Un hiver en été ☆☆☆☆

Aux quatre coins de l’hexagone, des personnages tentent tant bien que mal de faire face au froid sibérien qui s’est abattu sur la France en ce mois de juin : un vigile (Nicolas Duvauchelle) surprend une SDF (Clémence Poesy) en train de marauder dans un supermarché ; un officier de l’armée de terre à la veille d’une mission suicide (Laurent Stocker) recueille un jeune drogué en rupture de ban (Pablo Pauly) ; une star de la chanson (Elodie Bouchez) de retour à Paris est victime d’un malaise et retrouve dans l’ambulance du Samu qui la secourt son premier amour (Cedric Kahn), marié depuis vingt ans à une femme qu’il n’aime pas (Hélène Fillières) ; un riche entrepreneur (Benjamin Biolay) passe la nuit avec une éboueuse (Nora Hamzawi) ; une policière confite en religion (Judith Chemla) recueille un immigré iranien (Rafi Pitts).

Laetitia Masson fut un temps une jeune et prometteuse réalisatrice française : En avoir (ou pas), À vendre, Love me révélaient Sandrine Kiberlain au tournant du siècle et laissaient une marque. Et puis Laetitia Masson s’est perdue. La Repentie (2002), avec Isabelle Adjani et Samy Naceri, est peut-être l’un des plus mauvais films jamais réalisés. Depuis Laetitia Masson n’a plus tourné grand-chose sinon quelques téléfilms.

Un hiver en été aurait pu marquer son retour grâce à son étonnante brochette de stars qui lui donne des airs de Wes Anderson française. Mais c’est un pétard mouillé, dont la sortie, prévue en mars, a été repoussée à une date qui le condamne, entre la sortie de Barbieheimer et les départs en vacances, à l’invisibilité.

Un hiver en été est un film à sketches dont les cinq histoires, qui n’entretiennent quasiment aucun lien entre elles sinon la troublante attirance que ses personnages éprouvent pour les Nymphéas de Monet, sont entremêlées au montage.

Je n’aime pas les films à sketches. Je trouve chacun des volets qui les composent trop courts pour s’y immerger vraiment. Je leur reproche leur qualité inégale : on s’attache toujours plus à une histoire qu’à une autre. C’est un défaut dont Un hiver en été est exempt. Aucune de ses histoires n’est intéressante. Toutes mettent en scène des personnages unanimement antipathiques, le comble étant atteint dans l’auto-caricature par Benjamin Biolay, et sans intérêt. On ne croit pas une seule seconde, devant des personnages têtes nues et sans gants, au froid polaire qu’ils sont censés combattre. Les seuls à tirer leur épingle du jeu, s’il fallait sauver quelque chose de ce naufrage, seraient Nicolas Duvauchelle et Judith Chemla pour leurs outrances.

La bande-annonce

Welfare (1975) ★★★☆

Né en 1930, Frederick Wiseman, après avoir étudié le droit et l’avoir même un temps enseigné dans les plus prestigieuses universités américaines (Boston, Brandeis, Harvard…), décide de réaliser, de produire et de monter ses propres documentaires. Titicut Follies est le tout premier en 1967. Tout le cinéma de Wiseman, le « pape du documentaire » y est déjà en filigrane. Le sujet : une institution, ici, un hôpital psychiatrique, plus tard une école, un commissariat de police, un tribunal, une caserne… Un dispositif minimal pour le filmer : Wiseman prend lui-même le son et n’est assisté que d’un seul cadreur qu’il dirige. Et une méthode originale qui fera école : aucune interview, aucun sous-titre, aucune voix off, mais des heures et des heures de rushes filmés jusqu’à ce que la caméra réussisse à se faire oublier et soigneusement triés durant un long montage qui en fera ressortir la vérité.

Au fur et à mesure, les documentaires de Wiseman prennent plus d’ampleur. Titicut Follies durait 87 minutes à peine, Welfare, resté étrangement inédit en salles, en dure déjà 167. Near Death, tourné dans un service de soins intensifs explosera tous les records avec 358 minutes, soit près de 7 heures ! Pourquoi une durée si obèse ? Peut-être pour nous immerger corps et âme dans cette institution que Wiseman veut nous faire reconnaître, au risque de nous épuiser (je me souviens avoir beaucoup souffert devant At Berkeley – 244 min – ou City Hall – 272 min).

Welfare se déroule dans les murs – dont jamais la caméra ne sortira – d’un centre d’assistance sociale de Manhattan. Toute la misère du monde semble s’y être donné rendez-vous : des jeunes toxicos, des vieux clodos, quelques Blancs, beaucoup de Noirs ou de Latinos, l’esprit embrumé par l’alcool, les drogues ou des troubles psychiatriques, qui, pour certains sinon pour la plupart, relèvent plus de la médecine que de l’aide sociale. Que cherchent-ils pendant les longues heures où ils patientent dans ces salles enfumées et bruyantes, ballottés d’un bureau à l’autre ? À résoudre des problèmes administratifs kafkaïens et, tout simplement, à trouver un toit pour dormir la nuit prochaine et un peu de nourriture pour manger.
Face à eux, des fonctionnaires débordés et souvent impuissants essaient de comprendre leurs requêtes. Ils dressent devant les demandeurs des obstacles souvent infranchissables : il manque un papier, leur demande relève d’un autre service, il faut revenir demain…. Au point qu’on pourrait presque se demander si Wiseman n’instruit pas le procès de l’administration à charge en la peignant sous les traits inhumainement caricaturaux d’une machine à dire non.

Pour autant, il serait injuste de l’accuser de manichéisme. Les fonctionnaires ne sont pas tous des bureaucrates butés mais bien des hommes et des femmes qui, avec une patience qui force l’admiration, essaient, dans la mesure de leurs moyens et de ce que la réglementation autorise, d’apporter une réponse aux situations douloureuses qui leur sont exposées. Deux cas en particulier sont longuement filmés. Il s’agit de deux femmes noires – indice éloquent des difficultés sociales rencontrées par la minorité noire et par les femmes. La première, rachitique, sort d’hôpital et semble à bout de souffle. Elle a dû quitter son appartement dont elle ne pouvait plus payer le loyer. L’assistance sociale l’a temporairement relogée à l’hôtel ; mais le chèque qu’on lui a fait miroiter pour régler sa note ne lui est pas parvenu à cause de son changement d’adresse. La seconde vient de Caroline soigner à New York son diabète. L’aide sociale est au nom de son mari qui refuse de lui donner sa part. Dans un cas comme dans l’autre, de longues palabres ne permettront pas de régler la situation des deux indigentes.

Si l’on sent bien sûr de quel côté son cœur penche, vers les plus fragiles, Wiseman ne se départ pas de toute objectivité et n’idéalise pas les usagers. Il consacre une longue séquence à un vieil homme, manifestement dérangé, qui vient de subir une trépanation dont la moitié de son crâne rasé garde la trace et qui vomit sa bile et ses délires racistes sur un jeune vigile noir qui conserve un flegme inébranlable.

Welfare constitue un témoignage passionnant de la « sociologie du guichet » – une expression empruntée au sociologue français Alexis Spire – et aussi de son histoire. Dire qu’il a gardé toute son actualité serait avoir la dent bien dure à l’encontre de l’administration. L’informatisation – dont Wiseman a l’intuition de filmer les premières manifestations – a largement accéléré les procédures : en regardant Welfare, on mesure le temps que perdaient les employés à retrouver un dossier qu’un simple clic suffit aujourd’hui à retrouver. On mesure aussi les progrès effectués dans l’accueil du public, dans l’aménagement des bureaux, dans la manière de conduire les entretiens : les conditions de travail des fonctionnaires que montre Welfare seraient inacceptables aujourd’hui comme le sont les conditions d’accueil des demandeurs. Certains diront hélas que si la forme a changé, le fond reste le même : aujourd’hui comme hier, l’aide sociale, aux Etats-Unis comme en France, sous-staffée, sans budget, ne sait pas traiter les situations les plus urgentes. Ont-ils tort ?

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Paula ★☆☆☆

Paula a onze ans. C’est une enfant frondeuse qui peine à se plier à la discipline scolaire. Sa mère vit en Corée loin d’elle. Son père, un biologiste qui souffre d’une insuffisance respiratoire grave et a cessé de travailler, la couve d’un amour exclusif. Obsédé par la qualité de l’alimentation de sa fille, il a banni le sucre, la viande et le lait de son régime. Pour l’été il a décidé de partir dans un gîte rural au bord d’un lac perdu au milieu de la forêt. Quand vient l’automne, il n’en part pas et annonce aux services sociaux qu’il assurera désormais son éducation à la maison.

Paula est un premier film troublant basé sur une ambiguïté. Le père – qui demeurera anonyme – est-il un être aimant qui entend consacrer les derniers mois qui lui restent à vivre à sa fille et lui transmettre les valeurs qui lui sont chères ? ou est-il au contraire un monstre farci de connaissances pseudo-scientifiques qui, flirtant avec l’inceste, va étouffer sa fille à force de (mal) l’aimer ?

On imagine la catastrophe qu’aurait été le film si le second parti avait été trop vite révélé, la seconde moitié du film se transformant alors en survival movie avec une gamine tentant de fuir dans la forêt un père devenu hystérique. Le scénario de Paula est heureusement plus subtil qui laisse planer presque jusqu’à la fin le mystère. Le choix à contre-emploi de Finnegan Oldfield, auquel on donnerait le bon dieu sans confession, y est pour beaucoup.

Il faut saluer le courage de la jeune réalisatrice à prendre l’air du temps à rebrousse-poil en faisant de son héros écolo pur jus un ogre en puissance. Autre choix audacieux et réussi : avoir choisi l’acteur transgenre Ocean – et le filmer le sexe à l’air – pour interpréter la figure patibulaire d’un punk à chien, sale et menaçant, qui s’avèrera, contre toute attente, une planche de salut pour la gamine.

Pour autant, Paula peine à convaincre. Les ficelles de ce conte fantastique sont un peu trop grosses. Tout y est paradoxalement à la fois trop elliptiquement suggéré et trop caricaturalement souligné.

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La Voie lactée (1969) ★★★☆

Deux mendiants, Pierre (Paul Frankeur) et Jean (Laurent Terzieff), marchent de Paris à Compostelle, moins par dévotion religieuse, même si en chemin Pierre s’avère croyant, que pour demander l’aumône des pèlerins. En chemin, ils font une série de rencontres, délicieusement anachroniques, avec tout ce que le catholicisme a connu, pendant deux millénaires, d’hérétiques et de dogmatiques.

La Voie lactée est la deuxième collaboration entre Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière, après l’adaptation du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau cinq ans plus tôt. C’est une œuvre qui rompt sciemment avec les règles usuelles de la fiction pour dresser un tableau complet de deux mille ans d’hérésies catholiques. L’ambition est immense, excessive. Le propos est savant, trop peut-être.

Tout y passe : l’eucharistie, la Trinité, la transubstantation, la virginité de Marie, le libre-arbitre et le déterminisme… Chacune de ces questions est traitée dans des saynètes qui respectent scrupuleusement le texte des Évangiles ou des conciles (on découvre au passage un canon du concile de Braga de 561 qui condamne sans détour le végétarisme: «Si quelqu’un (…) regarde comme impures les viandes que Dieu a créées pour notre nourriture et qu’aussi il n’ose gouter des légumes mêmes cuits avec de la viande, qu’il soit anathème.») et qui convoquent le ban et l’arrière-ban de tout le cinéma français de l’époque : Michel Piccoli (en marquis de Sade), Jean Piat (en janséniste prêt à dégainer l’épée pour défendre sa foi), Delphine Seyrig, Alain Cuny, Edith Scob (en Vierge Marie), Julien Guiomar, Claude Cerval, Pierre Maguelon (mais si ! vous les connaissez ! allez regarder leurs photos !)…

Buñuel était anticlérical. Mais La Voie lactée n’est pas un film blasphématoire. Ce n’est pas un film prosélyte pour autant même si Buñuel et Carrière y manifestent une curiosité respectueuse pour les mystères de la foi. Sa seule ligne, volontiers anarchiste, pétillante d’ironie malicieuse, est la récusation du dogmatisme et des arguments d’autorité et la dénonciation des crimes commis au nom de Dieu. Buñuel aurait dit de La Voie lactée : « Je voudrais qu’après avoir vu ce film, sept athées trouvent la foi et que sept croyants la perdent. »

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Lucie perd son cheval ☆☆☆☆

Lucie passe des vacances ensoleillées chez sa grand-mère avec sa fille. Elle est actrice et prépare son prochain rôle.
Elle se réveille dans les Cévennes, sur son cheval, dans l’armure qu’elle est censée porter. Son errance la met au contact de deux autres actrices, harnachées comme elle et aussi perdues qu’elle.
Troisième temps : on est dans une salle de théâtre fermée avec un régisseur et son stagiaire qui veille sur le sommeil des trois belles endormies dont on comprend qu’elles ont été recrutées pour une représentation du Roi Lear.

Claude Schmitz est un réalisateur étonnant. Braquer Poitiers lui avait valu en 2019 le prix Jean Vigo et, de ma part, à l’époque, une critique bluffée : « C’aurait pu être du grand n’importe quoi. C’est étonnamment réussi » en disais-je. De Lucie perd son cheval, je dirai : « Ce grand n’importe quoi aurait pu être réussi ; mais il ne l’est pas ».

Car cet enchâssement de plusieurs rêves éveillés ne suffit pas à créer un souffle poétique. Au contraire, il ressemble plutôt à une paresse de scénariste qui ne sait pas comment se débrouiller de morceaux d’histoires sans rime ni raison. On peut, si on est très indulgent, y voir une belle réflexion sur le métier d’acteur et ses apories. On peut aussi, si on a comme moi la dent dure, s’y ennuyer ferme et crier au foutage de gueule.

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L’Annonce faite à Marie (1991) ★★☆☆

Au Moyen Âge, Violaine, la fille d’un riche fermier, est fiancé à Jacques. Elle se laisse embrasser par Pierre de Craon qui en est amoureux mais qui vient de contracter la lèpre. Mara, la sœur de Violaine, qui est secrètement amoureuse de Jacques, lui révèle l’infidélité de sa fiancée. Elle est aussitôt répudiée et ostracisée tandis que Jacques épouse Mara et a bientôt un enfant avec elle. L’enfant décède. Mara rejoint Violaine et l’implore d’accomplir un miracle et de ressusciter l’enfant. Violaine exauce son vœu.

L’Annonce faite à Marie est d’abord une pièce de théâtre, la première de Paul Claudel à être montée dès 1912. Le jeune Alain Cuny joua en 1941 le rôle de Pierre de Craon au Théâtre de l’Œuvre. Il mit cinquante ans pour en réaliser l’adaptation dans laquelle il interprète lui-même le rôle d’Anne de Vercors, le père de Violaine. Le reste du casting est composé d’amateurs dont la voix a été post-synchronisée ce qui donne à la bande-son une curieuse tonalité.

Le texte de Claudel est éminemment artificiel. Cette artificialité n’est en rien gommée par la mise en scène de Cuny. Au contraire, on sent que c’est ce décalage qui l’inspire et qu’il accentue.

L’effet est radical. Au début, on hésite entre le fou rire et l’émerveillement. Puis on se laisse peu à peu bercer par la mélopée de cette diction ampoulée. Hypnotisé, on sombre dans un lent et délicieux engourdissement qu’amplifient les paysages ouatés de la neige québécoise où le bannissement de Violaine a été filmé.

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Relaxe ★☆☆☆

En novembre 2008, neuf personnes étaient arrêtées à Tarnac sur le plateau des Millevaches. Suspectées de faire partie de l’ultra-gauche anarcho-libertaire, elles sont soupçonnées d’avoir voulu saboter des lignes de TGV. Une interminable instruction peine à démontrer la culpabilité des mis en examen. En 2015 la charge de terrorisme est abandonnée. Un procès finalement se tient en mars 2018.
Audrey Ginestet, qui se trouve être la belle-soeur d’une des mises en cause, en a filmé la fébrile préparation à Tarnac.

Le titre de son documentaire en divulgâche le dénouement : le tribunal correctionnel de Paris relaxera finalement l’ensemble des prévenus. Pour eux, c’est une longue épreuve de dix années qui s’achève enfin.

Que leur reprochait-on ? Des faits de « dégradations en réunion en relation avec une entreprise terroriste » selon l’expression juridique en vigueur, c’est-à-dire le sabotage de lignes TGV. Mais surtout des opinions : la DCRI était persuadée que ce groupuscule d’extrême-gauche, lié par les mêmes valeurs anarchistes, libertaires et anticapitalistes, était sur le point de basculer dans l’action violente sur le même modèle que les groupes terroristes des 70ies (Fraction Armée Rouge, Action directe).

Or, le soi-disant groupe de Tarnac – dont le procès en 2018 allait démontrer qu’il n’existait pas à proprement parler mais qu’il était simplement constitué d’amis plus ou moins proches partageant des idéaux communs – n’a jamais basculé dans l’action violente. Et même la dégradation des lignes TGV n’a pu leur être catégoriquement attribuée, faute d’aveux ou de preuves.

Relaxe filme la préparation du procès du point de vue de trois de ses accusés. Que sont devenus les cinq autres, à commencer par Julien Coupat (qui, à l’occasion de la crise du Covid-19, a versé dans le conspirationnisme) ? On comprend que le temps a fait son œuvre et que le « groupe » s’est déchiré. Yildune Lévy, l’épouse de Coupat, a divorcé. Idem pour Manon Gilbert, la belle-sœur de la documentariste, et son compagnon.
On comprend surtout que ce long procès a fait peser sur eux, pendant dix années interminables, une insupportable épée de Damoclès. Elle ne les a pas empêchés de vivre et de continuer, à Tarnac même, leur projet utopiste d’une autre vie possible, plus fraternelle, plus écologiste. Mais elle a mis leur vie en sursis.

Leur rage est toujours là, même si elle a été tamisée par les années qui passent. Peut-être aussi se sont-ils auto-censurés devant la caméra, n’osant pas se livrer tout de go, à force, comme le dit l’un des protagonistes, d’avoir pendant des années, pris l’habitude de vivre dans le secret et la dissimulation.

Relaxe – dont on peut se demander si le titre a un double sens alors même que le documentaire n’a rien de « relaxant » – raconte l’épilogue de cette longue épreuve et la reconnaissance de la non-culpabilité des prévenus.
Ils y entretiennent un rapport à la Justice paradoxal. Ils ont adopté une ligne de défense radicale : ayant déjà tout dit durant une instruction qu’ils estiment avoir été menée exclusivement à charge, ils refuseront de s’exprimer devant le tribunal et exerceront leur droit au silence. Leur dégoût de ce procès est palpable. Et nul doute que, s’ils avaient été condamnés, ils auraient crié à l’injustice et au scandale. Mais une fois le verdict rendu, leurs critiques de l’appareil judiciaire s’évanouissent.

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Les Désarrois de l’élève Törless (1966) ★★☆☆

Le jeune Törless (Mathieu Carrière) est arraché à l’amour envahissant de sa mère (Barbara Steele) pour intégrer un lycée militaire en Autriche-Hongrie dans les premières années du siècle dernier. Ses camarades, Beinerberg et Reiting, après avoir découvert le larcin commis par un autre élève, Basini, font de lui la victime consentante de leur chantage et de leur sadisme. Törless ne prend pas une part active à ce harcèlement mais ne s’y oppose pas non plus.

Les Désarrois de l’élève Törless, publié en 1906, est le premier roman de l’écrivain autrichien Robert Musil. On y trouve déjà la tension qui parcourra toute son œuvre entre d’un côté la science et la rationalité, de l’autre les sentiments et l’irrationnel.

On vit a posteriori dans ce roman une anticipation du fascisme et de ses ressorts, le jeune Törless manifestant la même passivité face à la violence de ses camarades que la bourgeoisie libérale de Weimar face aux excès des SA nazies.

Les Désarrois de l’élève Törless s’inscrit dans un genre bien identifié : le film de pensionnat – à ne pas confondre avec son cousin : le film qui se déroule dans une maison de redressement. On pense aux Disparus de Saint-Agil, à La Cage aux Rossignols (dont le remake, Les Choristes, connut un étonnant succès en 2004), à Jeunes Filles en uniforme (qui révéla Romy Schneider), à If…, à Au revoir les enfants, au Cercle des poètes disparus… Le genre connut sans doute son expression la plus achevée dans la saga des Harry Potter. Il y aurait un article voire un livre à écrire sur ce microcosme, coupé du monde extérieur, où coexistent deux lois, celle des adultes, organisée selon la sévère routine des cours, des repas, des couchers et celle des lycéens eux-mêmes avec leur code d’honneur et leur hiérarchie non-dite, et à la façon dont le cinéma l’a filmé.

Volker Schlöndorff n’a pas trente ans quand il en tourne l’adaptation en 1966. C’est son premier film, le début d’une longue carrière encore inachevée (à quatre-vingt ans passés, Schlöndorff continue à tourner), qui remporta très (trop ?) tôt son plus grand succès avec Le Tambour en 1978.

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Master Gardener ★☆☆☆

Narvel Roth (Joel Edgerton) veille jalousement sur le domaine de la riche Mrs Haverhill (Sigourney Weaver). Son passé enfoui refait surface quand la douairière lui demande de prendre sous sa coupe sa petite-nièce.

Paul Schrader écrivit le scénario de Taxi Driver il y a près de cinquante ans et réalisa plus d’une vingtaine de films. Les trois derniers – Sur le chemin de la rédemption, que je n’ai pas vu, The Card Counter et ce Master Gardener – ont pour héros un lointain cousin de Travis Bickle, ce conducteur de taxi névrotique immortalisé par Robert De Niro.

Comme on l’apprendra vite, le personnage tout en muscles interprété par le taiseux Joel Edgerton est en quête d’une rédemption impossible pour les crimes qu’il a commis, des années plus tôt, alors qu’il était le membre fanatisé d’un groupuscule néonazi. Son corps en porte encore la trace, couvert d’impressionnants tatouages. Mathieu Macheret dans Le Monde le décrit mieux que je ne saurais le faire : « un personnage volontairement absorbé par une routine afin d’étouffer la brûlure encore vive d’un passé maudit qui reflue par bribes ».

Ce personnage est fascinant. Et le duo qu’il forme avec la veuve (mais Mrs Haverhill a-t-elle jamais été mariée ?) qui l’emploie et à laquelle il est dévoué corps (!) et âme, est plus fascinant encore.

Le problème de Master Gardener est qu’il ne peut pas se borner à présenter ce duo, comme le fait sa première demi-heure, qui constitue sa partie la plus intéressante. Il lui faut raconter une histoire. Et c’est là que les choses se gâtent avec l’entrée en scène de Maya, cette petite-nièce aux mauvaises fréquentations. Le scénario de Master Gardener s’affadit alors brutalement. Le vénéneux huis clos façon Tennessee Williams vire au thriller sans âme façon Luc Besson.

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Les Meutes ★★★☆

Hassan est un ex-taulard toujours prêt à se vendre au plus offrant pour effectuer des mauvais coups et en retirer un maigre bénéfice. Son fils Issam a pour l’instant réussi à ne pas suivre la voie de son père, quitte à effectuer les boulots les plus ingrats pour un salaire de misère. Les deux acceptent une tâche qui ne devrait leur demander guère d’efforts : pour le compte de Dib, kidnapper et donner une leçon à l’homme qui, la veille, l’a roué de coups, après un combat de chiens perdu.
Hassan et Issam réussissent sans trop de difficultés à mettre la main sur le colosse et à l’embarquer dans le coffre de la camionnette asthmatique qui leur a été prêtée pour l’occasion. Mais le prisonnier ne survit pas à l’épreuve et les deux hommes se retrouvent avec un cadavre volumineux dont ils doivent se débarrasser avant le lever du soleil.

Le scénario des Meutes présente un défaut structurel, le même que celui que j’avais déjà pointé du doigt dans Juste une nuit, un film iranien sorti l’automne dernier, qui présente de nombreuses analogies avec ce film marocain : on sait par avance, au moins pendant les trois premiers quarts du film, que toutes les tentatives des deux hommes de se délivrer de leur encombrant colis seront vaines… sauf à ce que le film perde immédiatement son unique moteur.

Pour tourner cet écueil, il faut donc se désintéresser de l’histoire que Les Meutes raconte pour n’y voir qu’un prétexte à autre chose : la description des bas-fonds de Casablanca, loin de toute l’imagerie de carte postale que la grande cité portuaire marocaine charrie depuis Michael Curtiz, et celle des trognes cassées qui la peuplent – à commencer par celle incroyable de Abdellatif Masstouri dans le rôle de Hassan.

Les Meutes m’a rappelé d’autres films. Avec Médecin de nuit, qui suit à la trace Vincent Macaigne l’espace d’une nuit dans le vingtième arrondissement parisien, ou Juste une nuit que j’ai déjà cité, il partage la même unité de temps : son action, qui en est d’autant plus étouffante, se déroule l’espace d’une nuit. Parce qu’il se déroule au Maroc et parce que son histoire, elle aussi, est ramassée en vingt-quatre heures à peine, j’ai songé à Sofia, qui raconte la machination ourdie par une femme pour s’éviter le stigmate d’une grossesse hors mariage. Mais c’est surtout à l’atmosphère poisseuse de quelques polars iraniens récents que Les Meutes m’a fait penser : bien sûr La Loi de Téhéran, une plongée asphyxiante dans le monde interlope et nocturne de la pègre, mais plus encore Marché noir, un autre film iranien éclipsé hélas par le précédent, qui mettait précisément en scène un père et son fils contraints d’enterrer trois hommes retrouvés congelés dans une chambre froide.

Les avanies qui se succèdent et empêchent Hassan et Imam de faire disparaître leur encombrant colis seraient presque comiques à force d’accumulation. Mais Les Meutes ne prête guère à rire. Au contraire, jusqu’à son ultime plan – un chouïa trop malin pour n’être pas poseur – il glace les sangs.

Après avoir tressé tant de louanges aux cinémas algérien (La Dernière reine, Papicha) et tunisien (Les Filles d’Olfa, Un fils, Une histoire d’amour et de désir), Les Meutes m’offre une nouvelle occasion de vanter les qualités d’un jeune cinéma marocain en pleine effervescence dont quasiment chacune des productions est une réussite.

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