Le Goût du riz au thé vert ★★★☆

Mokichi et Taeko Satake ont fait un mariage de raison. Taeko n’en est pas satisfaite. La vulgarité de son mari, ses manières frustres lui sont de plus en plus insupportables. Elle s’en ouvre sans vergogne à ses amies et s’échappe avec elles au prix de quelques mensonges.
Le couple est au bord de la rupture. La mutation de Mokichi en Amérique latine risque de l’accélérer.

Une rétrospective estivale est consacrée à Ozu à parti du 1er août dans plusieurs salles d’art et essai de France et de Navarre : le Champo, le Louxor, le Lincoln à Paris, le Royal àToulon, le star à Strasbourg, le Majestic à Lille… C’est l’occasion de (re)découvrir dix de ses chefs-d’œuvre qui documentent la reconstruction du Japon d’après guerre et la lente recomposition de la société.

Le Goût du riz au thé vert est sorti en 1952. Le souvenir de la Seconde Guerre mondiale n’est jamais loin comme en témoigne cet ancien soldat reconverti en patron de pachinko que retrouve Mokichi et son filleul. Mais le Japon est obstinément optimiste qui affiche déjà tous les symboles de la modernité : Ozu filme un vélodrome, un stade de base-ball, une locomotive filant à pleine vitesse, un aérodrome comme autant de témoignages de la prospérité retrouvée.

Mais l’œuvre de Ozu ne se réduit pas à une ode au miracle économique japonais. C’est la dissolution du lien familial qui l’intéresse. Ses films les plus connus traitent des liens entre parents et enfants : Le Fils uniqueVoyage à TokyoFleurs d’équinoxeLe Goût du saké… Après Les Sœurs Munakata et avant Printemps précoceLe Goût du riz au thé vert traite du couple.

Le sujet était à la mode – il l’est toujours. Il a inspiré quelques chefs d’œuvre du septième art : les screwball comedies du duo Katherine Hepburn – Spencer Tracy ou Voyage en Italie de Rossellini. Mais Ozu n’a ni la légèreté des premières ni la gravité du second.

Sur le thème du couple, il tisse à sa façon une histoire d’une infinie tendresse qui culmine dans une séquence devenue célèbre. À la nuit tombée, dans leur grand appartement vidé de sa domesticité, le couple, qui n’en a guère l’habitude, se fraie un chemin jusqu’aux cuisines et s’y prépare un plat de riz au thé vert. Cette scène anodine signe leurs retrouvailles et donne son sens au film – au risque de le faire sombrer dans le didactisme : « un couple a le goût du riz au thé vert » tantôt doux, tantôt amer.

La bande-annonce

Les Funérailles des roses ★★☆☆

L’action se déroule à Tokyo, dans la communauté homosexuelle autour du bar gay Genet dont Leda, une travestie sur le retour, assure la gérance. Gonda en est le propriétaire. En cachette de Leda, il a une liaison avec un jeune travesti Eddie.

Longtemps inédit en France, Les Funérailles des roses ressortira  sur nos écrans le 29 août mais était diffusé hier soir au Reflet Médicis en avant-première dans le cadre du réjouissant Festival du film de fesses.

C’est une œuvre expérimentale, à mi-chemin du documentaire et de la fiction. Il s’agit d’abord d’une plongée quasi-ethnologique dans la communauté homosexuelle de Tokyo. Cette dimension-là est peut-être la plus intéressante du film et on regrette qu’elle n’ait pas été plus développée. On y constate une mondialisation avant l’heure : celle qui caractérisa les années soixante partout dans le monde, qu’il s’agisse de la musique, des vêtements ou de la libération sexuelle. Mais on y découvre aussi combien le regard sur les homosexuels a changé : les questions posées aux travestis naturalisent l’homosexualité en en faisant une maladie dont on pourrait se soigner voire une tare dont on devrait s’affranchir.

Les Funérailles des roses est par ailleurs une œuvre expérimentale – qui aurait dit-on inspiré Kubrick pour tourner Orange mécanique deux ans plus tard. Une œuvre en noir et blanc qui mélange l’humour et le trash. Une œuvre qui entend cultiver avec le spectateur une distanciation toute brechtienne grâce à des inserts de textes ou d’images. Une œuvre qui ne se soucie pas de linéarité, mélangeant les scènes, effectuant des flashbacks inattendus – et volontiers incompréhensibles. Une œuvre qui, s’il fallait lui trouver un thème, modernise pour mieux le travestir le mythe d’Œdipe dans ses toutes dernières minutes, particulièrement impressionnantes.

L’expérience, trop longue d’une vingtaine de minutes, peut décontenancer. Le cinéma de l’époque cherchait volontiers à le faire à force de surenchères esthétiques et narratives. Il y arrivait souvent ; il y arrive encore.

Nous nous sommes tant aimés ★★★☆

Gianni (Vittorio Gassman), Antonio (Nino Manfredi) et Nicola (Stefano Satta Flores) ont combattu ensemble dans les rangs de la Résistance.
À la Libération, leurs chemins divergent. Gianni met ses talents de juriste au service d’un entrepreneur véreux dont il épousera la fille. Antonio végète comme brancardier dans un hôpital. Nicola, fou de cinéma, enseigne un temps en province avant de revenir à Rome pour y être journaliste.
Une femme, Luciana (Stefania Sandrelli) leur sert de trait d’union. Elle rencontre d’abord Antonio, tombe follement amoureuse de Gianni, manque se suicider quand elle le quitte, fréquente Nicola et finalement se marie avec Antonio.

Nous nous sommes tant aimés est un film de cinéphile, un hommage de Ettore Scola à ses maîtres, à Vittorio de Sica dont Le Voleur de bicyclette constitue l’un des fils rouges de l’histoire, à Federico Fellini dont la scène mythique du baiser de Marcello Mastroianni et de Anita Ekberg dans la fontaine de Trevi est reconstituée.

Mais Nous nous sommes tant aimés est surtout un film proustien sur le temps qui passe.
C’est un film mélancolique sur les illusions perdues de trois cinquantenaires qui, chacun à leur façon, ont raté leur vie.
Mais le regard qu’ils portent sur leur passé n’est jamais amer, jamais cynique. Le temps a passé. C’est ainsi. La vie des trois héros ne s’est peut-être pas aussi bien déroulée qu’ils l’auraient rêvé. Le temps a charrié pour chacun son lot de désillusions. Mais c’est la vie. Parfois comique, parfois tragique. Il n’y a pas à le regretter. Il faut simplement l’accepter.

La bande-annonce

Morocco/Cœurs brûlés ★★★☆

Sur le bateau qui l’amène au Maroc, Amy Jolly (Marlene Dietrich), artiste de cabaret, fait la connaissance de La Bessière (Adolphe Menjou), un riche esthète qui s’entiche d’elle. Mais la chanteuse, qui semble fuir un lourd passé, repousse ses avances et lui préfère Tom Brown (Gary Cooper), un beau légionnaire.
Tom Brown est envoyé au combat par un adjudant jaloux dont il avait séduit l’épouse. Son escouade est prise sous le feu ennemi. De lourdes pertes sont annoncées. Amy Jolly se résout à épouser La Bessière. Mais Tom Brown a survécu.

Morocco (parfois diffusé en France sous le titre Cœurs brûlés) est le deuxième des sept films tournés par von Sternberg avec « la » Dietrich, le premier à Hollywood avant même la diffusion aux États-Unis de L’Ange bleu. La Paramount avait repéré l’actrice berlinoise et l’avait mise sous contrat avec son réalisateur pour concurrencer Greta Garbo signée par MGM.

Morocco vaudra à Dietrich une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice en 1931 et une notoriété mondiale. Utilisant tout le potentiel de sa star, Sternberg fait d’une bluette un drame antique. La « scandaleuse de Berlin » (c’est le titre du film de Billy Wilder dont elle jouera le rôle titre vingt ans plus tard) joue avec un étonnant modernisme le rôle d’une femme libre. Son numéro de cabaret est un morceau d’anthologie. En queue-de-pie et haut-de-forme, elle embrasse à pleine bouche une spectatrice (c’est dit-on le premier baiser lesbien de l’histoire du cinéma) et, renversant les stéréotypes, drague Gary Cooper, la pose alanguie, la fleur à la boutonnière.

Alors que le cinéma parlant en est à peine à ses balbutiements, Morocco utilise les dialogues et le son avec une étonnante maîtrise. Mais ce qui frappe peut-être le plus aujourd’hui, c’est l’utilisation des décors. L’action de Morocco est censée se dérouler au Maroc. Un Maroc reconstitué en carton pâte sous le soleil de Californie. Une reconstitution qui d’ailleurs n’a pas la prétention de leurrer le spectateur. Mais ce Maghreb fantasmé, où l’on aperçoit en arrière-plan l’ombre d’un minaret, la silhouette d’un chameau, une moukère voilée, inspirera aussi bien le cinéma américain (Casablanca) que français (La Bandera, Pépé le Moko, La Maison du Maltais…).

Le Jour où la terre s’arrêta ★★★☆

Une mystérieuse soucoupe volante se pose dans le centre de Washington. Deux créatures en sortent devant une foule nombreuse et un cordon de police. Klaatu, un extra-terrestre, déclare venir en paix ; mais, lorsqu’il tire de sa veste un cadeau pour ses hôtes, un soldat nerveux tire et le blesse. Gort, un géant qui l’accompagne, réplique en désarmant d’un rayon laser hyperpuissant les militaires présents.
Klaatu est amené dans un hôpital. Aux officiels de la Maison-Blanche venus à son chevet, il déclare avoir un message à adresser à tous les chefs d’État de la planète. Mais on lui répond qu’une telle réunion n’est pas possible.
Klaatu décide alors de se fondre dans la population. Il s’installe dans une pension de famille. Ses voisins : une jeune veuve de guerre et son fils.

J’avais vu Le Jour… au début des années 80 en VHS chez ma grande sœur, probablement en version doublée, à une époque où le snobisme de la VOSTF ne m’avait pas encore contaminé. J’en avais gardé un souvenir enthousiaste.
Qu’en penserais-je trente ans plus tard, l’innocence de mes jeunes années en moins, le visionnage d’une bonne centaine de films de SF aux effets spéciaux autrement sophistiqués en plus ?

À mon grand étonnement, je ne me suis pas ennuyé une seule seconde. Je me suis laissé prendre à cette histoire d’une grande fluidité, réalisée sans temps mort par Robert Wise – qui n’était pas encore l’un des plus grands réalisateurs d’Hollywood avec West Side Story et La Mélodie du bonheur. Elle contient quelques scènes d’anthologie qui m’avaient durablement marqué : l’atterrissage bien sûr de la soucoupe volante, que j’ai raconté en préambule, la rencontre de Klaatu et du professeur Barnhardt qu’il aide à résoudre les équations les plus compliquées (le genre de prodige dont j’étais friand), la panne générale d’électricité que Klaatu organise pour démontrer au monde ses super-pouvoirs (et qui donne son titre au film)…

Le Jour… est un film qui se prête à une lecture à plusieurs niveaux. Et il n’est pas sûr que du haut de mes douze ans, je les aie tous compris. Le premier est bien sûr politique. En pleine guerre froide, en pleine hystérie maccarthyste, Le Jour… est un plaidoyer pacifiste et un réquisitoire antinucléaire. Étonnant que ses auteurs ne se soient pas retrouvés sur la liste noire du sénateur du Wisconsin. Dès 1951, six ans à peine après Hiroshima, la crainte de voir les deux Super Grands s’entretuer et entraîner la planète entière à sa perte dans leur combat fratricide est popularisée. Robert Wise se fait le porte-voix de tous les opposants à l’arme atomique en mettant dans la bouche d’un extra-terrestre un message typiquement hobbesien : « Pour mettre un terme à ce combat sans issue, pour rompre avec la menace de votre destruction, remettez votre sécurité entre les mains d’une autorité supérieure qui vous garantira la paix ».

Il est une autre dimension, que je n’avais pas comprise et que j’ai découverte à la lecture de la notice de Wikipedia consacrée au film : l’allégorie christique. Klaatu vient sur terre avec un message de paix et d’amour. Il prend le nom de « Mr. Carpenter » (charpentier). Incompris des hommes – qui lui tirent dessus – il est tué, ressuscite grâce aux soins de Groot et repart dans les cieux après nous avoir transmis son évangile.

Le Jour… a fait l’objet d’un remake en 2008 avec Keanu Reeves. Il a la réputation d’être calamiteux. Je ne l’ai pas vu et n’ai aucune curiosité de le voir. Je préfère l’original en noir et blanc et son parfum de madeleine.

La bande-annonce

Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma ☆☆☆☆

Tandis que le producteur Jean Almeyreda (Jean-Pierre Mocky) s’échine à renflouer sa société, le réalisateur Gaspard Bazin (Jean-Pierre Léaud) fait passer des auditions. Entre eux, Eurydice (Marie Valéra), la femme de Almeyreda et l’actrice de Bazin.

En 1986, quelques mois avant sa privatisation, TF1 diffusait en prime-time le samedi soir ce téléfilm de Godard. Il a été projeté au dernier festival de Locarno l’été dernier et est sorti en salles en octobre 2017.

Je n’ai jamais été un grand godardien. Soigne ta droite est d’ailleurs le seul film dont je sois sorti de la projection en cours de séance. C’était en 1988 dans une petite salle à Toulon, fermée depuis belle lurette. Il y a prescription. Bien sûr, j’ai aimé les films du Godard de la première époque : À bout de souffle, Le Mépris… Mais à partir de Alphaville et de Pierrot le fou, Godard m’égare. Et dans les années 1970, il me perd définitivement.

Je comprends son désir d’aller au-delà des formes convenues du cinéma tel qu’on le pratiquait alors. Michel Hazanavicius a réussi avec beaucoup d’intelligence à capter ce tournant-là dans Le Redoutable. Mais je ne comprends pas ce qu’il a fait de ce désir et les formes vers lesquelles sa quête l’a entraîné.

Alors, bien sûr, je continue à aller voir les films de Godard, par révérence due à son écrasante réputation. J’ai vu Adieu au langage en 2014. Je me suis copieusement barbé. J’irai voir Le Livre d’image le mois prochain. Je me barberai probablement.

Je trouve les films de Godard artificiels, prétentieux, vains et creux. J’y entrevois aussi quelques références qui hélas me dépassent (Almeyreda est le pseudonyme du père de Jean Vigo, Bazin le patronyme d’un célèbre critique de cinéma des années 50). J’y découvre parfois quelques fulgurances. Par exemple dans Grandeur et décadence… un essai d’une criante vérité avec une actrice anonyme qui hurle son chagrin face à la caméra. N’allez pas, comme moi, perdre votre temps à chercher cette séquence dans le film. Regardez la bande-annonce : elle y est.

La bande-annonce

Le Crime de Monsieur Lange ★★★☆

Amédée Lange et Valentine se réfugient dans un hôtel à la frontière belge. Monsieur Lange est recherché pour meurtre. Valentine se propose de raconter aux clients de l’hôtel son histoire pour les laisser apprécier sa culpabilité.

Le Crime de Monsieur Lange commence comme un film noir. Mais il continue bientôt sur le mode de la fable politique.

Comme King Vidor, Jean Renoir filme un microcosme. On n’est pas dans une ferme collective comme dans Notre pain quotidien, mais dans un immeuble parisien. Au rez-de-chaussée une blanchisserie dirigée d’une main ferme par Valentine (Odelle Florelle qui avait joué une émouvante Fantine dans Les Misérables de Raymond Bernard et qui mourut en 1974 dans la misère à La Roche-sur-Yon – je me demande ce qui est le pire : mourir dans la misère ou à la Roche-sur-Yon ?). À l’étage une salle de presse où sévit l’infâme Paul Batala (Jules Berry au sommet de son art) qui se joue de la crédulité de ses employés, hommes et femmes, pour les abuser. Batala met enceinte une des employées de Valentine. Il usurpe à Amédée Lange (René Lefevre, jeune premier prometteur… qui ne tint pas ses promesses) ses textes pour les publier. Pourchassé par ses créanciers, Batala déménage à la cloche de bois et disparaît dans un accident de chemin de fer.

Comme King Vidor, Jean Renoir filme, un an avant le Front populaire, une expérience collectiviste : les employés de Batala se constituent en coopérative et transforment, à force d’abnégation et de bonne humeur, une entreprise en redressement en florissant commerce. Mais hélas, comme on pouvait le craindre, Batala n’est pas mort et revient, le soir de Noël, déguisé en abbé, faire chanter Lange et Valentine.

Le Crime de Monsieur Lange réunit deux monstres sacrés du cinéma : Jean Renoir à la réalisation – qui va signer ses deux chefs d’œuvre La grande illusion et La Règle du jeu – et Jacques Prévert au scénario. Leur collaboration fait merveille. Les textes de Prévert sont aussi truculents que poétiques (on entend un « Embrassez moi » qui annonce Le Quai des brumes). La caméra de Renoir virevolte : on étudie dans toutes les écoles de cinéma le panoramique à 180° utilisé pour filmer la scène du crime. Mais c’est peut-être les scènes de groupe qui sont les plus réussies. Les comédiens étaient unis dans une complicité qui n’était pas que de façade. La plupart faisait partie du Groupe Octobre, une association agit-prop et libertaire proche du Parti communiste. Ensemble, ils ne tournaient pas seulement un film ; ils réalisaient un idéal.

La Marque du tueur ★☆☆☆

Le réalisateur Seijun Suzuki vient de mourir. Une rétrospective lui est consacrée. Ce cinéaste japonais méconnu, auteur d’une quarantaine de films jamais sortis en France, a influencé Jim Jarmusch – dont le Ghostdog serait inspiré de La Marque du tueur – et Quentin Tarantino.

Il est vrai qu’on retrouve dans son œuvre tout à la fois la noirceur et l’humour potache d’un Tarantino. La Marque du tueur est sans doute son film le plus marquant, le dernier qu’il ait réalisé pour les studios Nikkatsu avant d’en être renvoyé au motif que son film aurait été « incompréhensible » et « invendable ».

Je ne suis pas loin de partager le point de vue du PDG de la Nikkatsu. J’ai moi aussi trouvé totalement incompréhensible ce film, qui raconte avec un humour distancié et une violence stylisée, l’histoire d’un yakuza en rupture de bans (l’étonnant Jo Shishido, l’acteur fétiche de Suzuki, aux bajoues de hamster sous ibuprofène).

Est-il nécessaire de comprendre une œuvre d’art pour l’apprécier ? On dirait un sujet de bac de philo. La réponse est nuancée – sinon ça ne ferait pas un bon sujet de bac. On peut être ému par une peinture, une sculpture, une composition musicale, sans la comprendre. S’agissant d’un film ou d’un livre, l’émotion esthétique seule se suffit plus difficilement à elle-même. J’avoue être un peut trop intello – et pas assez esthète – pour goûter aux films sans queue ni tête, sans colonne vertébrale, qui, à force de désinvolture dans leur construction et leur montage, donnent parfois l’impression de se ficher du spectateur. C’est le cas de certains Godard – dont Alphaville qui aurait inspiré Suzuki. C’est aussi le cas de cette Marque du tueur.

La bande-annonce

La petite Véra ★★☆☆

Alors que l’URSS jette ses derniers feux,  la petite Vera étouffe entre un père alcoolique et une mère dépassée, sur les bords sinistres de la mer d’Azov, dans la ville ukrainienne de Jdanov (aujourd’hui rebaptisé Marioupol). Elle y fait les quatre cents coups avec sa meilleure amie, danse, fume, sort avec des garçons. Quand elle tombe amoureuse du beau Sergueï, elle veut qu’il s’installe avec elle chez ses parents. Mais l’exiguïté des lieux et la médiocrité de ses habitants auront vite raison de ses sentiments.

La petite Véra est un film jalon dans l’histoire de l’URSS. Filmé en pleine perestroïka, il rompt avec les codes du cinéma soviétique. Il n’hésite pas à railler sur un mode ironique les failles du système communiste. Il montre pour la première fois à l’écran des scènes de sexe. Il connut un immense succès auprès de millions de Soviétiques enthousiasmés par sa liberté de ton… et par les seins de Natalya Negoda – qui fit l’année suivante la couverture du premier Playboy russe.

La petite Véra n’en a pas moins horriblement vieilli, qui porte toutes les tares du cinéma des années quatre-vingts tendance La Boum ou Flashdance : des tenues et des coiffures hideuses (regardez pour vous en convaincre la photo ci-contre), une musique à vomir, des couleurs criardes, un montage paresseux qui s’allonge inutilement bien au-delà des deux heures. D’ailleurs son succès fut éphémère. Vassili Pitchoul tourna un second film avec la même Natalya Negoda en 1989 : Oh ! qu’elle sont noires mes nuits sur la mer Noire. Et puis… plus rien … jusqu’à sa mort en 2015 d’un cancer du poumon. Quant à Natalya Negoda, elle aurait émigré aux États-Unis dans les années 90 avant de rentrer en Russie en 2007. Wikipedia nous dit qu’elle y aurait signé une pétition en faveur des Pussy Riot.

Programmé à l’occasion du quatrième festival du film russe de Paris au Christine 21, La petite Véra doit être pris pour ce qu’il est : un film qui, malgré ces défauts, témoigne de l’effondrement de l’utopie communiste.

Koyaanisqatsi ★★★☆

Koyaanisqatsi ressort cette semaine à la Filmothèque. C’est une œuvre d’anthologie, qui compte parmi les 1001 Films à voir avant de mourir. Ce documentaire, sans parole, sans voix off, tourné en 1982, à la pire époque de l’histoire du cinéma (E.T., Tron, Conan le Barbare, Tootsie, L’As des as…), n’a pas pris une ride.

De quoi s’agit-il ? Le titre du film a été volontairement choisi pour être opaque au spectateur. L’imprononçable Koyaanisqatsi désigne en langue hopi une vie déséquilibrée. Et c’est en effet des déséquilibres du monde que traite ce documentaire écologique avant l’heure, quatre ans avant Tchernobyl, six ans avant que Time élise la planète « homme de l’année », dix ans avant le Sommet de Rio, vingt-cinq ans avant le Prix Nobel décerné à Al Gore…

Koyaanisqatsi filme la Terre – en fait limitée aux frontières des États-Unis – la beauté primitive de ses immenses espaces naturels (la Monument Valley, le parc de Haleakalā à Hawaï…), l’empreinte indélébile qu’y laisse la présence humaine (le barrage de Grand canyon, des exploitations minières à ciel ouvert, deux essais nucléaires…) et la fourmilière que constituent les grandes mégalopoles brillantes de mille feux à la nuit tombée. L’absence de tout dialogue,, de tout commentaire, de tout sous-titre laisse le spectateur face à ces images qui montrent plus qu’elles démontrent. Il ne s’agit pas d’instruire le procès à charge du progrès technologique mais de montrer « la beauté de la bête » pour reprendre les mots de Godfrey Reggio.

Novateur par son thème, Koyaanisqatsi l’est plus encore par la façon de le traiter. Jouant sur les échelles d’espace et de temps, filmant l’infiniment grand et l’infiniment petit, utilisant à la fois le ralenti, l’avance rapide et le time lapse, Koyaanisqatsi est d’une étonnante modernité. Les œuvres qui voudront utiliser les mêmes recettes se contenteront de bégayer : Baraka (1992), Dogora (2004), La Marche de l’empereur (2005), Home (2009), Samsara (2013)…

Et surtout il y a la musique de Philip Glass. On la redécouvre à ses origines, avant qu’elle devienne ultra-célèbre et que, tarte à la crème et pont-aux-ânes, elle vienne illustrer la première scène élégiaque venue du cinéma hollywoodien. On est frappé de sa modernité. On réalise combien, à l’époque de Vangelis et John Williams, elle fut novatrice et iconoclaste. Elle est si envoûtante qu’elle en devient la vedette du film, prenant le pas sur les images pourtant sidérantes de Ron Fricke.

La bande-annonce