Rue des Cascades (Un gosse de la butte) (1963) ★★★☆

Alain est un gamin haut comme trois pommes qui aime faire des pitreries avec ses camarades. Sa mère, une veuve quadragénaire, tient un café-épicerie dans une petite rue de Ménilmontant. Elle est tombée amoureuse de Vincent, un Antillais, plus jeune qu’elle. Vincent inspire à Alain une franche hostilité teintée de racisme. Mais bien vite la gentillesse de Vincent viendra à bout des préjugés du petit garçon.

Ce film est l’adaptation d’un roman de 1953 de Robert Sabatier. Son titre, Alain et le Nègre, qui subirait aujourd’hui immanquablement les foudres de la censure, est sans ambiguïté. Il oppose, pièce à pièce, les deux héros : Alain, désigné par son prénom, et Vincent renvoyé à l’anonymat de la couleur de sa peau. Ce titre, si brutal, annonce un lent apprivoisement : comment le « nègre » va conquérir l’amitié l’enfant qui l’avait accueilli avec tant de réticence.

Maurice Delbez, un réalisateur oublié, a choisi de ne pas reprendre ce titre. Quand son film sort fin 1964, il s’intitule « Un gosse de la butte ». Il sera rebaptisé plus tard du nom d’une rue en coude du vingtième arrondissement où l’action se déroule.

Le film fait un bide à sa sortie. Son réalisateur, en faillite personnelle, abandonnera le cinéma et ne tournera plus que pour la télévision. Rue des Cascades est ressorti en 2017 sous son nouveau titre dans une version restaurée et a connu un succès d’estime. Son propos est avant-gardiste. C’est un film tendrement anti-raciste, qui met en scène le racisme le plus crasse, par exemple celui de M. Bosquet (René Lefèvre) le soûlographe qui fréquente le troquet de Hélène et y débite ses lieux communs, pour en démonter la bêtise. C’est aussi un film féministe avant l’heure, avec les deux personnages de Hélène, si noblement interprété par la grande Madeleine Robinson, qui pressent qu’une liaison avec un homme plus jeune qu’elle est vouée à l’échec, et de Lucienne, sa voisine, qui défie la bien-pensance en prenant un amant.

Ce film en noir et blanc, aux faux airs des Quatre Cents Coups, d’un grand classicisme, tourné au milieu des années soixante, mais qu’on pourrait croire de dix ans plus ancien, sans stars, au motif simple sinon simpliste, m’a profondément touché.

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Caligula (1979) ★☆☆☆

Caligula (Malcom Mac Dowell) a régné entre 37 et 41 ap. J-C. Son surnom lui venait des « petites bottes » qu’il portait enfant, auprès de son père Germanicus. Apparenté par son père à Marc Antoine, par sa mère à Auguste, il a succédé à Tibère (Peter O’Toole) dont il était le petit-neveu et le fils adoptif, mais qui lui préférait Gémellus, que Caligula fera assassiner. Le règne de Caligula a vite basculé dans le despotisme et la démesure. Il entretenait une relation incestueuse avec sa sœur Drusilla (le rôle refusé par Maria Schneider qui le jugeait trop dénudé fut interprété par Teresa Ann Savoy) qu’il fit diviniser après sa mort en 38. En butte à l’hostilité des sénateurs, qu’il avait humiliés, il fut assassiné par sa garde prétorienne.

Caligula est l’un des empereurs romains dont le règne est le plus mal documenté de la dynastie julio-claudienne. Suétone lui était hostile et décrivait un monarque mégalomane et cruel. C’est l’image qui en est restée et que reprend fidèlement à son compte cette superproduction américano-italienne

Caligula est un film maudit. Le producteur américain Bob Guccione, fondateur du magazine Penthouse, en est à l’origine et y investit sa fortune. Il recruta Gore Vidal pour en écrire le scénario mais récusa cette première version, qui soulignait l’homosexualité de l’empereur. Il en confia la direction au réalisateur Tinto Brass qui reprit de fond en comble le scénario de Vidal. Lors de la postproduction Tinto Brass et Bob Guccione s’affrontèrent ce qui conduisit le premier à se retirer. Son nom n’apparaît plus au générique que comme chef opérateur. Tourné en 1976, il ne sortit en salles que trois ans plus tard précédé par une réputation sulfureuse (le critique de cinéma américain Roger Ebert le qualifie de « bouse écœurante, totalement inutile, honteuse »). Il fut interdit dans plusieurs pays et remporta, là où sa sortie fut autorisée, un succès de scandale.
Il ressort aujourd’hui dans une version plus fidèle au montage original de Tinto Brass, délestée des scènes pornographiques filmées par  Bob Guccione et Giancarlo Lui.

L’épreuve est éprouvante, qui dure près de trois heures. Croisement improbable de Ben Hur et de Salò ou les 120 Journées de Sodome – qui avait été tourné deux ans plus tôt – Caligula est une succession quasi ininterrompue de scènes d’orgies filmées dans des décors impressionnants. Malcom MacDowell cabotine à souhait ; Peter O’Toole, qui n’avait pas cinquante ans à l’époque, y interprète le vieux Tibère au crépuscule de sa vie, sombrant dans la folie ; Helen Mirren, dans le rôle de l’épouse de Caligula, nous démontre qu’elle fut jeune un jour, ce que l’on peinait à croire à force de la voir interpréter depuis des décennies des rôles de septuagénaires.

L’effet de répétition devient vite lassant. Les scènes s’enchaînent les unes aux autres, reproduisant chaque fois la même structure : en arrière-plan, des corps dénudés s’entrelacent dans de fougueuses embrassades (pour rester poli), tandis qu’à l’avant-plan, un Caligula rebondissant invente une nouvelle lubie, exécute un opposant, humilie un sénateur, nomme consul…. son cheval ! Si Caligula dans sa nouvelle version reste interdit légitimement aux moins de seize ans, le parfum de scandale dans lequel baignait le film à la fin des années 70 s’est depuis longtemps dissipé. Il en faut beaucoup pour choquer le bourgeois de 2024.

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Dead or Alive 1, 2 et 3 ★☆☆☆

Dead or Alive est une trilogie de films respectivement réalisés en 1999, 2000 et 2004, sortis en bloc en janvier 2004 dans les salles françaises et reprogrammés cet été dans quelques salles parisiennes. Ils sont indépendants les uns des autres mais mettent tous en scène le même duo d’acteurs interprété par Riki Takeuchi, dont la coiffure lui donne des faux airs d’Elvis japonais, et Sho Aikawa.

Dead or Alive (DOA) 1 se déroule de nos jours à Yokohama et raconte l’affrontement sanglant qui oppose des yakuzas japonais à une triade chinoise qui cherche à s’y implanter.
Dans DOA 2, les deux acteurs interprètent des tueurs à gages, qui, après un contrat sur lequel ils avaient été mis en concurrence, retournent dans leur village d’enfance et y renouent leur vieille amitié.
DOA 3 se veut futuriste. Il se déroule en 2346 à Yokohama, une ville sous la coupe d’un dictateur qui souhaite stériliser la population en lui faisant consommer une drogue.

Avec un quart de siècle de recul, les sources d’inspiration de Takashi Miike sont plus visibles encore. Il y a d’abord l’hyper-violence des films de Tarantino – qui fut lui-même inspiré par les films de kung-fu chinois et les films de sabre japonais. Il y a ensuite l’influence des mangas futuristes – le combat final de DOA 3 rappelle l’épilogue cyberpunk et body horror de Tetsuo. Il y a enfin, surtout dans le deuxième volet, la même tendresse que chez Kitano qui venait de sortir Hana-bi.

Takashi Miike pratique la surenchère. La crédibilité de ses scénarios est le cadet de ses soucis. DOA 1 se termine dans un combat apocalyptique qui prête à rire. La fin de DOA 3 y prête presqu’autant. Guère crédibles, les scénarios ne sont guère lisibles non plus, à l’exception m’a-t-il semblé du troisième – mais la raison en est peut-être que je commençais à m’habituer à cette forme d’écriture.

Les plus indulgents ne s’en formaliseront pas. Ils apprécieront ce réalisateur prolixe, qui tourne comme il respire (il aurait dirigé 59 longs-métrages depuis 1991), sans prendre le temps de peaufiner son œuvre. Il faut quand même être très bon public et aimer les plaisirs régressifs pour y trouver de l’intérêt.

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Paris au mois d’août (1966) ★★☆☆

Après le départ de sa famille en vacances en Bretagne, Henri Plantin (Charles Aznavour), un modeste employé à la Samaritaine, reste seul à Paris au mois d’août, avec pour seule compagnie quelques voisins, habitués du troquet du coin. Il rencontre à la sortie de son travail, sur le quai de la Mégisserie, Patricia Seagrave (Susan Hampshire) une Anglaise venue à Paris poser pour des photos de mode. Entre les deux cœurs solitaires, une brève idylle se noue.

Paris au mois d’août affichait complet à la séance de la Filmothèque du Quartier latin où je suis allé le voir. Il faisait partie d’un cycle « Paris au cinéma » opportunément programmé par ce cinéma minuscule d’art et essai de la rue Champollion qui enregistre, quel que soit le film à l’affiche, des taux d’affluence records.

Sans doute y a-t-il un effet de miroir amusant à aller voir Paris au mois d’août à Paris, au mois d’août. D’autant que ce film se plaît à montrer les rues parisiennes, telles qu’on les connaît bien, mais telles aussi qu’elles ont considérablement changé en soixante ans. Henri et Pat traversent le Pont-Neuf, remontent la rue Dauphine, contournent le jardin du Luxembourg avant d’arriver au Panthéon. Le lendemain, ils vont visiter les Invalides. Pat pose pour un photographe sur le toit du CNIT à La Défense et au pied de la Tour Montparnasse qui est en train de sortir de terre [PS : Il ne s’agirait pas de la Tour Montparnasse dont les travaux ont commencé en 1969 seulement].

Mois vide, août est à Paris le mois des célibataires pour ceux qui y travaillent pendant que leur famille est partie en vacances. Dans les quartiers chauds de l’Afrique coloniale avait cours pendant ce mois-là une expression qui ne laissait pas la moindre ambiguïté : le mois du Blanc. Bon mari, bon père de famille,  mais étouffant dans une vie trop étroite pour lui, Henri Plantin ne peut pas ne pas céder au charme et à la pétulance de Pat. C’est un tourbillon qui l’emporte, une nouvelle jeunesse qui s’offre à lui et la promesse d’un nouveau départ.

Revoir Paris en noir et blanc au mois d’août est une joie. Partager avec ces vieux amants leur ivresse est un bonheur. Mais Paris au mois d’août souffre d’un handicap rédhibitoire : Charles Aznavour. Il n’est pas crédible un instant. Bob Lemon l’était un peu plus dans Sept ans de réflexion (1955), un film au scénario très proche. Quant à Marilyn Monroe, inutile de dire que son sex appeal était autrement plus atomique que celui de la bien fade Susan Hampshire

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John McCabe (1971)/Josey Wales hors-la-loi (1976) ★★☆☆

John McCabe (Warren Beatty) est un joueur de poker nonchalant et solitaire qui décide de se poser dans une petite ville du nord-est des Etats-Unis. Il y emploie quelques filles jusqu’à ce que l’arrivée de l’une d’elles, Constance Miller (Julie Christie), ne l’incite à se développer. Sa réussite suscite la convoitise. Une offre de rachat lui est soumise. Mais suite à un malentendu, elle est rejetée et McCabe doit se préparer à combattre les hommes de main chargés de l’éliminer.
Josey Wales (Clint Eastwood) est un paisible colon qui travaille sa terre dans le Missouri quand les troupes nordistes la mettent à sac, tuant sa femme et son fils. Il rejoint une milice sudiste, refuse de se laisser désarmer à la fin de la Guerre de Sécession et, accompagné d’un vieil Indien cherokee, sa tête mise à prix, traverse le Texas pour trouver refuge au Mexique.

John McCabe et Josey Wales hors-la-loi est à l’affiche d’un cycle de westerns programmés cet été au Christine Cinéma Club. Ils ont bien des points communs.
Le premier est d’être quasiment contemporains.
Le deuxième est de porter fièrement le nom de leurs héros – même si Warren Beatty partage l’affiche du premier avec Julie Christie – interprété par deux stars alors omnipotentes à Hollywood, qui y faisaient la pluie et le beau temps, produisant, réalisant, jouant le rôle titre de leurs propres films.
Le troisième, peut-être le plus significatif, est d’appartenir à un genre, le western, et à un sous-genre, le western crépusculaire. Après avoir connu son âge d’or dans les 40ies et 50ies, le western entame dans les 70ies un long déclin. Le temps de la Conquête de l’Ouest, des combats glorieux entre de vaillants cowboys et de perfides Indiens dans les paysages majestueux de la Monument Valley, est révolu. Le western devient moins manichéen et plus amer.

Bien qu’il lui soit de cinq ans antérieur, John McCabe est plus emblématique du western crépusculaire que Josey Wales hors-la-loi. Robert Altman, auréolé par la Palme d’or qu’il vient de décrocher à Cannes pour M.A.S.H. filme avec son chef opérateur Vilmos Zsigmond des paysages sans charme, boueux et brumeux, noyés sous la pluie, recouverts par la neige sitôt l’hiver venu. Pas l’ombre d’un Indien, ni même d’un cowboy, mais des brutes sales et saoules dont le seul commerce qu’elles entretiennent avec des femmes est exclusivement sexuel. Le personnage de John McCabe est un anti-héros. Engoncé dans une énorme pelisse, il ne brille ni par son intelligence – c’est Constance Miller qui fait décoller sa petite entreprise – ni par son courage – face aux trois gâchettes dépêchées pour l’abattre, sa première réaction est la fuite. Altman ne cherche pas à le réhabiliter et lui réservera le destin qu’il mérite.

Josey Wales est une figure plus classique du western. C’est un solitaire qui, s’il combat dans une milice sudiste, ne se réduit pas à cet attachement partisan, pas plus que l’amitié contingente qui le lie à deux Indiens qui croisent son chemin ne font de lui un pro-indien. Ce n’est pas non plus un homme vertueux, mu par des principes éthiques supérieurs, ni même par l’unique désir de venger les siens, supplanté avec les années par celui de sauver sa peau. Il n’en reste pas moins un surhomme, comme on en voyait dans les westerns de John Ford et de Sergio Leone (sous la direction duquel Eastwood a fait ses premiers pas) capable de se sortir des situations les plus dangereuses grâce à son sang-froid et à sa gâchette infaillible.

La bande-annonce de John McCabe
La bande-annonce de Josy Wales hors-la-loi

Ludwig : Le Crépuscule des dieux (1972) ★★☆☆

Avec une grande fidélité aux faits historiques, Ludwig raconte le règne tourmenté du roi de Bavière de 1845 à 1886.
Le jeune Ludwig monte sur le trône à dix-neuf ans à peine. Il se désintéresse vite de la gestion de l’Etat alors même que l’Allemagne est en train de s’unifier à marche forcée sous la domination de la Prusse dont la Bavière deviendra en 1871 un vassal. Il lui préfère les arts : la musique (il voue une admiration folle à Richard Wagner dont il est le mécène et satisfait au moindre de ses caprices) et l’architecture (il se fait construire dans les Alpes bavaroises, à Neuschwanstein, à Linderhof et à Herrenchiemsee, des chateaux de contes de fées). Après avoir rompu ses fiançailles avec sa cousine Sophie-Charlotte, il s’isole de plus en plus. Il prend dans sa domesticité de nombreux amants. Un collège de psychiatres lui diagnostique une paranoïa sévère qui ouvre la voie à sa destitution. Le lendemain de son internement dans un asile psychiatrique, âgé de quarante ans, il se noie dans le lac voisin avec son médecin.

Tout dans la personnalité et l’histoire du roi-fou devait attirer Luchino Visconti, qui s’était autoproclamé « biographe de l’Allemagne », lui avait déjà consacré deux films sublimes et crépusculaires, Les Damnés et Mort à Venise, et travaillait à l’adaptation impossible de La Montagne magique qu’il ne réalisa jamais.

Comme Mort à Venise, Ludwig exalte un parfum vénéneux. Tout y est sublime ; tout y est morbide. Comme dans Mort à Venise, l’homosexualité est un thème central du film. Ludwig a tenté sans succès toute sa vie de se battre contre ses penchants. Il a nourri une passion platonique pour sa cousine, l’impératrice Elizabeth d’Autriche et a failli épouser sa sœur cadette. Mais malgré sa foi catholique et l’insistance de son confesseur, Ludwig ne se résoudra pas à concrétiser cette union. Sa passion pour les arts sera pour lui une manière de transcender ses pulsions.

Pour interpréter Ludwig, Visconti choisit son propre amant, Helmut Berger. Il avait déjà tourné sous sa direction dans Les Damnés, travesti en Marlène Dietrich. Le jeune homme – il a trente-quatre ans de moins que le réalisateur – est d’une beauté surnaturelle. Sa mélancolie, son hystérie en font un Ludwig parfait. Le film, très sombre, dont la plupart des scènes se passent la nuit ou, de jour, sous des cieux enneigés, est traversé par un rayon de lumière : Romy Schneider y reprend le rôle qui l’a rendue célèbre et le tire du côté de la vie. Elle convainc Ludwig de s’affranchir de l’étiquette de la cour comme elle a osé le faire elle-même ; mais Ludwig utilisera cette liberté pour se replier sur lui-même et se cloîtrer.

Ludwig est sans doute un chef d’œuvre. Mais c’est un chef d’œuvre qui se mérite. Les producteurs imposèrent une version raccourcie de trois heures. Celle que j’ai vue la semaine dernière, à l’occasion d’une rétrospective Visconti, dure près de quatre heures. Y gagne-t-on au change ? Le propos n’aurait-il pas mérité d’être resserré ?

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Rétrospective Marcel Pagnol ★★★☆

À l’occasion des cinquante ans de la mort de Marcel Pagnol (1895-1974) est donnée une rétrospective de ses films en version restaurée. C’est l’occasion de les voir ou de les revoir en salles et de ranimer le souvenir lointain que leur diffusion à la télévision avait fait naître.

Tout gamin, parce que mes parents m’avaient offert La Gloire de mon père et que j’en avais aimé la lecture, je me suis mis à acheter compulsivement et à lire toute l’oeuvre de Pagnol, jusqu’à ses titres les moins connus et les plus dispensables : Les Marchands de gloire, Jazz, Judas, Fabien…. Je l’ai encore, sur une étagère de ma bibliothèque, dans de vieilles éditions de poche jaunies d’une collection Presses Pocket aujourd’hui disparue.

Je crois avoir vu certains de ses films enfant à la télévision. Je me souviens nettement de la trilogie marseillaise (Marius, Fanny, César) et de sa célèbre partie de cartes, de La Femme du boulanger et de la non moins célèbre tirade de Raimu (« Ah ! la revoilà la Pomponette ! »). N’étant plus très sûr d’avoir vu les six autres films de cette rétrospective (Jofroi, Angèle, Regain, Le Schpountz, La Fille du puisatier, Topaze), j’ai profité de la pause estivale, et de la climatisation en surrégime de la salle 1 du Champo, pour les enquiller – et m’y enrhumer ce qui est un comble en cette saison. Sacré gageure, chaque film durant plus de deux heures, à l’exception de Jofroi, un moyen métrage de cinquante-deux minutes à peine, aux airs de nouvelle.

J’y ai retrouvé, telle une madeleine de Proust, une langue. L’accent méridional auquel Pagnol a donné ses lettres de noblesse. Mais aussi un français incroyablement châtié qui, loin d’être dialectal ou vulgaire, frise la préciosité. Et des punchlines, comme on dit aujourd’hui, qui font mouche (« Tu n’es pas un bon à rien ; tu es un mauvais en tout ! »). Car la langue est le moteur de ce théâtre filmé. C’est par elle que l’action progresse.

Le cinéma de Pagnol, c’est aussi une troupe d’acteurs inoubliables. Raimu et Fernandel viennent en tête. Ils font tellement partie de notre imaginaire collectif qu’on a oublié de les regarder pour ce qu’ils sont : des acteurs à la présence magnétique. La scène où Fernandel récite sur tous les tons « Tout condamné à mort aura la tête tranchée » dans Le Schpountz est mythique. Il suffit qu’ils entrent en scène pour aimanter le regard. Mais ils ne sont pas seuls. Les entourent une bande de comédiens que Pagnol a su fidéliser et avec lesquels on se plaît à imaginer de film en film les joyeuses retrouvailles : Charpin (le Panisse de la Trilogie), Blavette, Poupon, Maupi, Delmont… sans oublier les actrices qu’il a fait jouer – après les avoir mises dans son lit ou avant de les y mettre – Orane Demazis, Josette Day, Jacqueline Pagnol…

L’oeuvre de Pagnol, d’une grande cohérence, a-t-elle pour autant bien vieilli ? Elle prête doublement le flanc à la critique.
D’une part, volontiers maurrassienne sinon pétainiste, elle fait l’éloge de la terre – qui, on le sait, ne ment pas, elle. La ruralité, ses vraies valeurs, le dur labeur nécessaire à son travail nourricier sont constamment opposés à la ville et à ses artifices.
D’autre part, le cinéma de Pagnol est patriarcal. L’homme y est le chef de famille derrière lequel la femme doit se taire et s’effacer – même si ce machisme est parfois tourné en dérision. La « fille perdue », prompte à céder aux manoeuvres séductrices du premier bellâtre venu qui l’engrossera avant de la mettre sur le trottoir, ternissant à jamais son honneur, est une figure récurrente dans l’oeuvre de Pagnol. On la trouve sous différentes variantes dans Fanny, dans Angèle et dans La Femme du puisatier.
Il est étonnant que les wokes ne se soient pas encore emparés de ces arguments et n’aient pas décoché à Marcel Pagnol quelques flèches anachroniques.

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Saravah (1969) ★★★☆

« Saravah n’est pas un documentaire mais un document » écrit l’éditeur Patrick Frémeaux. C’est l’oeuvre de Pierre Barouh, un musicien français né en 1934. Il composa La Bicyclette pour Yves Montand et interpréta Un homme et une femme sur une composition de Francis Lai. Durant ce tournage il rencontra Anouk Aimée à laquelle il fut marié pendant trois ans. Il fonda en 1965 le label Saravah qui fit découvrir la bossa nova en France et émerger les talents de Jacques Higelin ou de Brigitte Fontaine. En voix off, au début du film, il se présente comme « le plus Brésilien des Français » et adresse au spectateur une invitation qui ne se refuse pas : l’emmener en voyage au Brésil.

Saravah fut tourné en trois jours à peine à Rio de Janeiro pendant le carnaval durant l’hiver 1969. Mal sonorisé, le film ne sortit jamais en salles. Mais grâce à une restauration impeccable, il en trouve enfin le chemin plus de soixante ans plus tard.

Saravah dure une heure à peine. C’est bien court, mais cela nous donne juste le temps de croiser quelques unes des légendes de la samba brésilienne qui interprètent à l’improviste ses classiques. Un immense sourire aux lèvres, Pierre Barouh, dans un portugais hésitant, les invite à se dévoiler ce qu’elles font volontiers. Certains sont des stars installées, tel le saxophoniste Pixinguinha qui habite une rue qui porte son nom ; d’autres sont en pleine ascension comme le guitariste Baden Powell ou la chanteuse Maria Bethânia.

Voir Saravah aujourd’hui, c’est (re)plonger dans le Brésil des années soixante dont le carnaval et le samba constituaient des échappatoires hédonistes à l’oppressante dictature militaire. C’est se laisser lentement gagner par l’émolliente douceur de cette musique si sensuelle. C’est immanquablement n’avoir à la sortie de la salle qu’une seule envie : se ruer sur les autres standards créés par ces musiciens de légende.

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Let’s Get Lost (1988) ★★★☆

Chet Baker (1929-1988) fut sans doute l’un des plus grands musiciens de jazz du vingtième siècle. La sensualité de son jeu, sa voix de velours et son visage d’ange lui valurent une immense célébrité dans les années 50. Mais Chet Baker se drogua toute sa vie durant et fit souffrir son entourage.

Le photographe Bruce Weber rencontre en 1986 un vieil homme, qui n’a pas atteint ses soixante ans mais en fait au moins dix de plus. Chet Baker est au crépuscule de sa vie. Il mourra quelques mois plus tard, avant même la sortie du film, en se défénestrant du deuxième étage de son hôtel à Amsterdam. Le tournage, raconte Weber, fut particulièrement chaotique, devant tenir compte des sautes d’humeur de Chet Baker, constamment sous emprise.

Let’s Get Lost – du nom d’un standard de 1943 devenu célèbre grâce à l’interprétation qu’il en fit en 1955 – nous montre le jazzman à deux âges de sa vie. Dans les années 50, alors qu’il fait ses premiers pas dans le monde du jazz, dans le sillage de Charlie Parker qui lui donne sa chance et avec le saxophoniste Gerry Mulligan avec lequel il forme un quartet bientôt fameux, Chet Baker est d’une beauté surréelle, mélange de James Dean et de Jack Kerouac. Il devient vite le « prince du cool », la coqueluche de l’Amérique.
Mais ce visage angélique cache une âme tourmentée, torturée par la drogue. L’histoire de sa vie sera celle d’une longue déchéance qui le laisse essoré, à bout de souffle, le visage parcheminé, prématurément vieilli à cinquante ans à peine quand Bruce Weber le filme.

Dans un noir et blanc intemporel, Bruce Weber utilise des images d’archives notamment les célèbres photos de William Claxton. Il suit Chet Baker dans ses déambulations à Los Angeles, sur la plage de Santa Monica, sur la banquette arrière de ces décapotables qu’il aimait tant, dans le studio où il enregistre encore. Enfin, il interroge ses proches.

L’épreuve tourne vite au jeu de massacre quand il interviewe ses ex-compagnes. C’est que Chet Baker a eu une vie privée agitée : trois mariages, quatre enfants qu’il n’a guère élevés, des liaisons adultérines à la pelle… On comprend que Carol Jackson – la mère de trois de ses enfants et sa dernière épouse dont il ne divorça jamais – Diane Vavra – qu’il rencontra en 1970 et qui lui fut proche jusqu’à la fin de ses jours – et Ruth Young – une chanteuse de jazz avec qui il entretint une liaison au début des années 70 – ne mâchent pas leurs mots.
Mais la plus cruelle est la propre mère de Chet Baker, Vera Moser, une octogénaire permanentée, dont on imagine les heures qu’elle a passées pour se préparer à cette interview. Certes, elle ne cache pas sa fierté devant le talent inné et le succès de son fils mais elle garde un silence pudique lorsque Bruce Weber lui demande s’il fut un bon fils.

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Napoléon (1927) ★★★☆

Sorti en 1927, Napoléon est considéré comme l’un des chefs d’œuvre du cinéma mondial. C’est aussi un film maudit qui connut une histoire épique. Abel Gance en nourrit l’idée en découvrant la fresque de D.W. Griffith Naissance d’une nation. Son projet initial était de consacrer à la vie de l’Empereur huit épisodes, de sa jeunesse à  sa mort à Saint-Hélène. Mais le coût de l’entreprise le contraignit à n’en tourner que les deux premiers. Son Napoléon s’achève donc au début des campagnes d’Italie en 1796.

Napoléon connut plusieurs versions à tel point qu’il est devenu difficile avec le temps d’en identifier l’originale. C’est qu’Abel Gance y retravailla durant toute sa vie, ne perdant jamais l’espoir de mener son projet à terme. Il tourna même en 1960 en Yougoslavie un Austerlitz.
Sa toute première mouture, diffusée à l’Opéra-Garnier en avril 1927, accompagnée d’une musique de Honegger, durait 3h47. Une autre version diffusée en salles quelques mois plus tard en deux volets dure elle 9h27. En 1934-1935, Gance décide de sonoriser son film. Il tourne de nouvelles scènes, modifie le montage. Le résultat est condensé en 2h20. À cela s’ajoutent les nombreuses restaurations qui ont été entreprises, notamment par Kevin Brownlow dans les années 80 pour un métrage de 5h environ.
En 2008, la Cinémathèque française a chargé le chercheur Georges Mourier d’entreprendre une vaste expertise du fonds Napoléon et de restaurer le film dans sa version « originale ». L’entreprise s’est avérée bien plus longue et bien plus coûteuse que prévu. Elle a duré seize ans et aura coûté 4,5 millions d’euros. Georges Mourier en présentait hier le résultat à la Cinémathèque où son film Napoléon vu par Abel Gance était projeté de 15h à 23h avec une entr’acte d’une heure.

Le résultat est monumental. Certes, comme tous les films muets, Napoleon a vieilli. Le jeu des acteurs en particulier est furieusement démodé. Sa durée obèse est un autre obstacle à son accessibilité : ses deux parties durent respectivement 3h40 et 3h25. Mais si l’on a la vessie suffisamment élastique, le jeu en vaut la chandelle. Napoléon n’est jamais ennuyeux, sauf peut-être durant l’interminable siège de Toulon qui s’étire pendant quarante minutes sous une pluie diluvienne à la fin du premier volet.

Le propos du film a depuis sa création suscité la controverse. Si Abel Gance se targue d’avoir scrupuleusement respecté les faits, on lui reproche les libertés qu’il aurait prises avec l’histoire (c’est le même procès qui a été fait récemment à Ridley Scott). Pour lui, Napoléon est l’homme d’ordre qui met fin aux excès de la Révolution française avant d’en exporter les idéaux en Europe. On lui reproche surtout le culte excessif qu’il voue au futur empereur présenté comme un homme providentiel, doté de pouvoirs quasi-surhumains. Cette lecture « fascistoïde » tombe bien mal dans le contexte politique actuel !

Ce biais difficilement contestable risque de nuire au plaisir que les spectateurs les moins cocardiers seraient susceptibles de prendre. Mais on aurait tort de trop s’y arrêter. « La lecture politique ne doit-elle pas, pour une fois, s’effacer devant l’immensité créatrice de l’œuvre ? » s’interrogeait René Fauvel.

« Il n’y a pas dans le film un seul passage sans originalité technique » écrivait Léon Moussiniac. Pour le spectateur blasé de 2024, ces innovations n’en sont plus. Mais il faut concevoir ce qu’elles représentaient en 1927, alors que le cinématographe était encore un art balbutiant. Caméra subjective, plans-séquences, split screen… Abel Gance a imaginé une nouvelle grammaire du cinéma.
Certains effets ont bien vieilli. Ainsi de la caméra pendule qu’il avait suspendue au-dessus de la Convention pour en filmer les houleux débats, montant en parallèle le fragile esquif dans lequel Napoléon manque de se noyer en fuyant la Corse de Paoli en 1793. Ainsi aussi des surimpressions dont Gance use et abuse (jusqu’à seize dans le même plan).

Incroyablement novateur par ses techniques, Napoléon reste admirable par la richesse de son scénario qui mêle plusieurs genres. Au premier chef, bien sûr, Napoléon est un biopic, un drame épique. Mais il ne reste pas prisonnier de ce seul genre – ce qui aurait été d’un ennui étouffant pendant sept heures. Napoléon fait des détours par le mélodrame, notamment avec le personnage de Violine, interprété par la future star Annabella, amoureuse en secret de Napoléon (on pense au personnage d’Eponine dans Les Misérables et à la passion secrète qu’elle nourrit pour Marius). Et, avec beaucoup de modernité, il fait un détour par la comédie, avec l’épisode des dévoreurs de dossiers (deux greffiers du Comité de salut public qui faisaient disparaître les dossiers de certains accusés en les avalant) et plus encore avec le personnage récurrent de Tristan Fleuri, interprété par le grand acteur russe Nicolas Koline.

Il faut dire un mot de la musique de Simon Cloquet-Laffolye, une partition de plus de sept heures, interprétée par les orchestres et le chœur de Radio-France, qui emprunte à tous les styles musicaux de Haydn à Penderecki. Elle est éblouissante. Un bémol (!) peut-être : son omniprésence. Le silence parfois aurait eu du bon.

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