Evolution ★☆☆☆

Evolution compte trois tableaux d’inégale longueur, filmés en plan-séquence.
On devine lentement l’endroit et l’époque où se déroule le premier : il s’agit d’une chambre à gaz d’Auschwitz en 1945 où trois soldats de l’Armée rouge, sidérés, découvrent un bébé survivant dans une bouche d’égoût.
Ce bébé, c’est Eva, l’héroïne octogénaire du deuxième tableau filmé dans son grand appartement de Budapest au crépuscule de sa vie, avec sa fille Lena venue lui réclamer des papiers d’identité pour prouver sa judéité.
Le dernier tableau est filmé quelques mois plus tard à Berlin où on comprend que Eva est désormais installée, après son divorce, avec son fils Jonas, un jeune lycéen en butte aux brimades de ses camarades.

Kornél Mundruczó est décidément un réalisateur marquant. Ses films sont à couper le souffle. White Dog racontait, au ras du pavé, la révolte d’une horde de chiens errants condamnés à mort par un pouvoir hygiéniste. La Lune de Jupiter avait pour héros un migrant syrien laissé pour mort à la frontière hongroise et désormais doté de pouvoirs surnaturels. Pieces of a Woman filmait en temps réel un accouchement qui tournait à la catastrophe.

Après un détour par Hollywood, Kornél Mundruczó revient en Europe avec les mêmes recettes que dans ses précédents films : un sujet coup de poing (ici, le traumatisme intergénérationnel causé par la Shoah) filmé avec maestria.

Le problème est que cette recette tourne au procédé sinon à la posture un peu vaine.
Comme dans les précédents films de Mundruczó, on est bluffé par sa mise en scène. La première scène  de Evolution est dantesque : filmée au cœur de l’enfer, dans un lieu qui ne peut qu’imposer un respect horrifié (je cherche la meilleure traduction à l’anglais « awe »), ce plan halluciné – qui rappelle un autre film hongrois, Le Fils de Saul –  est quasiment muet.
La deuxième ne l’est pas moins, entièrement tournée à l’intérieur d’un appartement et qui se conclut par un événement surréaliste proprement incroyable.
La troisième est tout aussi virtuose qui suit le jeune Jonas dans les rues de Berlin.

Le problème du cinéma de Mundruczó est qu’on ne comprend pas au service de quoi est mis cette maîtrise hallucinante. Que veut-il dire ? Et surtout : pourquoi le dire de cette façon-là ? La virtuosité de ses plans-séquence finit par être contre-productive : on ne voit qu’elle et, passée l’admiration qu’elle suscite, on ne ressent rien.

La bande-annonce

The Duke ★★☆☆

Kempton Bunton (Jim Broadbent) est un modeste sexagénaire habitant à Newcastle. Farouche défenseur de la justice sociale, père inconsolé d’une fille décédée dans la fleur de l’âge d’un accident de vélo, il écrit à ses heures perdues des pièces de théâtre, malgré les exhortations de sa femme (Helen Mirren) qui préfèrerait qu’il utilise son énergie à trouver un emploi stable.
Avec la complicité de son fils, Kempton Bunton dérobe à la National Gallery de Londres le Portrait du Duc de Wellington par Francisco de Goya. Il est prêt à le restituer moyennant une rançon pour financer des oeuvres charitables.

Aussi incroyable que cela paraisse, l’intrigue de The Duke est inspirée d’une histoire vraie qui avait défrayé la chronique au début des 60ies mais n’avait pourtant jusqu’à présent jamais été racontée. Le vol inédit d’un des joyaux de la National Gallery avait été un temps attribué par Scotland Yard à un dangereux gang de trafiquants – au point de le placer parmi le butin du Dr No du premier James Bond tourné début 1962 . Il était en fait l’oeuvre d’un bien inoffensif sexagénaire.

Tourné fin 2019, projeté à Venise en septembre 2020, The Duke a vu sa sortie en salles compliquée par le Covid. Diffusé directement sur les plateformes américaines et britanniques, il a finalement trouvé le chemin des salles françaises avec deux ans de retard.

The Duke déborde de bons sentiments. Drame social, mélo, film de prétoire, The Duke passe avec fluidité d’un genre à l’autre sous la houlette de Roger Michell, le réalisateur de Coup de foudre à Notting Hill, My Cousin Rachel et Blackbird – qui m’avait ému aux larmes. On pourrait bien sûr bouder son plaisir devant cette réalisation trop sucrée et les grimaces de son héros. On pourrait au contraire se laisser séduire par ce feel-good movie si attachant, gorgé du lait de la tendresse humaine, admirablement servi par l’impériale Helen Mirren.

La bande-annonce

Les Passagers de la nuit ★★☆☆

Elizabeth (Charlotte Gainsbourg) doit se reconstruire après son divorce. Elle le fera avec l’aide de ses deux enfants qui sont en train de quitter l’adolescence. Elle le fera grâce au travail que lui offre Vanda Dorval (Emmanuelle Béart), l’animatrice d’une radio nocturne sur France Inter. Elle le fera enfin grâce à Tallulah (Noée Abita), une jeune femme un peu perdue qu’Elizabeth prend sous sa coupe.

S’il était précédé de critiques élogieuses, qui en faisaient presque le film du mois dans un mois pré-cannois il est vrai bien pauvre, les mauvais retours de mes amis m’ont fait retarder le moment de voir Les Passagers de la nuit (un titre que les cinéphiles ont du mal à ne pas définitivement associer à Bogart et Bacall). Qui avait raison ? les premières qui encensaient un film « tendre, émouvant et sensible » qui « nous transporte avec délicatesse au cœur des années 80 » ? ou les seconds qui, dans un style plus direct, se sont ennuyés devant une Charlotte Gainsbourg « à baffer » ?

Avec le sens pathologique du compromis macronien qui m’habite, je donnerais raison aux deux et tort à personne. Le jeu chuchoté de Charlotte Gainsbourg m’a plus irrité qu’ému, d’autant qu’il nous arrive quelques mois à peine après l’insupportable Suzanna Andler. De là à dire que cette actrice serait en voie d’huppertisation, il y a un pas que je franchirais peut-être à son prochain film si elle s’entête dans ce jeu melliflu.
Mais pour le reste, j’ai été touché par l’évocation mélancolique des 80ies, reconstituées en entremêlant des images d’archives à celle de décors méticuleusement reconstitués (un appartement des tours Beaugrenelle, la salle de cinéma de l’Escurial où les trois jeunes gens vont voir Les Nuits de la pleine lune).
Il y a un mystère sinon une incongruité à vouloir reconstituer cette période si inesthétique. Tout était laid dans les années 80 : les vêtements, les coiffures, le maquillage, les voitures… Mais c’était la période où j’ai grandi (Mikhaël Hers a, à quelques années près le même âge que moi) et pour laquelle j’entretiendrais toujours une émouvante nostalgie.

La principale critique que j’adresserais aux Passagers de la nuit est son anachronisme. Sur cette reconstitution minutieuse des années 80 sont plaqués des sentiments très contemporains, pas très éloignés de ceux qui avaient fait le succès du précédent film de Mikhaël Hers, Amanda : la reconstruction d’une quinquagénaire cabossée (interprétée avec beaucoup de justesse l’an dernier par la même Emmanuelle Béart dans L’Etreinte), la complexité des sentiments que ressent un parent au départ de ses enfants du nid familial…

La bande-annonce

The Northman ★☆☆☆

Le jeune prince Amleth voit sous ses yeux son oncle assassiner son père. Il réussit à s’enfuir mais jure de se venger. Pour ce faire, quelques années plus tard, il rejoint une troupe d’esclaves en route vers l’Islande. Il y retrouve son oncle, sa mère qu’il a épousée et le fils né de cette union.

Après deux films (The Witch, The Lighthouse) qui l’ont fait instantanément entrer dans le club très fermé des réalisateurs les plus bankables de Hollywood, Robert Eggers a décidé de tourner le film définitif sur les Vikings. Il a revisité la légende d’Hamlet qui a inspiré avant lui de célèbres auteurs. Sa trame en est bien connue. Et ce n’est pas Nicole Kidman, figée pour l’éternité dans une jeunesse siliconée et ridiculisée par un accent dont on ne sait s’il est islandais ou moldo-slovaque, qui, dans la scène censée en renverser le sens, nous surprendra beaucoup.

Là est bien la limite de ce Northman : un scénario bien pauvret. Sans doute, le soin maniaque apporté à la reconstitution des maisons, des costumes, des armes nous plonge-t-il dans le monde fascinant des Vikings du IXème siècle. Chaque scène, chaque plan – qu’il filme la musculature impressionnante d’Alexander Skarsgård ou les paysages majestueux d’Islande – suscite l’admiration voire la fascination. Mais une succession de plans, aussi impressionnants soient-ils ne suffit pas à faire un film. Il manque à The Northman une histoire qui nous tienne en haleine – sauf à considérer que la vengeance du jeune Amleth dont on devine par avance chacun des rebondissements y suffirait.

La bande-annonce

Varsovie 83, une affaire d’État ★★★☆

Le 12 mai 1983, le jeune Grzegorz Przemyk, le fils d’une opposante politique au régime communiste polonais, célèbre joyeusement sa réussite à la première partie des épreuves du baccalauréat avec son camarade Cezary Filozof (renommé dans le film Jurek Popiel) dans les rues de Varsovie. Deux policiers les interpellent, les conduisent au poste et les rossent. Przemyk est conduit à l’hôpital et y mourra deux jours plus tard des suites de ses blessures.
S’ensuit une enquête sur les causes du décès que l’appareil d’État souhaite rapidement étouffer. Le témoignage de Jurek Popiel s’annonce central car il est le seul témoin des violences policières survenues au commissariat.

Varsovie 83 revient sur un épisode méconnu de l’histoire polonaise, coincé entre les grèves des chantiers navals de Gdańsk, l’état de siège proclamé en décembre 1981 et l’assassinat de Jerzy Popiełuszko en octobre 1984. Sous la caméra de Jan P. Matuszyński renaissent les paysages désespérants des pays de l’Est des années 80 – tels qu’on les voyait dans l’excellente série Deutschland 83.

L’affaire Przemyk est l’occasion de mettre à nu l’appareil d’État communiste et ses mensonges – au risque parfois de verser dans la caricature, par exemple avec les personnages outranciers du général Kiszczak et de la procureure Bardon. Tous les moyens lui sont bons pour mener l’enquête à décharge et innocenter les policiers responsables de la mort du jeune lycéen : dessaisir le premier procureur qui avait été chargé de l’affaire et dont les conclusions n’étaient pas favorables à la police, incriminer les ambulanciers qui dans la version officielle auraient roué de coups la victime pendant son transfert, encourager Popiel à revenir sur son témoignage en le menaçant de représailles et en pesant sur sa famille. Est particulièrement abject le personnage du père de Popiel qui, par un mélange d’idéologie et de peur, est encouragé à moucharder son propre fils.

Varsovie 83 est construit comme un thriller haletant qui ne relâche jamais la pression. Sa densité aurait peut-être mieux convenu à une mini-série de trois ou quatre épisodes qu’à un film trop long de 2h39. Mais aussi exigeante que soit l’expérience de ce long spectacle, il n’en demeure pas moins une grande réussite.

La bande-annonce

Miss Marx ★☆☆☆

Eleanor Marx (Romola Garai) était la fille cadette de Karl Marx. Elle a vingt-huit ans à peine à la mort de son père, quand elle rencontre Edward Aveling (Patrick Kennedy), un panier percé, coureur de jupons, avec qui elle vivra une longue et tumultueuse passion. Elle aura à cœur de transmettre l’oeuvre de son père et de faire l’avocate avant l’heure du droit des femmes.

Le marxisme, largement dévoyé par l’application qui en a été faite dans l’URSS stalinienne et dans la Chine maoïste, continue d’inspirer quelques esprits qu’on jugera progressistes ou aveugles, selon le bord où on se situe. La personnalité de Karl Marx continue à fasciner. Raoul Peck, cinéaste et militant, ancien ministre de la culture de Haïti, s’était intéressé à la naissance de son inspiration en brossant, à rebours de l’image engoncée qu’il a laissée dans les livres d’histoire, le portrait d’un jeune homme plein de fougue (Le Jeune Karl Marx, 2016). La réalisatrice italienne Susanna Nicchiarelli, qui avait consacré son premier film à Nico, la chanteuse du Velvet Underground, fait le pari curieux de se focaliser sur la dernière fille de l’idéologue allemand. Son film sur Nico avait pour accroche : « La femme derrière l’icône », nous promettant de percer l’intimité de la muse d’Andy Warhol. Miss Marx pourrait avoir le même : la femme – Eleanor Marx – derrière l’icone – Karl son père.

Le programme était alléchant et la bande annonce m’avait mis l’eau à la bouche. Le résultat est hélas décevant. Mis à part une BOF décalée, mêlant des titres originaux du groupe punk Downtown Boys avec des classiques de Chopin ou de Liszt bizarrement réarrangés, Miss Marx est d’un classicisme éhonté. Même si l’excellente Romola Garai lui insuffle une sacrée énergie, la personnalité d’Eleanor Marx peine à susciter l’empathie. Des plans languissants la montrent entourée de quelques intellectuels marxistes qui, grâce à la générosité du riche Engels, théorisent le sort du lumpenprolétariat en fumant le cigare. On applaudit certes à ses discours féministes avant-gardistes, à son dévouement pour l’interdiction du travail des enfants – qui sera bientôt proscrit, preuve du machiavélisme des odieux capitalistes ou de leur humanité ? Mais on ne réussit pas à se passionner pour ses déboires conjugaux auprès d’un mari veule et hypocrite.

La bande-annonce