Musique dans les ténèbres ★★☆☆

Dengt Vylbeke, un aristocrate, perd la vue durant son service militaire. Abandonnée par sa fiancée, il est soigné par Ingrid, sa bonne, qui tombe amoureuse de lui. Mais l’amour de celle-ci n’est pas payé de retour car l’écart de classe est trop grand.
Après avoir échoué au concours du conservatoire, Bengt trouve un emploi de pianiste dans un hôtel. Il retrouve Ingrid qui s’est entretemps fiancé.

« Musique dans les ténèbres » est une réalisation de jeunesse de Ingmar Bergman. Venu du théâtre, le réalisateur, âgé de trente ans à peine, n’a pas encore trouvé ses marques. Il tourne des films de commande qui louchent du côté du réalisme français de Renoir, Carné ou Duvivier. Rien n’annonce le tournant que prendra son œuvre, pour le meilleur et parfois pour le pire, lorsqu’elle traitera à bras le corps les sujets de la foi, de l’amour, d’un monde sans Dieu.

Inspiré d’un roman de l’écrivaine suédoise Dagmar Edqvist, le scénario de « Musique dans les ténèbres » est à la limite de la mièvrerie. Il a néanmoins offert à Bergman son premier succès critique et public.

Aujourd’hui, l’intérêt du film est ailleurs. Il réside dans l’approche documentaire de Bergman, qui ne connaît, à ma connaissance, aucun autre exemple dans le reste de son œuvre. Le réalisateur est allé filmer à l’institut des jeunes aveugles de Stockholm (Jim Jarmusch a fait la même chose à Paris avec Béatrice Dalle dans l’un des sketch de Night on Earth en 1991) et il y a pris un vif intérêt dont le film, quasi-documentaire, porte la trace.

Freaks (1932) ★★★☆

Des monstres sont exhibés dans un cirque : lilliputien, microcéphale, sœurs siamoises, femme à barbe… Hans, le nain, est amoureux de Cléopâtre, la belle trapéziste qui, apprenant qu’il va hériter, décide de l’épouser puis de l’empoisonner. La communauté des monstres prend la défense de l’un des siens et se venge de la plus atroce des manières.

« Freaks » est un film de 1932 qui ressort en version restaurée au Grand Action. Il fait partie des « 1001 films à voir avant de mourir ». « Freaks » mérite cette célébrité à plusieurs titres. Il s’agit en premier lieu d’un documentaire étonnant sur le cirque et ses « curiosités » – ainsi qu’on les appelait à l’époque. On y voit des monstres. Des vrais (la MGM avait rassemblé tous les monstres des cirques américains). Comme il n’en existe plus. Ou comme, du moins, on ne les montre plus. Et on ne peut s’empêcher de ressentir une curiosité malsaine et voyeuriste à les découvrir.

Il s’agit en deuxième lieu d’une histoire profondément morale. Le plus monstrueux des personnages est la belle Cléopâtre qui, avec la complicité du fier Hercule, dupe l’innocent Hans et manque de l’assassiner. Au contraire, les monstres manifestent les plus hautes qualités : la solidarité autour de leur compagnon menacé, l’ingéniosité pour piéger la meurtrière….

Mais il s’agit en troisième et dernier lieu d’un film à la morale ambiguë. Car les monstres infligent à leur assaillant une punition d’une monstruosité inouïe, presque fantastique, jetant du coup un doute sur leurs qualités morales que je viens de vanter.

La bande-annonce

Masculin, féminin ★☆☆☆

En 1965, Jean-Luc Godard a trente-cinq ans. Il est à un tournant de sa vie. Il a quitté Anna Karina l’année précédente et rencontrera Anne Wiazemsky l’année suivante. Il a tourné ses plus grands films : « À bout de souffle » en 1959, « Le Mépris » en 1963, « Pierrot le fou » en 1965. Il est conscient d’être arrivé au bout de son œuvre et se cherche un nouvel élan. Il va se tourner vers un cinéma plus engagé pour répondre aux accusations de nombrilisme adressées aux auteurs de la Nouvelle Vague et vers un cinéma plus expérimental qui tourne le dos aux formes traditionnelles de narration et entend se délivrer des contraintes techniques d’un lourd plateau. Pour le dire autrement, Godard va se mettre à tourner n’importe quoi n’importe comment !

Cette dérive avait été annoncée par des signes avants-coureurs : « Le petit soldat » (1962), dont le héros est un déserteur de l’armée française réfugié à Genève, évoquait la guerre d’Algérie et avait été censuré en France. « Vivre sa vie » (1962) était une enquête sociologique sur la prostitution à Paris.

« Masculin, féminin » est un peu le croisement de ces deux inspirations. Son héros, joué par Jean-Pierre Léaud – qui entame une longue collaboration avec le réalisateur suisse – joue le rôle d’un conscrit démobilisé militant contre la guerre au Vietnam (Françoise Hardy fait un cameo, non crédité au générique, dans le rôle de l’épouse d’un général américain). Chantal Goya (oui ! Chantal Goya !) incarne une jeune femme qui rêve de percer dans la chanson – et qui chante déjà fort mal pourtant. Marlène Jobert – dont c’est le tout premier film –  joue sa meilleure amie créant un trio amoureux au vague arrière-plan lesbien (le scénario est notamment inspiré d’une nouvelle de Maupassant sur ce thème : « La Femme de Paul »)

Jean-Pierre Léaud trouve un petit boulot pour l’IFOP et interroge ses interlocuteurs. Aux frontières de la fiction et du documentaire, ses questionnaires sont l’occasion de sonder la jeunesse française. Particulièrement drôle est l’interview de Elsa Leroy qui fut sacrée « Mademoiselle Age tendre » en 1965. Mais « Masculin, féminin » n’est pas léger, qui parle de sexe, d’avortement et qui sera, pour ce motif, interdit aux moins de dix-huit ans à sa sortie – alors que son propos nous semble bien innocent aujourd’hui.

Sans doute « Masculin, féminin » constitue-t-il un témoignage historique sur la France des années 60 qui s’ennuie déjà et sur ses « enfants de Marx et de Coca Cola ». Pour autant, faute de raconter une histoire, faute de scénariser son enquête, le cinéma de Godard reste d’un abord bien ingrat et résiste mal à l’épreuve du temps.

La bande-annonce

La Marseillaise ★★★☆

La Révolution française par le petit bout de la lorgnette.

A la différence d’un Abel Gance qui filme un Napoléon héroïque, Jean Renoir choisit de traiter non pas la grande histoire mais la petite. On verra certes Louis XVI et sa cour ; mais rien sur Robespierre, Danton ou Murat. Cette « chronique de quelques faits ayant contribué à la chute de la monarchie » – comme l’annonce le sous-titre du film – a pour héros quelques Marseillais enrôlés volontaire qui monteront à Paris, le chant de Rouget de Lisle aux lèvres, prendront d’assaut les Tuileries la nuit du 4-août et partiront combattre à Valmy.

La Révolution française vue par le Front populaire.

« La Marseillaise » se termine en 1792 avant l’exécution du Roi et la Terreur. Parti pris discutable au regard de l’historiographie la plus récente qui a confirmé l’intuition de Clémenceau : la Révolution est un bloc dont on ne saurait séparer le bon grain (jusqu’en 1793) de l’ivraie (après l’exécution de Louis XVI). Ignorant la dérive thermidorienne, Jean Renoir donne à voir une Révolution française en résonance avec l’esprit du Front populaire et avec la CGT qui lui avait passer commande de cette fresque : l’histoire édifiante du Peuple révolté contre l’ordre monarchique. Pour autant, le réalisateur de « La grande illusion » est trop fin pour sombrer dans le manichéisme. Mais, comme il le fera dire à son personnage dans « La Règle du jeu », chacun a ses raisons, même parmi les aristocrates.

Riz amer ★★★☆

Pour échapper à la police qui les traque, un voleur de bijou et sa complice se cachent parmi les travailleuses qui repiquent le riz de la vallée du Pô.

« Riz amer » est un film important et célèbre du cinéma italien.

Sorti en 1949, il appartient au mouvement néo-réaliste. Il partage avec « Rome ville ouverte », « Le Voleur de bicyclette » ou « La Strada » les mêmes caractéristiques : l’approche sociale du sujet et l’importance donnée aux petites gens, une vision marxiste de l’histoire, une esthétique proche du documentaire. A ce titre, « Riz amer » constitue un témoignage quasi-sociologique du travail harassant des « mondines », ces femmes qui, chaque année, repiquent le riz et arrachent les mauvaises herbes, l’eau jusqu’aux genoux, pieds nus, le dos plié.

Mais « Riz amer » participe d’un autre genre : le film noir qui connaissait à l’époque son âge d’or en Amérique (« Le Port de l’angoisse », « Assurance sur la mort », « Laura », « Key Largo »). « Riz amer » en reprend les codes : une intrigue policière, un mauvais garçon, une innocente qui se damne pour lui… C’est la dimension la moins novatrice du film et la moins réussie.

L’immense succès commercial de « Riz amer » tenait à son érotisme torride. Élue miss Rome à seize ans à peine, elle occupe le haut de l’affiche en bas noirs, short court et corsage moulant. Dix ans avant « Et Dieu créa la femme », son numéro de danse avec Vittorio Gassman la propulse instantanément au rang de sex-symbol.

La bande-annonce

L’Invasion des profanateurs de sépultures ★★★☆

Dans une paisible ville de Californie, le docteur Bennell découvre chez ses patients d’étranges symptômes : ils ne reconnaissent plus leurs proches. Ses craintes se réaliseront bientôt : des clones extraterrestres germent dans d’énormes cocons et profitent de la nuit pour s’emparer de l’esprit des habitants.

Invasion of the Body Snatchers n’est pas un film de zombies. L’affiche pourrait le laisser croire, ainsi que le titre français, traduction erronée de « body snatchers » qui signifierait plutôt « voleurs de corps ». Il faudra attendre La Nuit des morts-vivants de George A. Romero pour fixer en 1968 les règles de ce sous-genre et en lancer la mode toujours vivace aujourd’hui.

Il est le seul film de science-fiction de Don Siegel qui s’illustra à Hollywood par quelques films noirs avant de devenir le mentor de Clint Eastwood. Avec une remarquable économie de moyens et sans aucun effet spécial, il réussit à distiller une peur paranoïaque qui va crescendo.

Le film pèche par sa fin maladroite, reflet des désaccords entre les scénaristes et les producteurs. Le roman de Jack Finney se terminait par un happy end niaiseux. Le scénario de Daniel Mainwaring était autrement plus percutant qui se concluait par un gros plan sur le docteur Bennell près d’être rattrapé par les « Body snatchers » et criant face caméra : « They’re here already! You’re next! You’re next! ». Les producteurs ont exigé une fin moins pessimiste.

Le film se prête à deux interprétations. La première, maccarthyste, en fait un pamphlet contre le communisme accusé de s’insinuer insidieusement dans la pensée des honnêtes gens en tuant leur individualité et leurs émotions. La seconde, antimaccarthyste, en fait au contraire une dénonciation contre tous les fascismes qui, jouant sur le grégarisme des masses, refusent l’expression de la dissidence. Ces deux interprétations radicalement opposées sont aussi plausibles l’une que l’autre.

La bande-annonce

Seuls les anges ont des ailes ★★★☆

Howard Hawks est l’un des plus grands réalisateurs américains. Il a réussi à signer des chefs-d’oeuvre dans les genres les plus différents : le film de gangsters (Scarface), le film noir (Le Port de l’angoisse), la comédie (Les Hommes préfèrent les blondes), le western (La Captive aux yeux clairs, Rio Bravo).

Il tourne en 1939 Only Angels have Wings avec deux stars, Cary Grant (qu’il vient de diriger dans L’Impossible Monsieur Bébé) et Jean Arthur, ainsi qu’une débutante prometteuse, Rita Hayworth. Son action se déroule dans un aérodrome sud-américain au pied des Andes où Cary Grant dirige une compagnie aéropostale.

Seuls les anges ont des ailes rassemble tous les ingrédients du film hawksien : une communauté soudée par une virile solidarité, un machisme qui réduit les femmes à un élément perturbateur, le rejet de celui qui a failli au code de l’honneur et sa rédemption, le refus pudique de tout sentimentalisme. D’où vient sa réussite qui lui permet de traverser le temps sans vieillir ? De sa capacité à trouver un parfait équilibre entre la tragédie et la comédie,  d’alterner le rire et les larmes. Comme nous le rappelle Seuls les anges ont des ailes, Hawks constitue aujourd’hui encore une référence et un modèle indépassable.

La bande-annonce

Mark Dixon, détective ★★★☆

Mark Dixon, détective : voilà un titre de série TV. Where the Sidewalk Ends a beaucoup plus d’allure. Et de l’allure, le film d’Otto Preminger n’en manque pas. Le génial réalisateur autrichien, débarqué à Hollywood en 1935 (merci Adolf !), avait signé en 1944 Laura avec Gene Tierney et Dana Andrews. Il reforme ce couple mythique six ans plus tard dans un film qui, éclipsé par l’indépassable Laura, n’en mérite pas moins le détour.

Dans la forme comme dans le fond, il s’agit d’un film noir. La forme : un New York nocturne, humide, filmé en contre-plongée dans un noir et blanc très contrasté, influencé par l’expressionnisme. Le fond : un héros ambigu, fils de mafieux, devenu policier pour faire taire son atavisme, auteur par accident d’un crime qu’il dissimule et dont il est chargé de découvrir le coupable.

La signification du titre original s’éclaire. Là où le trottoir se termine, là où l’égout fangeux commence, c’est le point de rupture entre le bien et le mal, la civilisation et le chaos. C’est le moment où Mark Dixon doit décider s’il doit rester du côté de la Loi ou basculer dans celui de l’illégalité.

La bande-annonce

Miss Oyu et La Vie de Oharu, femme galante ★★★☆

La filmothèque du Quartier Latin ressort deux films de Kenji Mizoguchi sortis respectivement en 1951 et 1952. Ces dates méritent doublement d’être soulignées. Pour le Japon : quelques années à peine après la défaite, il se relève rapidement et va connaître l’une des croissances économiques les plus rapides qui soient. Cette croissance coïncide avec une étonnante vitalité culturelle : Kurosawa (Rashômon), Ozu (Voyage à Tokyo) et Mizoguchi signent leurs plus grands films à cette époque. Pour l’Occident aussi qui s’ouvre à un cinéma non occidental : Rashômon reçoit le Lion d’or à Venise en 1951 puis l’Oscar du meilleur film étranger, Kinugasa obtient la Palme d’or en 1954 pour La Porte de l’enfer, Satyaijit Ray décroche le Lion d’or en 1957 avec le deuxième volet de la trilogie du Monde d’Apu et Inagaki pour L’Homme au pousse-pousse l’année suivante.

La Vie d’Oharu, femme galante est souvent présentée comme la première œuvre majeure de Mizoguchi ouvrant une série exceptionnelle de chefs-d’œuvre : Les Contes de la lune vague après la pluie (1953), L’Intendant Sansho  (1954), L‘Impératrice Yang Kwei-Fei (1955). L’action de ces films a en commun de se dérouler dans le Japon médiéval. Ils présentent la même unité formelle : chaque scène est tournée en un seul plan avec un cadrage large et des mouvements de caméra complexes (Iñárritu n’a rien inventé !). Ils présentent la même thématique : la femme, éternelle victime de la veulerie des hommes et d’une organisation sociale sourde à leurs souffrances. Oharu (irlandaisement orthographiée O’Haru dans beaucoup d’encyclopédies) est l’héroïne tragique par excellence. Sa vie est une lente déchéance provoquée par les hommes : son père, son seigneur, son patron, ses clients…

Miss Oyu n’est pas construit selon le même schéma. Adaptation d’une nouvelle de Tanizaki, ce film a pour cadre le Japon contemporain. Mais, il ne s’agit pas de filmer comme chez Ozu ou comme dans l’ultime film de Mizoguchi, La Rue de la honte, l’inexorable transition vers la modernité. Même si l’époque est le XXe siècle, le sujet de Miss Oyu est intemporel. Il s’agit d’un triangle amoureux : un célibataire tombe amoureux de la soeur aînée de la femme qu’il va épouser. L’héroïne du film est moins Miss Oyu elle-même, condamnée après la mort de son premier mari à rester célibataire par une société qui lui interdit de se remarier, que sa sœur cadette qui a compris les sentiments de son futur époux et qui les accepte par amour pour lui et par attachement pour elle.

Même s’ils n’ont pas toujours bien vieilli (les deux heures dix-huit de La Vie d’Oharu sont bien longues), ces deux films restent des témoignages marquants de l’âge d’or du cinéma japonais.

Panique ★★★☆

Simenon est un génie, Michel Simon aussi. La rencontre de deux génies filmée par l’un des plus grands réalisateurs français de l’époque a produit un film injustement oublié, pas loin d’égaler les chefs-d’oeuvre de Marcel Carné, René Clément, René Clair, Jean Renoir…

Un cadavre est retrouvé dans une fête foraine. Le taciturne monsieur Hire connaît l’assassin : c’est l’amant de la femme qu’il aime.

Les romans de Simenon sont de faux polars. L’élucidation d’un crime n’y est qu’un prétexte à l’exploration de l’âme humaine. Panique est un film sur la solitude : monsieur Hire vit seul dans un meublé sordide, inconsolé du départ de sa femme, mis à l’écart par ses voisins qu’intimident son intelligence aiguë et son refus de sympathiser. Mais plus encore, Panique est un film sur la bassesse humaine : la foule cherche un meurtrier pour le crime commis et trouve en monsieur Hire un coupable tout désigné qu’elle poursuivra de son aveugle vindicte. Un thème qui n’est pas sans résonance en 1946.

Panique est l’adaptation des Fiançailles de Monsieur Hire. Patrice Leconte en réalisa un remake en 1989 avec Michel Blanc et Sandrine Bonnaire, moins fidèle au roman de Simenon. Dans ce film, que j’ai vu au jeune temps de ma cinéphilie naissante et dont j’ai gardé un souvenir très vif, l’accent est mis sur la relation entre le solitaire et la demoiselle. Remake réussi mais moins riche que celui de Duvivier.

La bande-annonce