I am Greta ★☆☆☆

Greta Thunberg est devenue une icone. Sa photo a fait le tour du monde. Son combat contre le réchauffement climatique est connu de tous. Elle suscite des réactions radicales : certains la considèrent comme un modèle, d’autres au contraire comme une enfant manipulée qu’il faudrait renvoyer à ses études.

Nathan Grossman, un documentariste, la suit depuis que Greta a décidé en août 2018, à quinze ans à peine, de faire grève tous les vendredis en posant son cartable devant le parlement suédois pour dénoncer l’inaction de la classe politique. Il aurait été intéressant d’analyser comment cette action individuelle a pu faire tâche d’huile et comment la timide collégienne est devenue une star mondiale en l’espace de quelques mois.

La caméra de Nathan, Grossman a le défaut de ne prendre aucun recul par rapport à son sujet et de se borner à l’accompagner dans ses déplacements. On suit donc Greta à Katowice, à la COP24, à Paris, où elle rencontre Emmanuel Macron (qui ne semble pas vraiment savoir sur quel pied danser face à cette gamine si sérieuse), à Bruxelles où elle inspire d’autres jeunes en colère et intervient devant le Parlement européen et à New York à l’Assemblée générale des Nations-Unies qu’elle ralliera en bateau, au terme d’une traversée éprouvante, par refus d’emprunter l’avion trop polluant. Autour d’elle, rien ni personne, sinon son père qui l’accompagne et l’entoure de son attention bienveillante : aucun assistant, aucune équipe de recherche, aucun service de communication

À toutes ces tribunes, Greta – car comme toutes les icônes (Marilyn, Elvis, Johnny…), son prénom suffit à la désigner – assène le même discours plein de rage. Le documentaire de Nathan Grossman a beau durer plus d’une heure trente, on n’en apprendra pas grand chose sinon quelques formules plus ou moins répétitives. Pour Greta, la lutte contre le réchauffement climatique est une urgence qu’aucune excuse ne saurait esquiver. Elle incombe à nos dirigeants que, dans un même mouvement paradoxal, elle stigmatise (son désormais fameux « How dare you ? ») et elle exhorte.

Le documentaire de Nathan Grossman ne prétend pas à l’objectivité. Il assume d’être du côté de Greta, sinon de verser carrément dans l’hagiographie. Si les critiques, parfois cinglantes, adressées à la jeune fille, sont évoquées, c’est moins pour les réfuter que pour montrer le calme avec lequel elles sont accueillies (son père prend des cours de premier secours pour pouvoir aider sa fille si elle était blessée). Si le starsystem dans lequel Greta est aspirée est montré, c’est pour souligner la lucidité avec laquelle cette soudaine célébrité est vécue par la jeune fille et par son père qui n’aspirent qu’à l’anonymat disent-ils.

On ressort de ce documentaire avec la satisfaction d’avoir levé un voile sur l’intimité de cette jeune fille iconique, mais avec le soupçon qu’on ne nous en ait montré que ce qu’une communication bien huilée pouvait accepter de révéler.

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After Love ★☆☆☆

Mary (Joanna Scanlan) est anglaise. Elle est tombée très jeune, dans les années 70, amoureuse de Ahmed, un immigré pakistanais. Elle s’est convertie à l’Islam pour l’épouser et aura vécu quarante ans avec lui, formant un couple uni et heureux. Ahmed, capitaine de ferry, fait l’aller-retour chaque jour entre Douvres et Calais. Un soir, il décède brutalement à son domicile.
En rangeant ses papiers, Mary découvre qu’Ahmed avait une maîtresse à Calais, une Française prénommée Geneviève (Nathalie Richard). Elle décide de franchir la Manche pour la rencontrer. Mais leur rencontre, construite autour d’un malentendu, prendra un tour inattendu.

After Love raconte une histoire originale. Son sujet pourrait prêter au vaudeville : une femme trompée découvre la double vie de son mari. Mais tel n’est pas le registre d’After Love, un film dont je n’ai pas compris le titre : je n’ai pas compris que Mary – ou Geneviève – avait cessé d’aimer Ahmed. After Life m’aurait semblé, en toute rigueur, plus approprié. Quelque chose a dû m’échapper.

After Love voudrait embrasser plusieurs sujets : le fossé interculturel entre Musulmans et non-Musulmans, entre Anglais et Français, la blessure intime d’une femme qui découvre la duplicité de son mari, l’amour d’une mère pour son fils, celui d’un fils pour son père…. Un seul de ces sujets, diablement ambitieux, aurait suffi à nourrir tout un film. Du coup After Love s’éparpille et cède au défaut du survol trop hâtif.

C’est d’autant plus dommage que le personnage de Mary, caché derrière son tchador, remarquablement interprété par Joanna Scanlan, est spontanément sympathique. On partage immédiatement son chagrin au décès de son époux (ses funérailles sont l’occasion du plus beau plan du film où l’on voit Mary, silencieuse, pétrifiée par le chagrin, dans un tchador blanc, entourée des proches du défunt), sa surprise et sa colère à la découverte de la double vie d’Ahmed et sa curiosité embarrassée quand elle décide de se rendre à Calais. Mais la seconde partie du film, une fois son dispositif mis en place et ses ressorts dévoilés, est trop besogneuse pour nous convaincre et nous toucher.

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La Traversée ★★☆☆

Kyona et Adriel sont à peine sortis de l’enfance et doivent prendre le chemin de l’exil après que leur village a été la cible de persécutions. Brutalement séparés de leurs parents, pris dans une rafle, ils échouent dans une grande ville où ils trouvent refuge au milieu d’autres enfants perdus. Leur long exode vers un pays plus clément sera ponctué d’épisodes heureux ou malheureux : une traversée périlleuse, un cirque accueillant, la prison….

La réalisatrice Florence Miailhe a plongé dans son histoire personnelle pour raconter celle de Kyona et Adriel : sa propre mère avait dû traverser la France en juin 40 avec son frère et ses arrières-grands-parents avaient fui avec leurs neuf enfants les pogroms juifs d’Odessa au tournant du vingtième siècle. Elle fait le pari réussi de l’intemporalité et de l’universalité en refusant d’ancrer son histoire dans un lieu ou dans un temps spécifiques. On pourrait être dans l’Europe de la Seconde guerre mondiale ou dans le Moyen-Orient contemporain : les épreuves que les migrants doivent endurer sont hélas toujours aussi atroces.

Cette description, aussi poignante soit-elle, n’est pas très originale. L’exode et ses avanies ont déjà fait l’objet d’un si grand nombre de livres ou de films que La Traversée ne peut guère nous surprendre. Pire : elle enfonce un peu trop les portes de la bien-pensance au risque de nous dissuader d’aller la voir.

En revanche, c’est la technique utilisée qui m’a laissé sans voix. La Traversée est un film d’animation tourné sur des plaques de verre. Je ne comprends rien à la phrase que je viens d’écrire, que je suis allé piocher dans le dossier de presse. Mais je n’ai pu qu’être fasciné par la maîtrise et la beauté de ce film : c’est une véritable féérie de couleurs qu’on voit se déployer sous nos yeux ébaubis dans un pur spectacle chromatique dont le sujet finit par s’effacer.

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Tout s’est bien passé ★★★☆

Emmanuèle (Sophie Marceau) a toujours entretenu des relations compliquées avec son père André (André Dussollier), un homme égoïste et cruel. Pourtant, c’est elle qui se précipite à son chevet quand il est frappé par un AVC qui le laisse à moitié paralysé. Et c’est vers elle qu’il se tourne pour lui demander de l’aider à mourir. Avec sa sœur Pascale (Géraldine Pailhas), elle va essayer de le faire revenir sur sa décision.

Tout s’est bien passé est l’adaptation du récit autobiographique d’Emmanuèle Bernheim, qui travailla longtemps avec François Ozon (elle signe les scénarios de ses films Sous le sableSwimming Pool et 5×2), avant d’être fauchée par un cancer. Alain cavalier avait formé le projet de l’adapter, laissant à Emmanuèle Bernheim le soin de jouer son propre rôle et interprétant lui-même celui de son père. Mais ce projet avait été interrompu par la maladie de la romancière. Alain Cavalier en avait tiré un documentaire poignant : Etre vivant et le savoir.

Tout s’est bien passé n’est pas bien gai non plus, qui traite d’un sujet décidément à la mode : la fin de vie. Qui a vu récemment The Father, Falling et Supernova pourra légitimement estimer que la coupe est pleine, voire qu’elle déborde, et préférer aller voir le dernier James Bond pour se divertir un peu. Il aurait tort. Car Tout s’est bien passé est bouleversant.

J’entends pourtant volontiers les critiques qui lui sont adressées. Le scénario, la direction d’acteurs ne brillent pas par leur hardiesse. François Ozon s’embourgeoise décidément, qu’on avait connu plus audacieux. Mais la même critique déjà pouvait être adressée à Grâce à Dieu où le réalisateur avait l’élégance de s’effacer derrière son sujet, ô combien poignant.
Autre critique : Tout s’est bien passé est un film à sujet sur l’euthanasie – comme l’était avant lui, avec autant sinon plus de puissance Quelques heures de printemps qui fut peut-être l’un de mes films préférés de la dernière décennie. Je me suis autorisé une critique assez sévère des Intranquilles il y a quelques jours au motif précisément qu’il s’agissait d’un film à sujet sur la bipolarité. Je reconnais volontiers le paradoxe à ne pas faire le même reproche à Tout s’est bien passé.

C’est peut-être que son sujet me touche plus que celui des Intranquilles. Je ne connais pas dans mon proche entourage de bipolaire ; cette maladie ne me fait pas peur. J’ai vécu et je vis, comme toutes les personnes de mon âge, le vieillissement et la disparition de mes parents ; j’appréhende déjà, avec quelques années d’avance, les miens. Je pressens que les questions que le film met en scène – comment accompagner un proche dans la mort souhaitée – se posera un jour ou l’autre à moi.
C’est cette part de subjectivité assumée qui explique en grande partie l’écho de Tout s’est passé chez moi et l’émotion qu’il a fait naître. J’ai été touché par l’amour filial de ses deux filles pour leur père malgré ses défauts – en espérant peut-être que mes deux fils aient la même indulgence avec les miens au crépuscule de ma vie. J’ai d’ailleurs préféré la retenue du jeu de Géraldine Pailhas à celui, trop expressif, de Sophie Marceau qu’on n’attendait pas nécessairement dans ce rôle. J’ai bien sûr été bouleversé par la décision d’André de mettre fin à ses jours, déconcerté par sa détermination, admiratif de la décision de ses filles de l’accompagner malgré tout. Et j’ai souri aux obstacles déconcertants qui se sont mis sur leur chemin donnant paradoxalement à la seconde moitié du film un suspense et une légèreté aussi inattendus que bienvenus.

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Flag Day ★☆☆☆

Jennifer Vogel (Dylan Penn) revient sur sa relation compliquée avec son père, John Vogel (Sean Penn), un mythomane pathologique. Il a exercé sur elle et sur son frère Nick une séduction toxique pendant leur enfance, que peinait à contrebalancer une mère alcoolique et démissionnaire. Il a disparu à leur adolescence, les laissant sans protection avec un beau-père abusif. Devenue journaliste, Jennifer a retrouvé sa trace pour découvrir les mystères qu’il cachait.

Projeté à Cannes en sélection officielle, le dernier film de Sean Penn est précédé par des critiques élogieuses. L’acteur, enfant terrible de Hollywood, s’y met lui-même en scène et confie le rôle de la fille de son personnage…. à sa fille Dylan. Adapté d’une histoire vraie, qui inspira à la vraie Jennifer Vogel un roman autobiographique publié en 2010, Flag Day se veut en même temps un film américain, sous les auspices du 4-juillet, la date anniversaire du héros et celle à laquelle on le retrouve à différents âges de sa vie en 1975, en 1981 et en 1992, et un film qui détruit l’un des mythes les plus américains qui soit : le mythe de la famille, unie et aimante.

Sean Penn campe en effet un personnage toxique : celui d’un père qui affiche un amour inconditionnel pour sa fille mais qui ne cessera de la décevoir toute sa vie durant. Cette ambiguïté est ténue et s’écaille bien vite, réduisant le personnage de John Vogel à une caricature assez pauvre : celle d’un mythomane compulsif. Le personnage de Jennifer Vogel souffre de la même faiblesse : Dylan Penn campe une jeune fille écorchée vive, sevrée de l’amour paternel qu’elle réclame.

Flag Day ne ménage pas les effets pour nous émouvoir. La retenue n’est pas la principale qualité de Sean Penn qui n’a jamais été un acteur tiède ; il l’est ici moins que jamais. Le problème est que cette débauche de bons sentiments produit l’effet inverse à celui recherché. Leur accumulation finit par nous éloigner.

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Eugénie Grandet ★☆☆☆

Charles Grandet (Olivier Gourmet) est tonnelier à Saumur sous la Restauration. Son sens des affaires l’a conduit à amasser une fortune immense qui fait de sa fille, Eugénie (Joséphine Japy), le meilleur parti de la ville. Mais sa maladive avarice condamne sa famille à une vie austère et grise. Eugénie rêve de s’en échapper. L’arrivée de son cousin parisien, Charles Grandet, dont le père, acculé à la faillite, va bientôt se suicider, ouvre à la jeune fille de nouveaux horizons.

Comme tout le monde (ou presque), j’ai lu Eugénie Grandet au collège. Et comme tout le monde (ou presque), j’ai gardé un mauvais souvenir de cette lecture. Mauvais souvenir = j’avais été beaucoup moins transporté par Balzac que par Zola ou Stendhal. Mauvais souvenir = à cinquante ans passés, j’ai complètement oublié cette lecture.

Faut-il remercier Marc Dugain – l’auteur de romans à succès qui, après L’Echange des princesses, tourne sa deuxième adaptation en costumes – d’avoir revisité cette œuvre panthéonisée et, disons-le, un peu poussiéreuse ? On se le demande.

On voit mal en effet son objectif, si ce n’est bien sûr d’attirer tous les collégiens – et tous leurs parents anxieux – qui, à la veille de la remise de la note de lecture d’un livre qu’ils n’auront qu’à moitié lu, le visionneront à la hâte pour bâcler leur devoir. A-t-il entendu trouver à ce roman vieux de près de deux siècles une nouvelle modernité ? On pourrait le penser, à son épilogue qui s’éloigne de celui du roman. Très politiquement correct, Marc Dugain ne se contente pas de transformer Charles en horrible négrier (alors que, dans le roman, il était envoyé aux Indes, il s’enrichit dans le film dans le commerce triangulaire qui était pourtant à l’époque en plein déclin), il fait d’Eugénie une égérie féministe. C’est prendre beaucoup de liberté avec le personnage.

Certes, Eugénie Grandet est joué par un Olivier Gourmet toujours parfait, une Joséphine Japy qui y met toute la grâce virginale nécessaire et une Valérie Bonneton qui prend un plaisir masochiste à se sacrifier. Certes aussi, le film est remarquablement éclairé, offrant quelques uns des plus beaux plans du cinéma – comme s’y était déjà essayé avant lui Délicieux. Pour autant ces qualités ne sauvent pas Eugénie Grandet de l’académisme un peu appliqué qui le menaçait et dont il n’arrive pas à s’extraire.

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Les Intranquilles ★★☆☆

Damien (Damien Bonnard) est bipolaire. Il alterne des phases d’activité délirante et de catatonie qui obligent sa compagne, Leïla (Leïla Bekhti), à une vigilance de chaque instant. Le trio aimant qu’il forme avec son fils Amine (Gabriel Merz Chammah) y survivra-t-il ?

Les Intranquilles filme la bipolarité, une maladie que Joachim Lafosse, fils de père bipolaire, a vécu dans sa chair. Son titre est riche de sens : les « intranquilles », ce sont à la fois le bipolaire lui-même, incarné par un Damien Bonnard habité, tour à tour emporté par une fièvre créatrice qui lui fait enchaîner les nuits blanches ou terrassé par les médicaments qui le laissent pantois, ou ses proches, sa compagne, son fils mais aussi son père (le toujours parfait Patrick Descamps) condamnés à un perpétuel qui-vive.

Le film, projeté en sélection officielle à Cannes en juillet dernier, est précédé d’une critique louangeuse. Je lui ai trouvé néanmoins trois défauts qui, sans être rédhibitoires, ont entamé le plaisir que j’y ai pris et l’intérêt que j’y ai trouvé.

Le premier est l’interprétation. Je mets hors de cause Damien Bonnard, impeccable, qui est en train de gagner ses galons de star. J’ai plus de réserves sur Leïla Bekhti, prisonnière d’un rôle immobile : celui de l’épouse exténuée, à deux doigts d’exploser ou d’abandonner la partie. J’en ai plus encore s’agissant du gamin grassouillet, dont je ne vois pas quelles qualités on a bien pu lui trouver sinon celle d’être le fils et le petit-fils de deux actrices déjà installées (Lolita Chammah et Isabelle Huppert)

Le deuxième est le scénario qui me semble faire du surplace. Tout le film est construit autour du même schéma répétitif : une action particulièrement déconcertante de Damien est tant bien que mal gérée par Laïla sous les yeux déconcertés de leur fils. La phase de la découverte de la maladie est occultée, qui aurait pu pourtant se révéler particulièrement cinématographique : on y aurait vu les premiers signes avant-coureurs, le diagnostic établi à tâtons, la réaction de Leïla et de Damien oscillant entre le déni, la colère, l’abattement et la mobilisation. Rien de tout cela n’est évoqué.

Le troisième est le plan final, d’une étonnante sécheresse, qui – sauf à ce que je l’aie mal compris – me semble contredire le message du film : l’amour d’une famille unie et indestructible est le seul rempart contre la maladie.

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La Troisième Guerre ★★☆☆

Léo Corvard (Anthony Bajon) est un jeune engagé. Pour sa première mission, il doit arpenter les rues de Paris dans le cadre de l’opération Sentinelle. Un autre soldat d’origine maghrébine, Bentoumi (Karim Leklou), l’accompagne en se vantant de ses faits d’armes. Leur patrouille est dirigée par une femme, le sergent Yasmine (Leïla Bekhti).

La Troisième Guerre est un film original, la première œuvre d’un jeune réalisateur italien, Giovanni Aloi. Son titre et son affiche laissent augurer un film martial. Il n’en est rien. Il s’agit plutôt d’un drame social dont le sujet serait l’institution militaire, miroir déformant de la société française.

L’image que La Troisième Guerre renvoie de l’armée française et de la mission qui lui a été confiée dans le cadre de l’opération Sentinelle de lutte contre le terrorisme en 2015 évite le piège du manichéisme. Elle se tient à égale distance de la glorification viriliste (les militaires, derniers remparts contre l’anomie sociale) ou de l’instruction à charge (les militaires, Rambos sans repères devenus à leur tour une menace contre nos libertés individuelles).

La Troisième Guerre montre que l’armée demeure aujourd’hui encore un fantastique creuset permettant l’intégration des plus marginaux, au-delà des clivages de race et de classe. Le film frise la caricature en donnant à chacun de ses personnages un rôle archétypal : Corvard est le petit blanc lumpenprolétarisé, issu d’une lignée d’alcooliques, qui vient chercher sous les drapeaux l’ordre qu’une vie de désordres ne lui a pas donné ; Bentoumi est le Maghrébin en mal de reconnaissance qui cache sa fragilité derrière ses mensonges ; Yasmine, qui dissimule sa grossesse dans l’attente de son avancement, incarne à elle seule la difficile intégration des femmes dans l’institution militaire.

Mais La Troisième Guerre questionne aussi avec beaucoup d’acuité la raison d’être des missions confiées à l’armée. Quel sens avait l’opération Sentinelle ? À quoi a-t-il servi de faire patrouiller des troufions dans les rues de Paris ? Ont-ils rassuré la population ? Ont-ils dissuadé des actes terroristes ? La réponse que La Troisième Guerre donne à ces questions dans sa dernière scène est peut-être inutilement mélodramatique. Elle n’en reste pas moins durablement marquante.

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Les Amours d’Anaïs ★★★☆

Anaïs court… D’un rendez-vous à l’autre auxquels elle arrive systématiquement en retard : avec sa propriétaire qui aimerait qu’elle pose une alarme incendie et évite de faire exploser sa gazinière, avec son amoureux auquel elle annonce sans autre forme de procès qu’elle est enceinte mais qu’elle a décidé d’avorter, avec son directeur de thèse qui l’a embauchée pour l’aider à organiser un colloque mais qu’elle va laisser tomber sans vergogne
Anaïs suit ses envies et ses désirs. Elle quitte Raoul, l’amoureux trop conformiste, couche avec Daniel (Bruno Podalydès), un éditeur qui pourrait avoir l’âge de son père, avant de se prendre pour passion pour Emilie, la femme de Daniel, et lui faire une cour enflammée.

Les Amours d’Anaïs est un film solaire porté par l’insolente jeunesse de son actrice principale. Sa réalisatrice, après des études de lettres et un passage dans l’édition, avait tourné avec elle un court-métrage, Pauline asservie, présenté en 2018 à la Semaine de la Critique. Les Amours d’Anaïs en est la version longue.

J’ai déjà souvent dit ici tout le bien que je pensais d’Anaïs Demoustier, une actrice que je suis depuis ses tout premiers films il y a une quinzaine d’années et dont je me réjouis qu’elle ait transformé les espoirs placés en elle. Mon jugement est évidemment corrompu par le charme irrésistible de la jeune actrice qui me prive de toute objectivité.

Au contraire, j’ai souvent exprimé mes réserves au sujet de Valeria Bruni-Tedeschi, abonnée aux rôles de femmes libres et un peu folles. Sa sensualité surjouée ne me faisait pas vibrer ; ses outrances m’excédaient.

Les Amours d’Anaïs m’ont paradoxalement conduit à revisiter mon opinion sur ces deux actrices. J’ai trouvé qu’Anaïs Demoustier, la trentaine bien entamée, bégayait un peu dans un rôle où on l’a déjà trop vue. Irrésistible, elle l’est de toute évidence. Mais les femmes irrésistibles deviennent vite horripilantes. Et son interprétation, consciemment ou inconsciemment l’est un peu. La découverte de la rechute du cancer de sa mère est censée lui donner la profondeur qu’elle ne semble pas avoir – et interrompre un instant sa course. Mais ces passages vaguement tire-larmistes ne sont pas les plus réussis du film.

Au contraire, Valeria Bruni-Tedeschi m’a profondément ému. Je lui ai trouvé un charme fou dans le rôle de cet écrivaine dans la force de l’âge, attachée à un mari dont elle n’ignore pas les frasques, mais ayant trouvé dans l’écriture une raison de vivre. Valeria Bruni-Tedeschi interprète à merveille une palette d’émotions très subtiles : celles que traverse Emilie face à Anaïs, l’étonnement, les questionnements, l’attendrissement, l’amour.

Dans la filiation revendiquée de Rohmer, Les Amours d’Anaïs ne révolutionnera pas le cinéma français et n’en a pas la prétention. Mais un film où on entend les adjectifs « acariâtre », « pusillanime », « désinvolte » et « hédoniste » sans qu’ils soient prononcés avec une once de snobisme ne peut être que délicieux.

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La Voix d’Aïda ★★☆☆

En juillet 1995, les forces de la Republika Srpska, sous le commandement de Ratko Mladić, investissent la ville bosniaque de Srebrenica. La ville à majorité musulmane avait pourtant été déclarée « zone de sécurité » par l’Onu qui y maintenait un détachement de Casques bleus néerlandais. Mais cela n’a pas empêché les forces de Mladić de séparer les hommes des femmes, de massacrer les premiers et de condamner les secondes à une vie de deuil et de chagrin.

La cinéaste bosnienne Jasmila Žbanić décide d’utiliser la fiction pour raconter ces événements traumatisants, qui ont marqué l’histoire de son pays et, au-delà, celle de l’Europe. Elle invente le personnage d’Aida, magistralement interprété par la grande actrice de théâtre Jasna Đuričić, une ancienne professeure d’anglais embauchée par les Casques bleus pour leur servir d’interprète.

Par sa position, à l’intersection de deux mondes, les Néerlandais d’un côté, dépassés par un mandat qu’ils ne peuvent assumer et les Bosniaques de l’autre légitimement inquiets de l’avancée des troupes serbes et de leurs intentions, Aïda est la mieux placée pour comprendre le terrible engrenage qui se déroule sous ses yeux et sous les nôtres. Le film est terrible et oppressant, presqu’irrespirable ; car on en sait par avance l’issue fatale. Face à ces prisonniers qui attendent dans la chaleur de l’été et dans la promiscuité la mort qui vient, j’ai pensé à la rafle du Vel d’Hiv et au film qu’elle avait inspiré en 2010 à Roselyne Bosch.

Unité de temps, unité de lieu, unité d’action : le film, qui se déroule quasiment en temps réel n’a pas un seul temps mort, si ce n’est peut-être un flashback inutile sur « la vie d’avant », heureuse et insouciante comme de bien entendu. Sa conclusion, froide et tragique, ne saurait laisser insensible. Mais La Voix d’Aida se termine par un épilogue, quelques années plus tard que j’ai trouvé inutilement bien-pensant.

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