), un peu (Au poste !, Fumer fait tousser) beaucoup (Le Daim) et passionnément (Incroyable mais vrai).

J’ai beaucoup aimé le pitch de Yannick que sa bande-annonce nous a ressassé ad nauseam pendant tout le mois de juillet : que se passerait-il si un jour un spectateur brisait le « quatrième mur », rompait le pacte implicite mais inviolable sur lequel est basée la convention théâtrale : la passivité, la soumission des spectateurs, pris en otage par la pièce à laquelle ils assistent, interdits avant le rideau final de  la moindre manifestation – sinon celle de quitter la salle en silence en cours de représentation ?

Les deux ou trois phrases avec lesquelles Yannick prend la parole et opère cette transgression jouissive sont dans la bande-annonce. La regarder – si vous ne l’avez pas déjà vue le mois dernier (cf. supra) – vous fera gagner une heure et le prix d’une place.
Parce qu’une fois cette prise de pouvoir effectuée, Yannick, comme un moteur sans essence, tombe en panne sèche. La prise d’otages proprement dite, l’écriture par Yannick de ses lignes puis leur interprétation sont d’un ennui total et ne révèlent aucune surprise – sinon celle [attention spoiler] d’un trop bref retournement de pouvoir durant lequel Pio Marmaï personnifie les dérives violentes mises en lumière par la fameuse expérience de Palo Alto et le film allemand La Vague.

Tout bien considéré, à quoi se résume Yannick ? À tourner en dérision le théâtre de boulevard médiocre et répétitif qui attire encore quelques provinciaux égarés dans des théâtres désuets du neuvième arrondissement. Les acteurs finiront d’ailleurs par le reconnaître eux-mêmes, le public au contraire restant étonnamment silencieux.
Yannick mène cette entreprise par la bouche de son héros. Il serait injuste de ne pas saluer la performance de Raphaël Quenard. Il a déjà joué deux fois chez Quentin Dupieux. Son talent a explosé cette année avec Chien de la casse et Sur la branche. Il est la révélation cinéma de l’année 2023.

Que penser de ce personnage ? Je lis dans Télérama que « cet escogriffe à la diction bizarre » (formule parfaite que je suis jaloux de ne pas avoir trouvée moi-même) est un « gars de la France périurbaine » qui exprime « le ressentiment (…) d’être mal représenté, de ne pas être reconnu » et que « dans le monde du faux et du morne » Yannick « réinjecte de l’émotion, en roi de l’impro, en showman illuminé ».
Je comprends ce point de vue, brillamment exprimé. Mais je ne le partage pas. Je peine à voir dans Yannick le porte-drapeau de la France périphérique, écrasé par la snobinarderie sans âme d’un parisianisme formaté. La faute à ma bonne éducation et à mon goût des convenances : sa vulgarité, ses fautes de français, son manque de respect aux autres m’ont horripilé.

Yannick est définitivement un film beaucoup trop transgressif pour moi. C’est affaire de subjectivité. Ce qui m’a mis mal à l’aise ne vous dérangera peut-être pas.

La bande-annonce

Francesca et l’amour ★☆☆☆

Artiste peintre, Francesca Llopis se retrouve bien esseulée quand sa fille décide de quitter le nid familial pour aller faire du surf au Brésil puis de la chanson en Allemagne. Que faire de sa vie quand on est une sexagénaire pleine d’énergie et de charme ? Comment rencontrer un compagnon ?

Il y a une dizaine d’années, un petit film français oublié mais délicieux, Chercher le garçon, mettait en scène une jeune Marseillaise qui cherchait l’amour sur Meetic – rebaptisé Meet Me pour l’occasion. C’était une comédie fraîche et drôle. En allant voir Francesca et l’amour, j’escomptais un peu le même film version Milf – ou gmilf.

Je me trompais doublement.
D’une part Francesca et l’amour n’est pas une fiction mais un documentaire. Il se déroule à Barcelone sous le soleil de la Méditerranée dans une ville dont les habitants mélangent dans un joyeux sabir castillan et catalan. Il a pour héroïne une plasticienne qui réalise avec talent des oeuvres souvent monumentales, maniant à pleines mains les brosses et les pigments.

D’autre part – et c’est le principal reproche que j’adresserais à ce film – il a deux fers au feu et oublie en cours de route celui avec lequel il s’était promu. Au lieu de se focaliser sur la quête amoureuse de Francesca – ce qu’il fait dans sa première moitié – en nous montrant les rencontres qu’elle effectue, le plaisir, ou le déplaisir, qu’elle y prend et, à travers ses expériences accumulées, d’en tirer des leçons sur la vie sentimentale d’une sexagénaire aujourd’hui, Francesca et l’amour dévie de sa route. Le documentaire dans sa seconde moitié oublie les amants éphémères de Francesca, ne nous parle plus de sa vie sentimentale mais la montre en train de peindre, de discuter avec sa fille via Skype puis de l’accueillir lorsque, après un long voyage, plein d’usage et raison, celle-ci revient enfin au bercail.

Si bien que la leçon un peu frelatée – et terriblement désespérante – qu’on en retire est qu’à soixante ans, une femme célibataire ne doit plus espérer rencontrer le grand amour mais ferait mieux de rester chez elle s’occuper de ses enfants.

PS : Pour les fans d’ortographe, une question dont j’ignore la réponse : faut-il écrire « Francesca et l’amour » ou « Francesca et l’Amour » ? [On sait que si un titre est constitué de substantifs énumérés ou mis en opposition (et, ou, ni), chaque substantif prend une majuscule (La Belle et la Bête, Guerre et Paix) mais cette règle vaut-elle pour ce titre-ci met en opposition non pas deux substantifs mais un nom propre et un substantif]

La bande-annonce

Le Colibri ★★★☆

Marco Carrera est né en 1959. Ses deux parents appartiennent à la classe aisée italienne et sont tous deux architectes. Marco a une sœur aînée, Irene, gravement dépressive, et un frère cadet, Giacomo, qui partira plus tard vivre aux Etats-Unis. Chaque été, les Carrera vont en vacances dans la maison familiale lovée au fond d’une crique reculée de la mer Tyrrhénienne. Leurs voisins, un couple franco-italien, les Lattes, ont une fille, Luisa, dont Marco est amoureux depuis l’enfance.
Le Colibri raconte l’histoire de sa vie, sa passion platonique pour Luisa, son mariage malheureux avec Marina, une hôtesse de l’air slovène à laquelle il s’est cru lié par un coup du sort, son amour absolu pour sa fille Irene et pour sa petite-fille, Miraijin, jusqu’à sa mort entouré des siens dans le jardin de sa villa.

Le Colibri est l’adaptation fidèle du roman à succès de Sandro Veronesi, lauréat en 2020 du Prix Strega, l’équivalent de notre Goncourt. Sorti l’automne dernier en Italie, le film y a attiré un public nombreux et d’avance conquis. Il aura probablement la même audience en France où il attirera tous ceux auxquels le livre de Sandro Veronesi avait plu, certains aussi auxquels, comme moi, le livre avait moins plu et enfin d’autres, qui n’avaient pas lu ce livre, mais que le charme de Pierfrancesco Favino (Dernière Nuit à Milan, Nostalgia) ou de Bérénice Béjo (soupirs enamourés…) ne laisse pas insensibles.

Le Colibri joue à saute-mouton avec les époques, passant sans transition de l’enfance de Marco, à son âge d’homme puis à sa vieillesse. Sa vie pourrait se résumer à une formule prononcée par Luisa : « Tu dépenses toute ton énergie à rester au même endroit ». Marco est prisonnier de son premier amour, l’amour de Luisa, qu’il n’aura jamais le courage de consommer, moitié par fidélité pour sa femme – qui ne manquera pas pourtant de le tromper abondamment – moitié aussi par peur de franchir un pas irrévocable.

Il y a peut-être trop de sujets dans ce Colibri qui court sur plus de soixante années pendant plus de deux heures de temps : la passion, la conjugalité, le deuil, la fidélité, l’amour paternel…. Peut-être aurait-il pu se concentrer sur l’histoire d’amour si particulière entre Marco et Luisa et s’éviter sa dernière demi-heure tire-larmiste. Il n’en demeure pas moins une expérience bouleversante, à condition d’accepter dès le départ de se laisser bouleverser.

La bande-annonce

Barbie ★☆☆☆

Barbie (Margot Robbie) vit une vie plus que parfaite à Barbieland jusqu’au jour où des pensées mortifères l’assaillent et de la cellulite apparaît sur ses cuisses. Le seul remède : retrouver dans le monde réel sa propriétaire qui a causé ces changements funestes. La jeune femme se lance dans cette périlleuse odyssée en compagnie de Ken (Ryan Gosling). Elle y découvre que les femmes sont un objet de concupiscence et que le patriarcat domine. De retour à Barbieland, Ken, trop content de sortir de l’état de domination dans lequel lui et les siens étaient maintenus jusqu’alors, décide de renverser l’ordre établi. Toutes les Barbies devront s’unir pour éviter cette subversion.

Je n’avais pas réussi à trouver une place pour aller voir Barbie en avant-première le 18 juillet. J’ai dû ronger mon frein (je suis en effet très souple !) une dizaine de jours avant d’aller le voir hier soir dans une salle encore presqu’aussi comble dont j’étais probablement le plus vieux spectateur. Voilà qui m’a agréablement changé des retraités narcoleptiques et des chômeurs en fin de droit dont je suis régulièrement entouré dans des salles quasi-vides devant des films kazakhs en noir et blanc.

Le pitch génial de Barbie lui garantissait une large audience : « Si vous aimez Barbie, ce film est pour vous. Si vous détestez Barbie, ce film est pour vous aussi ». Le succès est au rendez-vous : Barbie génèrera probablement plus d’un milliard de recettes à travers le monde et a déjà attiré 2,6 millions de spectateurs en France en deux semaines d’exploitation à peine.

Je me faisais une joie régressive d’aller voir ce film. J’ai été bien déçu. Pour deux raisons.

La première était la curiosité suscitée par la mise en scène de cet univers kitchissime. La production n’a pas lésiné sur les moyens. Les décors roses et plastiques de boîtes à jouets, inspirés du design californien du milieu du siècle dernier, réduits à l’échelle 0.77, sans murs, ni portes, ni escaliers, n’ont pas eu recours aux images de synthèse. Les costumes de Barbie et de Ken donnent irrésistiblement envie de (re) jouer à la poupée. Mais, l’effet de surprise dissipé au bout de quelques minutes, tout ce kitsch écœure ; tout ce rose donne la nausée.
Plus grave : l’humour qu’on m’avait tant vanté était aux abonnés absents. Certes, il faut rendre crédit à Ryan Gosling trop souvent accusé de n’avoir aucun talent. C’est lui, plus que Margot Robbie pourtant sublime, qui est le vrai héros du film – et le réel moteur de son scénario. Sa bêtise bas du front est réjouissante. Mais elle n’est pas hilarante. Je n’ai pas ri une seule fois devant Barbie et ne me souviens pas d’une punchline, d’une situation devant laquelle j’aurais dû m’esclaffer si j’avais été plus indulgent. Je regrette notamment que la VF ne se soit pas autorisé les allusions salaces qui m’auraient fait glousser (« Barbie n’a pas envie de Ken » par exemple aurait suffi à mon bonheur).

La seconde est plus substantielle. En allant voir Barbie, j’imaginais spontanément qu’il s’agirait d’un procès en règle du stéréotype hypergenré renvoyé par la bombasse de Mattel. J’ai été immédiatement dérouté par le postulat de départ : Barbieland n’est pas, contrairement au préjugé que j’en avais, un repère de bimbos décérébrées, mais au contraire une gynocratie de femmes fortes, assumant tous les métiers possibles (une présidente gouverne depuis une Maison Blanche… rose et la Cour suprême est composée de neuf femmes) et où le seul rôle des hommes (les Kens) est de les idolâtrer. C’est seulement en revenant du monde réel que Ken plante à Barbieland la mauvaise graine (métaphore condamnée à rester platonique faute pour Barbie et Ken de posséder des organes génitaux) : le patriarcat.

Le film de Greta Gerwig, dont on escomptait plus de chien, mais que le service juridique de Mattel a peut-être obligé à retenir ses coups, se termine par conséquent dans la morale tiédasse d’un dessin animé de Pixar dont l’esthétique semble tout droit sortie d’une publicité d’une Église évangélique : non pas une critique à boulets rouges de la phallocratie, non pas un plaidoyer vibrant pour les femmes et leur libération, mais un appel ultra-consensuel à toutes les Barbies et à tous les Kens à être soi-même. Pouah…..

La bande-annonce

Les Herbes sèches ☆☆☆☆

Professeur d’arts plastiques dans un collège perdu de l’est de l’Anatolie où il ronge son frein depuis quatre ans déjà, Samet n’a qu’une idée en tête : obtenir au plus vite sa mutation. Il partage l’appartement et la frustration d’un collègue, Kenan, qui, à la différence de Samet, est originaire de la région, mais rêve comme lui d’en partir. Les deux hommes font la connaissance de Nuray, une professeure d’anglais dans un lycée de la ville voisine, qui a perdu une jambe dans une manifestation anti-gouvernementale. Les deux hommes font l’objet d’une enquête administrative du rectorat suite à la plainte déposée par plusieurs élèves qui leur reprochent leur comportement inapproprié.

Le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan fait l’objet d’une admiration universelle et révérencieuse qui n’a guère d’équivalent au monde dans le cinéma contemporain sinon peut-être celle qu’inspirent Terrence Malick, Apichatpong Weerasethakul ou Béla Tarr. Il la doit aux nombreuses récompenses glanées dans les plus célèbres festivals (tous ses films depuis Uzak en 2002 ont été sélectionnés en compétition officielle à Cannes, Winter Sleeps y remportant la Palme d’or en 2014 et Merve Dizdar le prix d’interprétation féminine en mai dernier pour ces Herbes sèches).

Il est donc difficile, sauf à vouloir passer pour un esprit rebelle et anticonformiste – ce qui n’est guère mon style – d’en dire du mal.
Or force m’est d’avouer que je ne prends aucun plaisir à ses films obèses (Les Herbes sèches dure plus de trois heures). Pire : je vois dans les louanges qu’on lui adresse une cuistrerie suspecte. J’avais eu la dent très dure pour son film précédent, Le Poirier sauvage, au sujet duquel j’ai écrit une critique au vitriol conclue par un zéro pointé. Je n’aurai la main guère moins lourde pour celui-ci.

J’ai dû m’y prendre à deux reprises pour en venir à bout. La première fois, le soir de la sortie, j’ai plongé dans un profond sommeil, au bout de quinze minutes à peine, dont je suis ressorti beaucoup trop tard pour m’autoriser à en écrire la critique sans le revoir une seconde fois. C’est chose faite depuis hier, non sans avoir au préalable pris trois cafés pour m’autoriser à dire du mal d’un film dont je n’aurai manqué aucun plan.

Mon masochisme – ou mon honnêteté intellectuelle, c’est selon – fut bien mal payé de retour. Car, j’ai trouvé le temps bien long. C’est, je l’ai dit, une des caractéristiques de l’oeuvre de Nuri Bilge Ceylan qui, après des premiers films d’une durée orthodoxe, tangente dangereusement les trois heures dans ses quatre derniers films sans que rien ne justifie un tel format.
Pourquoi faire durer un film au-delà des limites normales que l’attention – et la vessie – humaine autorise ? Certains motifs sont recevables : raconter une riche histoire aux multiples et incompressibles rebondissements (Christopher Nolan, Damien Chazelle), plonger le spectateur dans un état catatonique (Lav Diaz, Bela Tarr), en donner aux fans pour leur argent (la franchise Marvel et sa ribambelle de super-héros). Je n’en trouve aucun pour justifier la durée de ces Herbes sèches.

De quoi y est-il question ? De la vie ennuyeuse d’un enseignant veule relégué dans une province reculée. La durée du film nous fait-elle plus péniblement ressentir l’inconfort de sa situation ? Pas sûr. Et s’il ne se passe rien, ou du moins pas grand-chose, c’est sans doute moins pour accréditer l’idée, au demeurant tout à fait pertinente, que la vie de Samet est oiseuse (Buzzati, Gracq ou Beckett ont bien écrit trois chefs d’oeuvre qui racontent l’attente et constituent autant de métaphores saisissantes de la condition humaine), que parce que le scénario hésite entre deux sujets.

Le premier, qui occupe la première partie du film, tourne autour des accusations portées contre Samet et Kenan. Elles laissent augurer sinon un suspense haletant (les deux hommes seront-ils ou non blanchis ?), à tout le moins un questionnement très contemporain sur les relations profs-élèves à l’ère #MeToo, la part ambiguë des sentiments qui s’y glissent et la foi donnée dans la parole des victimes.

Mais Les Herbes sèches oublie ce sujet là en cours de chemin pour s’intéresser à un autre : la relation à trois – le trouble trouple si j’ose dire – qui se construit entre Nuray, Samet et Kenan, les deux hommes, on l’aura compris, tombant chacun à sa façon amoureux de la même femme. Là encore, le suspense monte… pour se terminer en queue de poisson, dans un épilogue printanier qui, après deux heures trente hiémales pendant lesquelles la neige est tombée à gros flocons, laisse enfin percer le soleil et nous assène en voix off quelques apophtegmes sentencieux (on aura compris à cette dernière phrase amphigourique lestée d’un vocabulaire pompeux que je me suis lentement mais sûrement laissé contaminer).

La bande-annonce

Les Ombres persanes ★★★☆

Farzaneh souffre d’une grave dépression. Depuis qu’elle est tombée enceinte, elle a dû interrompre son traitement, ce qui n’arrange rien à son état. Quand elle voit Jalal, son mari, entrer dans l’appartement d’une inconnue, alors qu’il lui avait dit s’absenter de Téhéran pour la journée, elle croit à une hallucination. Mais bientôt se révèle à elle l’incroyable vérité : Jalal a un sosie, il s’appelle Mohsen et il vit avec une femme, Bita, qui ressemble à Farzaneh comme deux gouttes d’eau.

Le cinéma iranien est décidément enthousiasmant. Après L’Odeur du vent le mois dernier, Les Ombres persanes manquera de peu d’être mon film préféré ce mois-ci, juste derrière Les Filles d’Olfa et en attendant Barbie et Oppenheimer que je tarde à voir. Mon enthousiasme pour le cinéma iranien s’explique-t-il par l’envoûtement qu’exerce sur moi la musique du farsi ? ou par la qualité intrinsèque de films aussi âpres que La Loi de Téhéran, Nahid ou Une séparation ?

Les Ombres persanes revisite le thème bien connu du Doppelgänger, ce double fantomatique et angoissant popularisé par la littérature fantastique allemande et utilisé par des écrivains aussi célèbres que Poe, Dostoïevski, Stevenson (Dr Jekyll et Mr Hyde), Wilde (Dorian Gray) ou, plus près de nous Saramago (dont le roman L’Autre comme moi a fait l’objet en 2013 d’une adaptation que j’avais beaucoup aimée, Enemy, avec Jake Gyllenhaal… que j’étais allé féliciter pour ce rôle lorsque je l’avais rencontré en juin 2015 à Paris… c’était ma minute people).

Les Ombres persanes – dont le titre fait peut-être allusion à l’absence d’ombre du Doppelgänger – raconte l’histoire de deux doubles. C’est « le motif du double poussé au carré » pour citer Mathieu Macheret du Monde : Jalal/Mohsen + Farzaneh/Bita, quatre rôles interprétés par deux acteurs diablement talentueux (Taranesh Alidoosti réussit à se métamorphoser à un tel point que j’ai dû aller vérifier dans le casting que c’était bien la même actrice qui interprétait Farzaneh et Bita).

Chaque sosie renvoie à son double et au double de son conjoint une image plus ou moins attirante. Bita, l’épouse de Mohsen, est une version en mieux de Farzaneh, plus maternelle, plus sexy, plus enjouée. En revanche, Mohsen est une version en pire de Jalal, un macho violent, un père mal aimant, un époux mal-aimant.

J’aurais pensé que le film se construirait autour d’une énigme qui l’aurait tiré vers le fantastique : ces doubles sont-ils ou non le produit de l’esprit malade de Farzaneh, noyé dans les pluies diluviennes qui s’abattent sans discontinuer sur Téhéran ? J’aurais encore volontiers imaginé que le film pourrait alternativement se construire sur un suspense : les quatre protagonistes vont-ils découvrir l’existence de leur double et, si oui, quelles seront leurs réactions ? Mais ces arcs narratifs qui sont un temps utilisés, tournent court. Une fois ces hypothèques levées, Les Ombres persanes prend une autre direction encore plus stimulante que les deux précédentes : l’existence de ces doubles va profondément ébranler les deux couples que forment Farzaneh et Jalal d’une part, Bita et Mohsen d’autre part qui, par cette découverte, prennent conscience de leur désassortiment.

Mais là encore, Les Ombres persanes m’a révélé une dernière surprise. À vingt minutes de la fin, j’en avais pronostiqué le dénouement, avec la morgue péremptoire qui me caractérise. Je m’étais trompé dans les grandes largeurs – même si je maintiens que la fin que j’avais imaginée aurait pu parfaitement s’écrire. [Je reconnais volontiers que ce dernier paragraphe, paralysé par la crainte du divulgâchage, est opaque]. Bref, pour le dire plus clairement, Les Ombres persanes ne se termine pas comme je l’avais prévu… et c’est très bien ainsi !

La bande-annonce