Passages ★☆☆☆

Tomas (Franz Rogowski) est un réalisateur allemand qui achève à Paris le tournage de son dernier film. En couple avec Martin (Ben Whishaw), un imprimeur d’art, il a une liaison avec Agathe (Adèle Exarchopoulos), une – bien improbable – enseignante. Va-t-il quitter Martin pour Agathe ou former avec Agathe, qui leur donnera peut-être un enfant, et Martin, un trouple à l’équilibre toujours instable ?

Ira Sachs est un réalisateur américain à la solide filmographie, sorte de Woody Allen gay. Comme son illustre voisin, il a réalisé plusieurs films indépendants mettant en scène New-York et ses habitants si originaux. Comme son aîné, il vagabonde depuis quelques années en Europe. En 2019, il tourne au Portugal Frankie avec des acteurs français (Isabelle Huppert, Pascal Greggory), belge (Jérémie Rénier), britannique, irlandais (Brendan Gleeson), portugais, américain (Marisa Tomei, Greg Kinnear). Le casting de Passages est tout aussi cosmopolite avec son trio d’acteurs franco-anglo-allemand.

Le résultat n’est qu’en partie réussi. Franz Rogowski campe un réalisateur irascible et omnipotent, dans lequel on se demande quelle dose de masochisme Ira Sachs a mis de lui-même, qui rappelle les ogres fassbindériens pervers et manipulateurs. On se demande aussi lequel, de Martin ou d’Agathe, sera le plus blessé par les changements d’humeur de ce monstre d’égoïsme. Tomas alterne avec eux les enflammements les plus pressants et les rebuffades les plus cinglantes.

N’eût été le charme incandescent d’Adèle Exarchopoulos, face à qui je perds toute objectivité, et celui non moins troublant de Ben Whishaw, qui ébranlerait presque mon hétérosexualité tellement woke, ce film m’aurait été insupportable, comme m’ont été insupportables l’interprétation de Franz Rogowski, ses tenues de minet et sa diction chuintante.

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La Passagère (1963) ★★☆☆

Sur le paquebot transatlantique qui la ramène en Europe, Liza, une femme allemande, accompagnée de son mari américain Walter, croit reconnaître parmi les passagères Marta, détenue à Auschwitz. Cette brutale rencontre l’oblige à confesser à son mari la vérité qu’il ignore : Liza n’était pas détenue à Auschwitz, comme elle le lui avait prétendu, mais surveillante SS.

La Passagère est un film étonnant qui est ressorti dans quelques salles parisiennes près de soixante ans après sa projection à Cannes en mai 1964 et sa sortie en France. C’est l’adaptation d’un récit radiophonique autobiographique La Passagère de la cabine 45 enregistré en 1959 par Zofia Posmysz, une écrivaine et scénariste polonaise détenue au camp de concentration d’Auschwitz, puis de Ravensbrück.
C’est la dernière réalisation d’Andrzej Munk qui est mort dans un accident de voiture pendant le tournage en 1961. Son ami Witold Lesiewicz a choisi de ne pas terminer le film, mais de le présenter quasiment en l’état, dans une durée réduite d’une heure à peine. Les scènes sur le transatlantique sont uniquement composées de photos commentées par une voix off.

La Passagère est un jalon méconnu de l’historiographie de la Shoah dont on a coutume de dire, à tort, qu’elle était longtemps demeurée inconnue sinon tue après 1945. Nuit et Brouillard de Resnais en 1956 avait levé un tabou. Mais les années 60 et 70, avant le téléfilm Holocauste en 1977, Le Choix de Sophie en 1982 et surtout Shoah en 1985, le documentaire-choc de Claude Lanzmann, ne s’étaient guère emparées du sujet, certains cinéastes pointant du doigt, à tort ou à raison, « l’abjection » – le mot est de Rivette dans sa critique de Kapò de Pontecorvo en 1962 – à le filmer.

Sa forme inaboutie donne à La Passagère un goût étrange. Les passages sur le bateau ressemblent à un roman-photo, comme on n’en voit plus depuis des années. Les scènes dans le camp, dont certaines ont été tournées à l’intérieur même du camp d’Auschwitz, sont en même temps artificieuses – les lumières sont surexposées – et poignantes – on y voit des femmes nues et battues, des prisonnières malnutries travaillant dans la boue et le froid, des cohortes d’enfants, serrées de près par des nazis et leurs chiens, pénétrer dans les chambres à gaz dans les ouvertures desquelles deux SS glissent des galettes de Zyklon-B…

Son sujet l’est tout autant. On se demande si Liza, cette gardienne SS aux traits durs, est un monstre de cruauté ou si c’est à elle que Marta doit la vie sauve. Le couple formé par la gardienne et sa prisonnière annonce celui, malaisant, formé par Charlotte Rampling et Dirk Bogarde dans Portier de nuit en 1974. Paradoxalement, la forme inachevée de La Passagère garde à ce personnage une opacité que le film, mené à bien aurait eu le tort de lever.

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Au cimetière de la pellicule ★☆☆☆

Un jeune cinéaste guinéen, Thierno Souleymane Diallo, part, avec la bénédiction de sa mère, à la recherche d’un film disparu : Mouramani, un court-métrage de vingt-trois minutes, tourné en France en 1953 par Mamadou Touré et qui passe pour être le premier film africain. Sa quête est l’occasion d’un voyage à travers la Guinée, en brousse puis à Conakry, et jusqu’en France. Il y montre que le cinéma guinéen, qui fut jadis prospère, n’est plus qu’un champ de ruines : concurrencées par les cassettes vidéo et les DVD, les salles de cinéma sont désaffectées et, privés de toute subvention publique, les jeunes cinéastes guinéens en sont réduits à se former avec des caméras en papier.

Il est de règle que, dans un documentaire, le réalisateur s’efface devant son sujet. Il ne saurait apparaître à l’écran. Tout au plus, parfois, peut-il faire entendre sa voix dans les entretiens qu’il mène. Thierno Souleymane Diallo viole toutes ces règles en ce mettant en scène, pieds nus (pour symboliser son dépouillement, la perche à son plantée dans son sac à dos, la caméra vissée au cou, dans le long périple qu’il entreprend à travers son pays puis, après avoir revêtu un beau costume cravate mais toujours pieds, en France. Un peu Tintin, un peu Monsieur Hulot, il promène sa longue silhouette sur les routes pour mener une quête qu’on sait vouée à l’échec si on connaît déjà un peu l’histoire du cinéma africain et celle de Mouramani, chef d’œuvre définitivement perdu.

La ruine du cinéma a fait déjà l’objet de plusieurs films. Le plus populaire est incontestablement Cinema Paradiso. Plus près de nous, et bien moins célèbres, sont deux documentaires tournés respectivement au Soudan et en Afghanistan : Talking about Trees et Kabullywood.

Aussi sympathique soit-elle, la démarche de Thierno Souleymane Diallo a le défaut de ne pas nous apprendre grand-chose sur une réalité qu’hélas on connaît déjà.

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Cléo, Melvil et moi ★★★☆

La cinquantaine bien entamée, Arnaud Viard a passé le confinement à Paris, avec Cléo et Melvil, ses deux enfants. Il partage leur garde avec leur mère (Romane Bohringer) dont il est depuis peu séparé. Dans le sixième arrondissement désert, il rencontre Marianne, une séduisante pharmacienne.

J’ai eu le coup de foudre pour ce film minuscule, que ne diffuse qu’une poignée de salles presqu’exclusivement parisiennes et dont les lecteurs de cette critique me feront le reproche, après l’avoir lue, de ne pas pouvoir le voir près de chez eux.
J’avais déjà adoré son premier film, Clara et moi, son deuxième, ironiquement intitulé Arnaud fait son deuxième film, et son troisième, adapté d’un recueil de nouvelles d’Anna Gavalda, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part. Cet unanimisme est incontestablement le signe de ma subjectivité pour un réalisateur dont la vie ressemble à la mienne (provincial, issu de la classe moyenne, monté à Paris) et dont la sensibilité me touche.

En soixante-treize minutes à peine, Cléo Melvil et moi entrelace trois histoires. La première est une chronique heureuse du confinement. Cet événement que nous avons tous vécu et que nous n’oublierons jamais, peut-être l’événement collectif le plus traumatisant qu’il sera donné de vivre à notre génération, trop jeune pour avoir traversé la Seconde guerre mondiale et l’Occupation, risque fort d’inspirer le cinéma pendant des années. Je m’étonne d’ailleurs qu’à ce jour, aussi peu de films s’en soient nourris. Arnaud Viard en offre une vision paradoxalement apaisée, dépourvue de l’angoisse ou de l’impuissance qui lui sont souvent attachées. Il peint en noir et blanc un Paris désert et silencieux où le confinement offre à un vieux père l’occasion inespérée de passer du temps avec ses jeunes enfants. Les jeux qu’il partage avec ces deux petits monstres débordant d’énergie et sourds à toute discipline, les repas, les couchers – qui, à mes yeux de père mal aimant, auraient constitué la pire des épreuves – sont décrits avec beaucoup de tendresse et d’amour.

Le deuxième fil narratif est un retour en voix off sur l’enfance d’Arnaud, dans les 70ies, entre Lyon et Dijon. Il y évoque la figure surplombante de son père, un chirurgien passionné de football avec lequel on comprend qu’Arnaud a vécu une relation mêlant l’admiration et l’hostilité. Le père et son fils partageaient une passion commune pour le football et ont vibré ensemble devant l’incroyable remontada des Verts de Saint-Etienne devant le Dynamo de Kiev en 1976. La séquence video m’a mis les larmes aux yeux et m’a rappelé un autre souvenir inoubliable que je partage avec tous les enfants de ma génération : la demie-finale perdue face à l’Allemagne à Séville en juillet 1982.

Enfin, Cléo, Melvil et moi raconte une histoire d’amour : celle qui s’ébauche entre Arnaud Viard et Marianne Denicourt, qu’on avait découverte au cinéma au tournant des 90ies, notamment devant la caméra d’Arnaud Desplechin avec qui elle avait entretenu une liaison orageuse et qui, à cinquante ans passés, n’a rien perdu de son charme lumineux.

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Promenade à Cracovie ★☆☆☆

Deux documentaristes polonais ont voulu consacrer un film à Roman Polanski. En accord avec lui, ils ont opté pour un format original. Ils l’ont filmé arpentant les rues de Cracovie, la ville où il a passé son enfance. Et ils ne l’ont pas filmé seul, mais en compagnie de Ryszard Horowitz, un ami d’enfance qui est devenu un photographe américain célèbre.

Ce documentaire a fait polémique à sa sortie comme tout ce qui est associé de près comme de loin à Polanski depuis que les égéries féministes de #MeToo, Adèle Haenel en tête, en ont fait leur bouc émissaire. Ceux qui prennent la défense de Polanski se sont insurgés qu’il soit si mal distribué. Ils ont pris prétexte de sa déprogrammation dans une salle rouennaise pour crier à la censure. Or, personne n’a appelé à censurer Promenade à Cracovie – même si certains l’exercent de façon détournée sur le mode : « Je ne souhaite pas voir ce film qui met en vedette un homme toxique accusé de viol, mais je laisse chacun libre de le faire s’il le souhaite ».

Si l’on essaie d’oublier cette vaine polémique et si l’on s’intéresse uniquement à ce documentaire, que peut-on en dire ?

Ce qui m’a le plus marqué est bien trivial : c’est l’incroyable forme physique de Polanski qui fêtera ses quatre-vingts-dix ans le mois prochain et qui gambade insolemment en jeans et baskets, sans l’aide d’une canne, sur les pavés disjoints de la vieille ville de Cracovie. Même si son visage est raviné de rides, j’aimerais bien avoir sa femme à son âge !

La vie de Polanski pourrait faire l’objet d’un biopic …. que dis-je ?… d’une série, tant elle est riche en rebondissements : la petite enfance à Cracovie, le ghetto, la mort de la mère, gazée à Auschwitz, le retour miraculeux du père, survivant de Mauthausen, la formation à l’Ecole de cinéma de Łódź, les premiers succès, le départ à Paris, puis à Londres, la consécration hollywoodienne, l’assassinat ignoble de Sharon Tate, enceinte de huit mois de leur enfant, les accusations de viol en 1977 sur Samantha Gailey, son installation définitive à Paris, ses innombrables distinctions et surtout ses chefs d’oeuvre : Rosemary’s Baby, Tess, Le Pianiste, J’accuse

Promenade à Cracovie (intitulé en anglais Hometown) choisit de se concentrer sur l’enfance du jeune Roman. Pourquoi pas ? Elle est suffisamment riche, suffisamment dramatique pour nourrir un film. Le problème est que le procédé utilisé – la déambulation dans les rues de Cracovie où les deux protagonistes partent à la recherche des lieux de leur enfance et, quand ils les retrouvent, ne peuvent guère faire que le constat de leur altération – tourne à vide. On dirait parfois un long clip vidéo réalisé par l’Office de tourisme de Cracovie.

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Une nuit ★★★☆

Un soir, dans la ligne 6 bondée du métro parisien, une altercation éclate entre un homme et une femme projetés l’un contre l’autre. Quelques instants plus tard, les voici dans un photomaton le pantalon aux chevilles, sauvagement enlacés.

Le début d’Une nuit n’est pas très crédible. Il m’est arrivé quelque fois hélas d’échanger des noms d’oiseaux avec un passager d’un métro comble ; il ne m’est (hélas ?) jamais arrivé de baiser sauvagement avec lui (elle ?) dans le quart d’heure qui suivait dans un photomaton.

J’ai lu des critiques assassines d’Une nuit. Le plus cocasse était qu’elles lui reconnaissaient une circonstance atténuante : sa première scène. Aussi me suis-je dit au bout de dix minutes que ce film était bien mal parti, puisque le pire était à venir alors que le meilleur était déjà bien mauvais.
Et pourtant, à ma plus grande surprise et pour mon plus grand soulagement, j’ai apprécié ce film et ne hurlerai pas avec les loups. La raison en a été triple.

La première est que j’ai beaucoup aimé cette longue déambulation nocturne, qui m’en a rappelé d’autres (Before Sunrise avec Julie Delpy, Ouvert la nuit avec Edouard Baer…) et les paroles qu’y échangent les deux héros sur la vie, sur le couple, sur ce train-train qui nous englue et dont il faut avoir le courage de se secouer, sur ces remords dont on sait qu’ils valent mieux que les regrets des décisions qu’on n’a pas prises…. Sans doute, certains ralentis sont-ils maladroits. Sans doute la bande son au piano est-elle parfois envahissante. Mais, à mes yeux, ce sont des défauts véniels.

La deuxième est le choix des deux acteurs. J’ai depuis toujours les yeux de Chimène pour Alex Lutz que je trouve incroyablement séduisant et talentueux. J’ai adoré – et je me réjouis de ne pas avoir été le seul – Guy. J’ai autant aimé 5ième set qui a hélas eu moins de succès. Comme Michalik ou Beigbeder – dont je suis conscient qu’ils sont loin de faire l’unanimité – j’aime la façon dont Lutz se met en scène avec ce mélange d’égocentraisme et de sincérité qui me le rend attachant.
J’ai été aussi heureux de retrouver Karin Viard. Je l’adorais dans les 90ies dans ses premiers films : Les randonneurs, La Nouvelle Eve, Haut les coeurs !. J’ai trouvé ensuite qu’elle s’égarait dans des rôles répétitifs de mégère énervée à la voix de crécelle. Je la retrouve dans Une nuit comme je l’aimais avant, débarrassée des tics et des tocs qui encombraient inutilement son jeu.

La dernière raison de mon engouement est dans la conclusion de ce film. C’est déjà trop en dire qu’elle nous réserve une double surprise. La première n’en est qu’à moitié une. Plusieurs indices du film nous la laissaient pressentir. La seconde est franchement étonnante. Certains l’ont trouvée totalement improbable. Elle ne m’en a pas moins beaucoup ému.

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Les Filles d’Olfa ★★★★

Olfa, une mère tunisienne, a quatre filles. Les deux aînées, Ghofrane et Rahma, « ont été dévorées par le loup » annonce-t-elle mystérieusement. Les deux cadettes, Eya et Tayssir, belles comme le jour, vivent encore avec elles.
Pour raconter le fait divers qui, en 2016, en Tunisie, a conféré à Olfa une bien triste célébrité, Kaouther Ben Hamia adopte un parti pris original, à mi-chemin entre la réalité et la fiction. Sur le plateau du tournage où elle demande à Olfa et à ses deux cadettes de témoigner, elle convoque trois autres actrices : la star Hend Sabri (Noura rêve) suppléera Olfa dans les scènes les plus difficiles et deux jeunes comédiennes interprèteront les rôles de Ghofrane et de Rahma.

J’ai découvert Kaouther Ben Hania en 2014 avec Le Challat de Tunis, un étonnant « documenteur » prenant pour point de départ un mythique motocycliste qui terrorisait Tunis en balafrant de sa lame (« challat ») les fesses des femmes qu’il jugeait impudiques. Son deuxième film, La Belle et la Meute, m’avait autant enthousiasmé que le premier. Il s’inspirait lui aussi de faits réels pour raconter une fiction traumatisante : le chemin de croix d’une jeune femme victime d’un viol qui devait, pendant toute une nuit filmée quasiment en temps réel, devant les autorités chargées de la protéger, se défendre de l’accusation de l’avoir provoqué. Avec son troisième, elle devient santo subito l’une de mes réalisatrices préférées.

Car Les Filles d’Olfa raconte un sujet poignant dans une forme jamais vue.

Du sujet, il ne faudrait pas trop en dire. Je reproche au Monde et à Télérama de dévoiler dans leurs critiques les motifs de la disparition de Ghofrane et de Rahma. Je vous recommande de n’en rien savoir pour le découvrir seulement à la fin du film.

Tout ce qu’on peut en dire est que, comme dans Le Challat de Tunis et La Belle et la Meute, Kaouther Ben Hania prend à bras-le-corps des questions qui déchirent la Tunisie. Un pays qui, depuis la chute de Ben Ali en 2011, n’en finit pas de se débattre dans une succession de crises politiques (la démocratie encore fragile peine à s’affirmer face aux deux écueils de la montée de l’islamisme politique et du retour à une laïcité autoritaire), sociales (la pauvreté demeure lancinante et la jeunesse est privée de perspectives) et géopolitiques (la Libye s’est effondrée à ses portes) que le jeune cinéma tunisien documente avec une incroyable acuité : Ashkal de Youssef Chebbi, Sous les figues de Erige Sehiri, Harka de Lofty Nathan…

Kaouther Ben Hania nous montre que les femmes tunisiennes sont à la fois les actrices et les victimes de cette douloureuse évolution. Elle peint dans Les Filles d’Olfa un gynécée de cinq femmes dont la chaleureuse complicité ne doit pas nous abuser. On découvre bien vite qu’Olfa, sous ses dehors si avenants, n’est pas la victime impuissante du martyre de ses filles mais bien, en partie au moins, la responsable. On apprend progressivement – mais la formule est trop synthétique et trop caricaturalement clinique pour synthétiser une situation qu’il faut prendre le temps d’assimiler – qu’elle a exercé sur ses filles la violence qu’elle a elle-même subie, qu’elle reporte sur elles les traumatismes qu’elle a vécus, qu’à force de vouloir leur éviter de commettre les erreurs qui ont gâché sa vie, elle va leur en faire commettre de bien pires…

L’idée de génie est d’avoir fait jouer par un seul et unique acteur tous les personnages masculins qui auront croisé le chemin d’Olfa : le père de ses filles, un homme violent et alcoolique, l’amoureux qu’elle a après son divorce, dont elle ne prendra pas conscience qu’il profitera de sa crédulité pour abuser ses filles, le policier vers lequel Olfa se tourne quand elle n’a plus d’autres solutions… L’excellent Majd Mastoura renvoie d’ailleurs moins l’image d’une masculinité toxique que celle d’un patriarcat obtus.

Ces sujets, à eux seuls sont déjà passionnants. Mais c’est la façon dont les traite Kaouther Ben Hamia qui selon moi donne aux Filles d’Olfa un intérêt rarement vu. Kaouther Ben Hamia aurait pu tourner un documentaire classique, en intercalant parmi les témoignages d’Olfa et de ses deux cadettes, face caméra, des images d’archives et des photos tirées des albums de famille. On ne compte plus le nombre de documentaires qui utilisent ce procédé paresseux. À l’inverse, elle aurait pu prendre le parti de tout fictionnaliser en recrutant des actrices pour chacun des cinq rôles et en leur demandant de rejouer les épisodes de leurs vies. On sent d’ailleurs qu’elle a hésité entre ces deux options. Mais elle en choisit une troisième, intermédiaire et bigrement culottée, dont j’ai exposé l’économie au début de ce texte. Et elle décide non pas d’en montrer le résultat, mais une version là encore intermédiaire, qui tient autant du « making-off » que du film : on voit les scènes que les actrices professionnelles tournent avec les trois « vrais » personnages mais on voit aussi, on voit surtout, ces femmes préparer ces scènes en s’interrogeant sur les motivations et les ressorts profonds des personnages qu’elles jouent ou qu’elles sont.

Je ne sais pas dans quelle mesure cet artifice a été pensé. Pour le dire autrement, je ne sais pas si la réalisatrice avait tourné les scènes de « making-off » en sachant par avance qu’elles feraient partie du film. J’ai tendance à penser que oui. Pour autant, je ne lui reproche aucun machiavélisme. Je trouve au contraire le résultat stupéfiant qui nous montre une sorte de procédé cathartique où la mère et ses deux cadettes, en rejouant les passages les plus traumatisants de leurs vies, en se confrontant aux doubles de Ghofrane et de Rahma, exorcisent leur passé devant nos yeux ébahis.

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Love Life ★☆☆☆

Taeko, son fils Keita et son époux Jiro forment en apparence une famille sans histoire. Mais le couple a ses secrets : Keita est le fils que Taeko a eu d’une précédente union et que Jiro, sous la pression de ses parents qui n’ont jamais admis qu’il ait quitté la fiancée qui lui était promise pour épouser Taeko, n’a toujours pas accepté d’adopter. Un accident dramatique va faire resurgir ce passé enfoui.

Kōji Fukada fait partie, avec Ryūsuke Hamaguchi (Senses, Asako I & II, Drive my Car) ou Yukiko Sode (Aristocrats), de cette jeune génération de réalisateurs japonais qui ont déboulé dans les festivals internationaux depuis quelques années, dans la foulée de leurs aînés Hirokazu Kore-eda (The Third MurderUne affaire de familleLa Vérité) ou Kiyoshi Kurosawa (CreepyAvant que nous disparaissionsInvasion). J’ai vu quasiment tous ses films et les ai scrupuleusement critiqués dans mon blog depuis qu’ils sont sortis ou ressortis en France : Hospitalité (2010), Sayonara (2015), Harmonium (2016), L’Infirmière (2019) et enfin le diptyque Suis-moi je te fuis, Fuis-moi, je te suis l’an dernier. Mais la vérité m’oblige à dire que je ne les ai guère aimés. Pourquoi ? Parce que j’en trouvais souvent le scénario trop chargé et pas assez crédible.

C’est le même reproche que j’adresserais à ce Love Life qu’une critique élogieuse a fini par me convaincre d’aller voir, fût-ce avec retard, quelques semaines après sa sortie le 14 juin. Ses rebondissements, loin de me clouer sur mon fauteuil, m’ont semblé passablement capillotractés, par exemple le passé de Park que son retour en Corée nous révèle (j’en ai déjà peut-être trop dit). Comme aux autres films de Fukada, je lui fais le grief d’une écriture scénaristique bizarrement organisée qui conviendrait mieux, selon nos critères occidentaux, au rythme d’une mini-série qu’à celui d’un film.
Mais, plus grave encore, je lui reproche le manque de psychologie de ses personnages qui traversent toujours des épisodes émotionnels traumatisants mais dont jamais on ne ressent la profondeur.

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Vers un avenir radieux ★★★☆

Giovanni (Nanni Moretti dans son propre rôle) est un réalisateur italien reconnu mais vieillissant dont l’avenir est de moins en moins radieux. Le film qu’il tourne à grands frais sur un épisode de l’histoire italienne qui lui tient à cœur – la réaction du PCI de Togliatti à l’insurrection hongroise de 1956 et à sa répression par les chars russes – subit bien des déboires, à cause des foucades de son actrice principale (Barbara Bobulova) et de la déconfiture de son producteur français (Mathieu Amalric), l’obligeant à une démarche humiliante auprès des producteurs de Netflix (survendue comme la séquence la plus drôle du film mais déjà largement éventée par la bande-annonce). Sa femme (Margherita Buy), la productrice de tous ses films, produit parallèlement le thriller sans âme d’un jeune réalisateur italien surcôté et s’apprête à le quitter. Sa fille, qui compose la musique de ses films, a grandi et refuse de se plier aux rites familiaux auxquels son père est tant attaché ; elle est sur le point de déserter le nid familial pour épouser un barbon polonais qui a bien trois fois son âge.

J’ai lu beaucoup de critiques élogieuses du seizième film de Nanni Moretti et d’autres qui l’étaient beaucoup moins. Je me suis paradoxalement reconnu dans toutes.
J’admets volontiers qu’on puisse ne pas aimer Vers un avenir radieux, qu’on puisse reprocher à son réalisateur, vieillissant et bougonnant, son égocentrisme et à son scénario gentiment prévisible sa paresse. Pour qui n’a jamais vu de film de Nanni Moretti, cette première confrontation est sans doute déroutante sinon décevante, donnant l’impression de faire irruption dans une réunion de famille à laquelle on n’a pas été dûment invité.

Mais, pour les vieux cinéphiles comme moi dont la quasi-totalité de la vie adulte a été bercée, à intervalles réguliers, par les films de Moretti (je l’ai découvert en 1994 seulement avec Caro Diario et ai eu besoin de quelques séances de rattrapage pour découvrir Sogni d’Oro, Bianca et La messe est finie), retrouver le maestro à la sortie de chacun de ses films, comme pour ceux de Woody Allen, a le parfum d’une fidélité nostalgique.

Il ne faudrait pas déduire de la (trop) longue phrase qui précède que la seule qualité de Vers un avenir radieux soit d’ajouter une nouvelle ligne à la riche filmographie de son réalisateur.
Sa principale qualité me semble-t-il est l’auto-dérision dont Nanni Moretti sait faire preuve. Faute avouée, dit-on, est à moitié pardonnée. Nanni Moretti est incontestablement égocentrique. Mais il l’est d’une façon très particulière. Son personnage – dont on se demande la part d’autobiographie qu’il recèle – n’est pas unanimement sympathique. Son aveuglement n’a d’égal que son orgueil. Sa diction est volontiers sentencieuse. Ce vieux beau, toujours élégamment mis, s’écoute parler… et ne tient pas toujours des propos lumineux. Même la trottinette qui a remplacé le scooter mythique de Caro Diario sent un peu trop son boomer. Il faut, me semble-t-il, un sacré culot pour écrire un tel rôle et pour le jouer.

On pourrait reprocher à Nanni Moretti de cabotiner. Les yeux interloqués qu’il roule, les silences qu’il oppose aux situations qui le sidèrent sont les mêmes que ceux qu’il avait dans ses films précédents. Mais là encore, le vieux cinéphile que je suis trouve un plaisir nostalgique à les retrouver, de film en film (on me dira – et on aura raison – que je ne prends pas le même plaisir à retrouver Isabelle Huppert de film en film). Le plaisir manifeste qu’il a pris à tourner les deux dernières séquences est tellement contagieux qu’on sort de la salle revigoré et rajeuni.

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Coeur errant ★☆☆☆

Santiago, la quarantaine, est un homme qui vit au rythme de ses passions. Après avoir longtemps été en couple avec Luis, il a adopté un mode de vie chaotique, entre drogue et alcool, passant des bras d’un amant à un autre, au détriment de sa fille Laila, qui vient d’achever ses études secondaires et qui réclame de lui l’attention et l’amour qu’il ne lui donne guère.

Coeur errant est un film argentin dont le héros (Leonardo Sbaraglia découvert chez Almodovar) est un quadra immature, incapable de se fixer sentimentalement et d’assumer son rôle de père. Très vite Coeur errant brosse les contours de la psychologie de ce personnage dont on comprend la contradiction qui le caractérise : d’un côté ce déséquilibre sentimental qui le pousse à tous les excès, de l’autre cette enfant pour laquelle il aimerait être un meilleur père. Mais son scénario, trop statique, malgré une échappée belle au Brésil pendant les fêtes de Nouvel An, qu’on passe dans l’hémisphère Sud au bord de la mer pour fuir la canicule, ne fait pas bouger son héros d’un pouce.

Le film n’avance pas, ne va nulle part et tourne en rond. Seule timide consolation : les spectateurs – et les spectatrices – les plus avertis se réjouiront du spectacle de nombreux garçons dénudés qui s’embrassent à bouche que veux-tu en bande (si j’ose dire) organisée. Que les autres ne s’en offusquent pas : la commission de classification a jugé le tout suffisamment inoffensif pour l’autoriser à tous les publics sans restriction d’âge.

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