Divorce à l’italienne (1961) ★★★☆

Le baron Ferdinando Cefalù (Marcello Mastroianni) n’est pas heureux en mariage avec Rosalia (Daniela Rocca), une matrone hommasse. Il n’a d’yeux que pour sa jeune cousine, la virginale Angela (Stefania Sandrelli). Mais, dans l’Italie de l’époque, le divorce lui est interdit. Pour épouser Angela, il conçoit un plan machiavélique : pousser Rosalia dans les bras d’un autre homme, surprendre le couple adultère, tuer l’amant et n’écoper que d’une peine légère au titre d’un crime d’honneur.

Après le néo-réalisme dans les années 40, Cinecittà, qui à l’époque connaissait une vitalité qu’il a depuis perdue, donnait naissance à un genre nouveau qui fit florès : la comédie à l’italienne. Après avoir décrit les problèmes sociaux qui traversent la société italienne avec noirceur, la comédie italienne préfère en rire, Son plus grand maître, aujourd’hui passablement oublié, fut Mario Monicelli qui fit tourner la star Totò et signa, en 1958, Le Pigeon avec Vittorio Gassman. Les grands maîtres de la comédie italienne, de plus en plus grinçante dans sa critique de la société italienne des années 70, de son conservatisme, de son hypocrisie, du fossé grandissant qui séparait les plus riches des plus pauvres, furent De Sica, Comencini, Risi.

Pietro Germi a été éclipsé par ces grands noms. Il a pourtant signé quelques comédies délicieuses dans les années 60, qui se moquaient gentiment de l’hypocrisie sexuelle des Italiens, qui faisaient encore mine de respecter les dogmes de l’Eglise catholique, tout en enchaînant en cachette les aventures.

Divorce à l’italienne est un film tout entier construit autour de son acteur principal. Marcello Mastroianni tourne alors depuis quinze ans. Il a atteint la célébrité grâce à son rôle dans Nuits blanches (1957) de Visconti, mais plus encore grâce à Dolce Vita (1960) de Fellini qui assoit son statut de latin lover, en Italie et à l’étranger. Une scène de Divorce à l’italienne se déroule d’ailleurs dans un cinéma où est projeté le film de Fellini devant une audience qui s’enflamme à chaque apparition d’Anita Ekberg.
Il est irrésistible, dans le registre de l’auto-dérision. Sans doute en fait-il beaucoup trop – alors qu’il sait fort bien avoir une interprétation plus retenue comme dans La Nuit (1961) d’Antonioni ou L’Etranger (1967) de Visconti. Mais on le lui pardonne volontiers.

Le scénario de Divorce à l’italienne n’est guère crédible. Mais peu importe. Il est d’une joyeuse immoralité et d’une communicative drôlerie, jusqu’à son ultime plan. Il est en phase avec une société en pleine évolution, qui s’échappe de la bigoterie pour plonger avec gourmandise dans la modernité, comme l’a montré l’Enquête sur la sexualité (1964) de Pasolini.

La bande-annonce

Rouge Midi (1985) ★★☆☆

Rouge Midi raconte l’histoire d’une famille italienne arrivée par le train à L’Estaque dans la banlieue de Marseille dans les années vingt et de sa descendance sur quatre générations. Leur fille Maggiorina (Ariane Ascaride), employée à la cimenterie, rencontrera Jérôme (Gérard Meylan), un chauffeur de maître, et traversera avec lui le Front populaire et l’Occupation. Leur ami Mindou, secrètement épris de Maggiorina, est proxénète et a mis sur le trottoir Ginette en lui faisant miroiter une carrière d’artiste. Maggiorina et Jérôme ont deux enfants, Marie et Pierre qui grandiront pendant les Trente Glorieuses. Pierre fait des études et aura un fils, Sauveur (Gérard Meylan encore lui), qui, devenu adulte, hésite à quitter Marseille.

Une rétrospective est consacrée cette semaine à la Filmothèque du Quartier latin à Robert Guédiguian qui viendra chaque soir présenter ses films. C’est l’occasion de voir ou de revoir quelques pépites rares comme ce film-ci, son deuxième, tourné en 1984 et sorti l’année suivante. Ariane Ascaride n’avait pas trente ans et Gérard Meylan avait le même âge. Depuis quarante ans, on les a vus vieillir et c’est avec une réelle émotion qu’on les revoit si jeunes.

Rouge Midi est un film d’une étonnante ambition pour un réalisateur encore si inexpérimenté. Il s’agit de brosser l’histoire d’une famille marseillaise sur quatre générations des années vingt aux années quatre-vingts. On sent percer les deux arguments ô combien politiques de cette fresque : Marseille est une terre d’immigration qui s’est enrichie de l’apport de ces nouveaux venus, l’histoire de la cité phocéenne est celle des luttes syndicales qu’elle a vécues.

Robert Guédiguian plonge dans ses souvenirs comme Fellini dans Amarcord en ressuscitant le vieux Marseille de ses parents ou celui qu’il a connu, tout gamin, dans les années cinquante. Comme la totalité des films qu’il tournera ensuite, Rouge Midi est une déclaration d’amour à sa ville natale.

La limite de ce film est son manque de moyens. Pour tourner pareille fresque, qui aurait peut-être été plus adaptée au format d’une série, il aurait fallu un budget autrement plus important qui aurait permis des reconstitutions plus impressionnantes que celles, bien amateuristes, qu’on nous donne à voir. On aimerait sentir le grand vent de l’Histoire, les grèves du Front populaire, la débâcle de l’Occupation, la liesse de la Libération ; mais hélas, on ne voit rien de tout cela et on se limite bien vite à une succession de saynètes intimistes dans lesquelles, faute de transitions et de repères chronologiques, on finit par se perdre.

Un extrait

Daguerréotypes (1975) ★★★☆

Agnès Varda a un jour raconté que le périmètre de ce film a été décidé par la longueur du câble de sa caméra branchée chez elle, rue Daguerre, dans le 14ème arrondissement parisien. Avec une équipe technique réduite au minimum, elle filme les commerçants de son bout de rue et le spectacle bon enfant qu’y donne un magicien.

Daguerréotypes : le titre est à lui seul un jeu de mots. Daguerre est l’inventeur de la photographie. Daguerréotype est l’anthroponyme, tombé en désuétude, qui désignait les premières photographies. Le titre fait par ailleurs référence à la rue Daguerre où habitaient la réalisatrice, son mari Jacques Demy, sa fille Rosalie (qu’on voit dans une scène acheter du parfum) et son bébé Mathieu qui venait de naître.

Daguerréotypes vaut d’abord pour le témoignage historique et sociologique qu’il laisse d’un Paris aujourd’hui disparu. Agnès Varda en avait d’ailleurs conscience qui écrit : « ce sont des archives pour les archéo-sociologues de l’an 2975 ». On y voit des métiers aujourd’hui disparus : le droguiste, le quincailler, le vendeur de couleurs, le réparateur d’horloges…. Le boulanger cuit son pain en plein Paris dans un fournil à bois. Le moniteur d’auto-école y donne ses leçons dans une Simca 1000. On y décharge les bouteilles de Butagaz.
Ce qui frappe, ce sont les accents régionaux, qui restent très forts chez ces provinciaux qui, pour la plupart, viennent de l’Ouest de la France (l’épicier est néanmoins marocain et le droguiste arménien) et sont installés à Paris depuis des décennies. Le travail, on le fait en couple : le boucher et la bouchère, le coiffeur (Yves !) et la coiffeuse, le boulanger et la boulangère.

Mais Daguerréotypes vaut surtout par le regard empathique qu’il porte sur ces petites gens. Si Agnès Varda a atteint une telle célébrité, au point d’être canonisée santo subito à sa mort à quatre-vingt-dix ans en 2019, c’est parce que son cinéma avait une vertu rare : la bienveillance. C’est pour cela que Daguerréotypes qui est si daté n’a pas pris une ride : sa bienveillance est furieusement dans l’air de notre temps.

La bande-annonce

High School (1968) ★★★☆

En 1968, un an après Titicut Follies, dont la sortie est retardée par d’interminables disputes judiciaires, Frederick Wiseman tourne son deuxième documentaire dans un lycée de la banlieue middle class de Philadelphie.

Sa méthode est déjà en place et ne variera plus : pas d’interviews, pas de voix off, pas de musique, un tournage rapide (High School a été tourné en moins d’un mois) en immersion complète, une équipe technique réduite au minimum (Wiseman assure lui-même la prise de son et guide son cadreur en lui murmurant à l’oreille ses consignes) et un long travail de montage à partir de la montagne de rushes accumulés.

Tout en se défendant de toute ambition sociologique, Wiseman entreprend de dresser le portrait de l’Amérique de son temps en racontant chacune de ses institutions : l’hôpital (Titicut Follies, Hospital), l’école (High School), la police (Law and Order), la justice (Juvenile Court), l’aide sociale (Welfare)…. Son tout premier film était clairement militant : avec Titicut Folies, Wiseman entendait dénoncer les maltraitances commises dans les hôpitaux psychiatriques. À partir de son deuxième, Wiseman est moins partisan même si son regard n’en demeure pas moins aiguisé.

Wiseman nous laisse le choix. C’est peut-être l’une des plus grandes vertus de ses documentaires. Il ne développe pas une thèse, ne défend pas un point de vue. Il nous montre ce qu’il y a à voir, avec la plus grande honnêteté intellectuelle possible. Si Wiseman avait voulu signer un documentaire à charge et faire du lycée qu’il filme le bastion d’un patriarcat toujours dominant, il aurait monté son film autrement. Il ne l’aurait pas conclu par le long discours de sa directrice, véritable ode à la méritocratie et à l’égalité des chances.

Il choisit de poser sa caméra dans un lycée mixte. On est à la fin des années 60 ; mais on est bien loin des campus hippies de Californie. Une morale stricte prévaut encore, imposée par un corps enseignant qui porte la cravate pour les hommes, le tailleur strict pour les femmes. Certains enseignants sont plus jeunes. Ce sont les plus libéraux : l’un cite « L’Autre Amérique » de Michael Harrington dans son cours de sociologie, l’une fait écouter à ses élèves en cours de littérature une chanson de Simon & Garfunkel.

Dans ce lycée si emblématique de l’Amérique middle class, les archétypes ont la vie dure. Les filles suivent des cours de cuisine et de couture – même si on y voit aussi quelques garçons. Les mini-jupes, les robes trop moulantes leur sont interdites. Une professeure leur donne des conseils de maintien et décoche aux filles les plus disgracieuses des remarques peu amènes qui lui vaudraient aujourd’hui une exclusion de l’Education nationale et la vindicte des réseaux sociaux.
Un gynécologue vient répondre aux questions des élèves, dont l’hilarité cache mal le trouble. Sans doute une telle intervention n’aurait-elle pas été concevable quelques années plus tôt. Qu’un cours d’éducation sexuelle soit dispensé à ces adolescents montre que l’enseignement qu’ils reçoivent n’est pas si rétrograde. Les propos qu’il tient n’en sont pas moins malaisants, qu’on ne tiendrait plus aujourd’hui.

La bande-annonce

Bernie (2011) ★★☆☆

La petite ville de Carthage, dans l’est du Texas, a connu dans les années 90 un fait divers retentissant : Bernie Tiede (Jack Black), directeur adjoint de l’entreprise de pompes funèbres municipale, un homme charmant adoré de la communauté, a assassiné Marjorie Nugent (Shirley McLaine), une riche veuve acariâtre dont il partageait depuis quelque temps la vie.
Richard Linklater, le réalisateur de Boyhood, l’un de mes films préférés de la dernière décennie, a construit un film original à mi-chemin de la fiction et du documentaire. Il a demandé à des acteurs professionnels d’interpréter les rôles des différents protagonistes. Il a notamment confié à Matthew McConaughey le procureur bas du front chargé d’incriminer Bernie. Mais il a parallèlement recueilli le témoignage des habitants de Carthage, unanimement favorables à Bernie et enclins à le disculper.

Le résultat est désopilant. Il l’est d’abord à cause de la profession de Bernie, qui donne lieu à quelques scènes délicieusement malaisantes, comme la première où on le voit expliquer devant des étudiants en thanatopraxie les secrets de son art. Il l’est ensuite dans la relation qu’il noue avec l’horrible Marjorie, incarnée par Shirley McLaine qui a le défaut de ne pas être suffisamment antipathique pour un tel rôle à la Bette Davis ou à la Tsilla Chelton (Tatie Danielle). Il l’est enfin par sa morale, ou plutôt par son absence de morale : difficile de ne pas prendre fait et cause pour ce brave bougre de Bernie et ne pas espérer qu’il soit innocenté du crime pourtant sordide qu’il a commis.

Le problème de Bernie est qu’il tient tout entier dans le résumé que je viens d’en faire. Richard Linklater aurait pu souligner les ambiguïtés du personnage : Bernie n’a-t-il pas séduit Majorie pour mettre la main sur sa richesse ? n’avait-il pas prémédité son crime ? Séduit par son personnage, convaincu de sa candeur, le film ne creuse pas ces pistes qui, crédibles ou pas, auraient donné plus de profondeur à une histoire finalement trop lisse.

La bande-annonce

Les Musiciens de Gion (1953) ★★★☆

Eiko est une jeune orpheline, dont la mère, une ancienne geisha, vient de mourir et dont le père, perclus de dettes, ne peut subvenir à l’éducation. Aussi demande-t-elle à Miyoharu de la former au métier de geisha. Pour ce faire, Miyoharu doit s’endetter auprès de Okimi, la riche propriétaire d’une maison de thé. En échange, une fois EIko formée, Okimi exige des deux femmes qu’elles cèdent aux avances de deux clients, un businessman et un haut fonctionnaire. Eiko s’y refuse et blesse l’homme d’affaires qui était sur le point de la violer. Cet incident ulcère Okimi qui retire aux deux geishas tous leurs engagements.

Kenji Mizoguchi est un des plus grands réalisateurs japonais. Décédé à 58 ans à peine, il a laissé une œuvre immense dont beaucoup de films ont été perdus. Sa carrière débute dès les années 20. L’essentiel de sa production, pléthorique, est constituée de films muets. Mais si Mizoguchi a atteint la célébrité, c’est grâce à la dizaine de films qu’il signe au début des années 50 : Les Contes de la lune vague après la pluie, La Rue de la honte, Les Amants sacrifiés

Les Musiciens de Gion est le remake d’un film qu’il avait tourné en 1933. D’une grande brièveté, d’une grande simplicité, il a pour héroïnes deux geishas. La plus jeune des deux fait ses premiers pas, dans cet univers codifié et fantasmé, sous la férule de la seconde plus âgée. Mizoguchi a toujours été fasciné par ce milieu, source de bien des fantasmes et de contresens. Les geishas n’étaient pas en effet, comme l’Occident l’imagine, des prostituées qui vendaient leur corps, mais des dames de compagnie recherchées pour leur conversation et leur grâce. Pour autant, elles devaient souvent se placer sous la protection d’un tuteur qui parfois exerçait sur elles son droit de cuissage.

Les Musiciens de Gion ressemble par son économie de moyens et sa cruauté à une nouvelle de Maupassant. La jeune Eiko y rencontre les limites posées à la condition féminine. Elle y fait également l’expérience de la sororité, avant que le concept devienne galvaudé.

Il n’y a aucune longueur, aucun temps mort dans une mise en scène parfaitement agencée. Le noir et blanc est d’une élégance intemporelle. Les cadrages annoncent ceux d’Ozu, au ras du tatami, avec des personnages souvent filmés à travers une ouverture, dans un arrière-plan étudié.

La bande-annonce

L’Inhumaine (1924) ★★★☆

Claire Lescot, une cantatrice adulée, repousse tous les hommes qui lui font la cour. Sa froideur désespère l’un de ses sigisbées, le savant Einar Norsen, qui, fou d’amour , après une ultime rebuffade, précipite son bolide dans la Seine. Son suicide fait scandale. D’autant que le lendemain, Claire Lescot devant une foule haineuse, se produit au théâtre des Champs-Elysées dans un récital que la décence aurait dû la convaincre d’annuler.

L’Inhumaine est un des chefs d’oeuvre du cinéma muet, magnifiquement restauré en 2015. Il vaut surtout pour ses décors futuristes réalisés par l’architecte Robert Mallet-Stevens et par le peintre Fernand Léger dont on reconnaît le goût pour les volumes géométriques et les machines vrombissantes.

Son rôle principal est tenu par Georgette Leblanc, la sœur du célèbre romancier Maurice Leblanc (créateur d’Arsène Lupin) et la compagne de Maurice Maeterlinck. Forte tête, elle avait fait fortune aux Etats-Unis et accepté de financer une partie du film à condition d’en être la tête d’affiche, quand bien même elle n’avait plus l’âge du rôle, ni le physique. Elle fait penser à Sarah Bernhardt.

L’Inhumaine était projeté à la Fondation Seydoux devant la Société des amis de Balzac. Un débat suivait la projection durant lequel la présidente de cette société savante, Anne-Marie Baron, défendait une thèse inédite : L’Inhumaine serait une adaptation de La Peau de chagrin auquel il emprunte il est vrai plusieurs traits.
Je ne suis pas suffisamment versé dans Balzac pour discuter cette thèse. J’ai été impressionné par le modernisme d’une oeuvre qui vient de célébrer son premier siècle. On y voit des bolides, des machines, un savant qui, comme le Dr Frankenstein ou comme Rotwang dans Metropolis croit avoir découvert le secret de la vie. Plus que la référence à Balzac, c’est cette thématique qui m’a frappé. On la retrouve dans tous ces chefs d’oeuvre des années vingt : la science prométhéenne, son progrès inéluctable qui lui permet de défier le pouvoir des dieux et de repousser la fatalité de la mort, voire de créer la vie.

Un extrait

Le Rebelle (1949) ★☆☆☆

Howard Roark (Gary Cooper) est un architecte avant-gardiste surdoué. Son individualisme forcené, son refus de tout compromis compliquent ses relations avec ses donneurs d’ordre, à la différence de son camarade d’université, Peter Keating dont le carnet de commande ne désemplit pas. Howard Roark réussit néanmoins à s’associer à un vieil architecte non-conformiste qu’une campagne de presse menée par le quotidien The Banner accule à la faillite.
Dominic Francon (Patricia Neal) est journaliste à The Banner. Elle y signe des critiques d’architecture et s’y oppose au chef de la section, Ellsworth Toohey, plus sensible qu’elle à l’air du temps et aux goûts du vulgaire. Son patron, Gail Wynand (Raymond Massey), un homme sans scrupule qui a construit un empire à partir de rien, s’entiche d’elle et en fait sa femme. Mais Dominic Francon est secrètement amoureuse de Howard Roark. Elle ira même jusqu’à devenir sa complice lorsqu’il dynamite un projet d’immeubles défigurés par les modifications apportées par les promoteurs à ses plans. Lors du procès qui le mettra en cause, Howard Roark prononcera un plaidoyer vibrant pour ses valeurs.

Si Le Rebelle est ressorti en salles, c’est à cause de The Brutalist. Cette autobiographie déguisée de Frank Lloyd Wright l’a en effet inspiré. Il a comme lui pour héros un architecte qui réalise des immeubles modernistes et fonctionnels d’une simplicité qui rompt avec le style néo-classique qui était à la mode à New York dans la première moitié du vingtième siècle. Comme The Brutalist et peut-être même plus que lui, Le Rebelle est l’occasion de voir de sublimes réalisations architecturales, des esquisses, des maquettes et même des immeubles. J’ai été frappé, vers le milieu du film, par le superbe escalier intérieur de l’immeuble Enright.

Mais Le Rebelle est avant tout l’adaptation d’un roman d’Ayn Rand. Alice O’Connor, née Alisa Zinovyevna Rosenbaum à Saint-Petersbourg en 1905, quitta l’URSS en 1926 et n’y revint jamais. La publication de The Fountainhead (en français La Source vive) en 1943 lui valut une immense célébrité. Hollywood en acheta les droits et King Vidor en signa l’adaptation sous le titre plus explicite du Rebelle.

Figure de l’anti-communisme, Ayn Rand prône un individualisme radical et un « égoïsme rationnel ». Pour elle, la société est une construction artificielle, instrumentalisée par une minorité. Seuls comptent l’individu, son éthique, son mérite et sa réussite.

Regarder Le Rebelle aujourd’hui est une expérience troublante. Son noir et blanc, ses acteurs hollywoodiens, ses personnages si archétypiques (Roark incarne l’intransigeance, Toohey la démagogie, Wynand l’ilusion de toute-puissance….) rappellent les grands films des années quarante. Mais son idéologie est aux antipodes de l’humanisme d’un Capra, d’un Ford, d’un Lubitsch. Le mot démocratie n’est jamais prononcé. La notion même de corps social est battue en brèche. Seul l’individu existe dont la force de conviction est glorifiée : avoir raison contre tout le monde est la seule chose qui semble compter.

Cette morale profondément individualiste et, si on osait dire, trumpienne crée un malaise. Elle résonne douloureusement avec notre époque : comment vouer un tel culte à l’individu, aussi génial soit-il ?  comment tourner le dos à la société, aux besoins des plus fragiles et au vivre-ensemble ? Entre l’hyperindividualisme libertarien prôné par Ayn Rand et le collectivisme honni, l’après-guerre a su dessiner une voie plus modérée et plus efficiente : la social-démocratie.

Je suis curieux de l’écho que ce roman et ce film ont eu à leur sortie : 1943 pour le livre, 1949 pour le film. En 1943, les Etats-Unis entrent en guerre contre l’Allemagne hitlérienne au nom du droit universel à l’auto-détermination, à la sécurité et au développement économique, alors qu’Ayn Rand fait l’apologie de l’individualisme et du surhomme nietzschéen. En 1949 commence la Guerre froide alors que le film de King Vidor, tourné dans des décors futuristes qui rappellent l’expressionnisme russe, se termine par un plan en contre-plongée de Gary Cooper filmé comme un héros stakhanoviste.

La bande-annonce

Quatre Nuits d’un rêveur (1971) ☆☆☆☆

Jacques est un peintre solitaire prompt à s’enflammer au contact des jeunes femmes qu’il croise lors de ses longues errances parisiennes. Une nuit, alors qu’il traverse le Pont-Neuf, il croise Marthe et la sauve de la noyade. Elle lui raconte son histoire et le désespoir dans lequel l’a plongée la disparition de son amant. Jacques s’éprend de Marthe et entend vibrer sa voix dans tous les bruits du monde.

Robert Bresson est, sans doute possible, l’un des plus grands réalisateurs du siècle dernier. Il a signé des chefs d’oeuvre : Les Dames du bois de Boulogne, Le Journal d’un curé de campagne, fiévreuse adaptation du fiévreux roman de Bernanos à l’excipit célèbre : « Tout n’est que grâce »), Un condamné à mort s’est échappé (que j’avais vu en 1993 au festival du film d’Histoire de Pessac et qui m’avait marqué durablement), Procès de Jeanne d’Arc (que j’ai revu aux 3 Luxembourg assis à côté de Jeanne Delay), Au hasard Balthazar (qui m’avait fait découvrir l’oeuvre littéraire de Anne Wiazemsky), Mouchette….

On se demande pourquoi ressort en ce pâle mois de février 2025 l’un de ses films les moins connus.
Après Pickpocket et Une femme douce, Bresson adapte une nouvelle fois Dostoïevski. Quelques années avant lui, Visconti s’était déjà inspiré de la même nouvelle, confiant à Marcello Mastroianni le rôle joué ici par Guillaume des Forêts (un bel inconnu dont ce fut le seul rôle au cinéma).

Le film est d’un romantisme échevelé. Il met en scène deux jeunes gens solitaires et passionnés. C’est l’histoire d’un amour impossible et l’illustration de la théorie stendhalienne de la cristallisation amoureuse.

Son hiératisme un peu démodé m’avait déjà tenu à distance des Nuits Blanches de Visconti. S’ajoute ici le non-jeu revendiqué des acteurs de Bresson, ses « modèles » à la voix blanche, dénués d’expression. Je conçois qu’on puisse crier au chef d’oeuvre. Mais hélas, je suis passé à côté….

La bande-annonce

Le Miroir aux alouettes (1965) ★★★☆

En 1942, dans la Slovaquie occupée, Tono, un honnête menuisier, accepte sous la pression de sa femme qui le pousse à s’élever, le mandat que lui confie son beau-frère, chef de la milice locale : en vertu des nouvelles lois d’aryanisation, il prend en gérance la mercerie d’une vieille Juive, Mme Lautmannova. mais la vieille femme, sourde et à moitié sénile, se trompe sur les intentions de Tono. Elle le prend pour son apprenti et le traite comme tel. Tono renonce à rétablir la vérité. Commence entre la mercière et le menuisier une relation qui se fracassera sur l’ordre de déportation de tous les Juifs du village.

Le Miroir aux alouettes joue sur deux registres. Le premier est dramatique. Pour les deux réalisateurs Ján Kadár et Elmar Klos, il s’agit tout à la fois d’évoquer le sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et la passivité des citoyens « ordinaires » qui n’ont rien fait pour empêcher leur extermination. Le second est comique. Dans un registre qui rappelle la comédie italienne, voire La vie est belle trente ans plus tard, le scénario raconte un quiproquo et en tire le meilleur parti jusqu’au dénouement, glaçant.

Le Miroir aux alouettes constitue un film marquant dans l’histoire du cinéma tchécoslovaque. C’est le premier film tchèque en compétition à Cannes, le premier à décrocher l’Oscar du meilleur film étranger. Il annonce la Nouvelle Vague tchèque et les films de Miloš Forman et de Jiří Menzel.

C’est aussi un jalon marquant dans la cinématographie de la Shoah. Certes, Nuit et Brouillard de Resnais en 1956 avait levé un tabou. Mais les années 60 et 70, avant le téléfilm Holocauste en 1977, Le Choix de Sophie en 1982 et surtout Shoah en 1985, le documentaire-choc de Claude Lanzmann, ne s’étaient guère emparées du sujet, certains cinéastes pointant du doigt, à tort ou à raison, « l’abjection » – le mot est de Rivette dans sa critique de Kapò de Pontecorvo en 1962 – à le filmer.
Le Miroir aux alouettes ne filme pas les camps de la mort. Il ne filme pas non plus la déportation des Juifs, sinon à l’arrière-plan de la scène finale. Il a comme sujet un homme « ordinaire », comme Lacombe Lucien ou Monsieur Klein, et, loin du piège sentimental du « héros solitaire », dans lequel beaucoup de films sur la guerre sont tombés, il interroge avec d’autant plus d’acuité la célèbre citation d’Edmund Burke : « Pour que le mal triomphe seule suffit l’inaction des hommes de bien ».

La bande-annonce