Lost in the Night ★★☆☆

Emiliano est le fils d’une activiste écologiste, disparue et probablement tuée par la police trois ans plus tôt. La quête de sa mère le mène dans la luxueuse résidence secondaire d’une famille de stars – Carmen est chanteuse, Rigo est artiste, Monica, la fille de Carmen, est influenceuse – où Emiliano se fait embaucher comme homme à tout faire.

Le cinéma mexicain est fascinant Trois figures tutélaires le dominent aujourd’hui, Alfonso Cuarón, Guillermo del Toro et Alejandro Iñárritu, au risque d’écraser les autres. Parmi elles, Carlos Reygadas, Michel Franco (je ne me suis jamais remis de la dernière scène de Después de Lucía) et Amat Escalante.

Je n’ai pas vu ses deux précédents films, interdits aux moins de seize ans, La Région sauvage (2016) et Heli (2013). Celui-ci n’est pas piqué des hannetons. Il est pourtant autorisé à tous les publics, quand bien même on y voit lors d’une scène d’amour bucolique, Emiliano et sa fiancée se donner tendrement du plaisir l’un à l’autre, avant de disserter sur le goût du sperme et celui du sirop d’agave. Mais au-delà de cette scène sans conséquence, c’est tout le film qui baigne dans une ambiance troublante.

D’une grande densité, il mêle plusieurs sujets : l’écologie, le capitalisme prédateur, le millénarisme évangéliste, les conflits de classe dans un pays, le Mexique, dont on sait que les inégalités y sont parmi les plus criantes au monde, le star-system et l’influence des réseaux sociaux… On croit un instant que le propos va sombrer dans la caricature, noircissant les traits de ces stars dégénérées, ivres de leur supériorité. Mais Lost in the Night est moins caricatural et plus subtil. Son scénario, au rythme déconcertant, fait de brusques accélérations et de brutaux ralentissements, est sacrément riche. La fin n’en finit pas. Mais son dernier plan, avec la sublime Ester Expósito – qui, à l’avant première, était aussi bombissime sur la scène qu’à l’écran – valait l’attente.

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Le Règne animal ★☆☆☆

Dans un futur proche, des mutations inexpliquées transforment progressivement certains humains en animaux. C’est le cas de la femme de François (Romain Duris), qui va être transférée dans un centre gardé dans le sud-ouest de la France. Pour rester proche d’elle et lui rendre visite, François décide de s’y installer, avec son fils Émile (Paul Kircher, le fils d’Irène Jacob). Mais le fourgon qui transporte les malades dérape sur la chaussée glissante, les libérant dans la nature. Et Émile ressent dans son corps des évolutions inquiétantes.

Le premier film de Thomas Cailley, Les Combattants, mettant en scène deux adolescents terrifiés par une catastrophe écologique imminente, était intrigant. Le second, qu’il a fallu attendre plus de neuf ans, ne l’est pas moins. À tous ceux qui se plaignent du conformisme du cinéma français, de la paresse de ses scénarios franchouillards et de son manque d’ambition, Le Règne animal apporte une preuve éclatante de sa vitalité et de son audace.

Car il fallait oser imaginer cette histoire fantastique, quelque part entre LadyHawke et Twilight, et financer des effets spéciaux qui, comme le sont parfois ceux des films à petit budget, sont plus ridicules qu’impressionnants.

Le problème est que cette originalité est, tout bien considéré, sa seule qualité.
Car Le Règne animal échoue à conjuguer les deux sujets qu’il entend entrelacer.
Le premier, ou plutôt les deux premiers, sont lourdement métaphoriques. Il s’agit – comme dans Twilight – des métamorphoses traumatisantes qu’induit l’adolescence, notamment la découverte de la sexualité. Il s’agit aussi – les références les plus élogieuses seraient ici E.T. ou Avatar – de l’inquiétude et de la xénophobie qu’inspire dans la majorité de la population la présence de « corps étrangers ».
Le second, c’est le film fantastique grand spectacle, avec effets spéciaux bluffants et maquillages impressionnants, tels que ceux grâce auxquels un Tom Mercier méconnaissable (La Bête dans la jungle, Synonymes) est transformé en homme-oiseau.

Le problème de ce Règne animal est qu’il est trop pataud, trop démonstratif quand il file la métaphore et pas assez impressionnant quand il filme les inquiétantes mutations de l’espèce humaine.

Un autre problème, mais très subjectif, réside dans mes difficultés à supporter les deux acteurs principaux, Romain Duris auquel je fais depuis bientôt trente ans le reproche de cabotiner, et l’horripilant Paul Kircher, la lippe pendante, l’élocution chougneuse. Même le second rôle trop fugace d’Adèle Exarchopoulos n’a pas réussi à me faire oublier l’irritation que ces deux-là provoquaient.

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Bernadette ★★☆☆

Quelle superbe idée ! Lequel d’entre nous en apprenant que Catherine Deneuve interpréterait Bernadette Chirac n’a pas été amusé, enthousiasmé, intrigué, appâté ?
Peut-être d’autres actrices lui ressemblaient-elles plus : Nathalie Baye, Catherine Sillhol… Mais, pour interpréter l’ex-Première Dame, qui de mieux que la Première Dame du cinéma français, notre Meryl Streep tricolore, notre légende nationale, l’immense, l’unique Catherine Deneuve ?

Pour l’entourer, Léa Domenach a construit patiemment un casting plaqué or. Michel Vuillermoz est enthousiasmant dans le rôle du grand Chirac. Une amie a déploré qu’il n’ait pas le charme canaille ni le charisme de l’ancien président. Mon fils a relevé, à bon droit, qu’il n’exprimait aucune tendresse pour sa femme. Il l’a même trouvé antipathique. Je ne suis pas d’accord sur ce dernier point. Michel Vuillermoz tire le Grand Jacques du côté du comique voire du ridicule, le décrivant comme un grand échalas un peu perché, manquant du bon sens que sa femme, elle, possède. Pour autant, ce n’est pas un mauvais bougre. Ses infidélités ne sont jamais mises à son passif. Son seul défaut serait sa passion envahissante pour les arts premiers et les statuettes africaines.
Sara Giraudeau est elle aussi épatante dans le rôle de Claude Chirac – même si elle ne lui ressemble pas et n’a guère essayé de lui ressembler, sinon par sa coupe garçonne et ses tenues. Mais le meilleur second rôle est sans conteste celui joué par Laurent Stocker, dont on ne dira jamais assez l’immense talent mal exploité. Sa ressemblance avec Nicolas Sarkozy ne saute pas aux yeux ; mais son élocution est sidérante. Chaque fois qu’il dit « Ma,am Chirac », c’est Sarkozy qu’on entend parler.

Ce biopic sur un sujet si connu était menacé par deux écueils. Le premier était de trahir la vérité, une trahison d’autant plus rédhibitoire que la vie des Chirac est connue de tous et que chacun de ses rebondissements (son élection en 1995, la dissolution ratée de 1997, sa « disparition » la nuit de la mort de Lady Di en août 1997, la qualification de JM Le Pen au second tour en 2002, l’AVC qui le frappe en septembre 2005, l’élection en 2007 du « traître » Sarkozy…) fait désormais partie de notre patrimoine historique. Le second, symétrique, était de trop vouloir coller à la réalité.
C’est ce second parti qu’a choisi le film. Il se condamne ainsi à ne rien nous apprendre qu’on ne sache déjà. Il se condamne aussi à jouer sur un seul registre : l’amusement provoqué par des acteurs célèbres jugés sur leur capacité à pasticher leurs modèles.

Ne crachons pas dans la soupe ! Le pastiche se regarde avec gourmandise. On sourit constamment et on rit souvent. C’était sans doute l’effet recherché, loin de toute réflexion sur les réformes entreprises pendant les deux mandats de Jacques Chirac…. ou celles qui ne l’ont pas été, le procès en immobilisme étant peut-être le plus pertinent que l’Histoire instruira contre lui. Bernadette est un film absolument a-politique, qui ne dit rien de la droite ou de la gauche, des défis auxquels la France a été confrontée à l’extérieur comme à l’intérieur pendant ces douze années ; et c’est bien surprenant de sa part.

Un dernier regret : les couronnes de lauriers tressées sans nuance à Bernadette Chirac dans une ode à sa seule gloire. Bernadette l’érige en sainte laïque, en Mère courage, en observatrice avisée de la vie politique, en juge hors pair des qualités et des défauts des hommes. C’est beaucoup, c’est sans doute trop.

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Jeune Cinéma ★★☆☆

De 1965 à 1983 un festival du cinéma s’est tenu à Hyères dans le Var. Par rapport à Cannes, plus huppé, plus mainstream, le festival de Hyères a joué la carte de l’anti-conformisme et de la provocation. Pendant son existence, il n’a cessé d’interroger ce que devait être un festival de cinéma, s’il fallait y désigner un jury, y remettre des prix. Deux sections parallèles ont été créées, l’une, dite du « cinéma différent » parrainée par Marguerite Duras, se focalisant sur les formes les plus expérimentales, souvent des courts métrages qui n’avaient pas vocation à être diffusés en salles.

Yves-Marie Mahé a exhumé les souvenirs de ce festival oublié – dont j’avoue ne jamais avoir entendu parler alors que j’ai vécu à cette époque à une encablure et que je me pique de connaître un peu l’histoire du cinéma. Il les ressuscite sous une forme très classique en égrenant, dans l’ordre chronologique, les éditions successives du festival. Certaines séquences sont anthologiques, telle cette interview du jeune Léos Carax – qui les refusa ensuite systématiquement – qui reçut en 1981 le Grand prix du court métrage.

Même si c’était le nom du festival international de Hyères et celui du collectif qui fut à l’initiative de sa création au début des 70ies, Jeune cinéma est un titre fallacieux. On pourrait penser qu’il s’agit d’un cinéma destiné à un jeune public. « Nouveau cinéma » aurait été plus parlant et moins ambigu.

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Au Clémenceau ★☆☆☆

Le documentariste Xavier Gayan a posé sa caméra à Saint-Raphaêl, dans le bar PMU de son ami Georges, rencontré quelques années plus tôt sur le chemin de Compostelle. Georges a acheté ce bar pour sa fille, Neige, qui avait alors vingt-et-un ans seulement et qui venait d’interrompre ses études. Neige l’a géré pendant plus de dix ans avant, essorée, de passer la main à son vieux père.
Au Clémenceau, Xavier Gayan et son chef-opérateur discutent avec les habitués. La plupart, cabossés par la vie, souffrent d’addictions à l’alcool, au tabac, au jeu. Ils témoignent d’un lourd passé de violences familiales, conjugales et de troubles psychiatriques. Si le bar où ils se retrouvent constitue pour eux un cocon protecteur, c’est aussi le lieu où ils s’adonnent à leur vice plaçant le buraliste face à ses responsabilités.

Au Clémenceau m’aurait enthousiasmé si je n’avais pas vu, six mois plus tôt Atlantic Bar, un documentaire en tous points similaire tourné dans un bar arlésien, qui présentait en outre par rapport à lui l’avantage de brosser le portrait des propriétaires, alcooliques au bord de la rechute, figures plus mélodramatiques que Georges et Neige.

Peut-on reprocher à un film d’être sorti après un autre et de trop lui ressembler ? peut-on le faire alors que les spectateurs n’auront pas tous vu le premier ? Pour le dire plus généralement, la critique cinématographique doit-elle juger un film exclusivement sur ses propres mérites ou, au contraire, a-t-elle le droit sinon le devoir de le replacer dans l’actualité des sorties et de le juger en fonction d’autres œuvres que le lecteur n’a pas nécessairement vues ? La question se pose.

La critique que j’adresse à  ce film est donc très subjective. Je reproche à Au Clémenceau d’être le décalque d’Atlantic Bar. Ils traitent tous les deux du même sujet, cette France périphérique, cette France des laissés-pour-compte, telle que Florence Aubenas a le don de la raconter dans ses articles et dans ses livres.
J’ai pourtant aimé cette galerie de gueules cassées, aussi attachantes qu’horripilantes, qui assènent parfois, au milieu de beaucoup d’âneries, des vérités désarmantes et qui révèlent surtout beaucoup de souffrances.

J’ai conscience de faire à ce film-là un reproche injuste. Il a été tourné en janvier 2019, en pleine crise des Gilets jaunes qu’il évoque, avant Atlantic Bar sorti pourtant six mois plus tôt que lui ce printemps. Si la chronologie de leurs sorties avait été inversée, c’est le même reproche que j’aurais adressé à Atlantic Bar.

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Club Zero ★★☆☆

Une nouvelle enseignante, Miss Novak (Mia Wasikowska) est recrutée par la directrice (Sidse Nanett Knudsen) d’un lycée privé dont les élèves, souvent issus de milieux très aisés, sont triés sur le volet. Elle se voit confier la responsabilité d’animer auprès d’une demi-douzaine un atelier sur la nutrition. Mais elle se révèle bientôt un véritable gourou qui entraîne ses étudiants dans les pires excès.

Jessica Hausner est une cinéaste troublante. Comme son précédent film, Little Joe, Club zero se déroule dans un futur dystopique, dans un lieu indéterminé. Les décors y sont glaçants qui reflètent le vide désespérant des cœurs et des âmes.

Club zero, nous dit-elle, est un film sur la déresponsabilisation des parents qui cèdent à l’école la responsabilité d’éduquer leurs enfants. C’est aussi un film sur les troubles alimentaires, l’anorexie et le « péril du jeûne » – pour reprendre l’excellent jeu de mots de la critique du film dans Médiapart – qui a suscité en moi un trouble identique à celui qu’avait fait naître en 2020 Swallow dont l’héroïne souffrait du syndrome de Pica. C’est aussi me semble-t-il un film sur l’emprise et les phénomènes sectaires, avec les logiques de groupe qu’ils induisent, l’évolution du personnage de Ben étant particulièrement caractéristique à ce titre.

Mia Wasikowska – qui, l’âge venant, ressemble de plus en plus à Jodie Foster – joue le rôle ingrat de Miss Nowak. Jessica Hausner refuse toute psychologisation. On ne saura rien de ce personnage, de son passé, des motifs qui l’ont amenée à devenir ce qu’elle est.

Le scénario se heurtait à une difficulté structurelle : une fois posés les personnages et leur situation, quel ressort utiliser pour éviter le surplace et faire avancer le récit ? La solution est un peu bancale. les rebondissements ne sont pas tous crédibles. Et la fin de Club zero est capillo-tractée. Pour autant, si vous avez déjà vu cette semaine Le Procès Goldman et le Woody Allen, Club zero mérite le détour.

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Coup de chance ★★☆☆

Fanny Moreau (Lou de Laâge), après un premier mariage raté, a rencontré Jean Fournier (Melvil Poupaud), un homme d’affaires à la réputation sulfureuse qui s’est immédiatement épris d’elle et l’a épousée dans l’année. Fanny y trouve son compte mais ne se satisfait pas totalement d’être devenue une femme-trophée. Ses retrouvailles avec Alain Aubert (Niels Schneider), un ancien camarade d’école, et la liaison qui se noue bientôt entre les deux amants font prendre conscience à Fanny de l’impasse de son couple. Mais Jean, férocement jaloux, ne l’entend pas de cette oreille.

Triquard aux Etats-Unis, Woody Allen est de retour pour son cinquantième film, tourné dans un Paris de carte postale – comme le furent Tour le monde dit I Love You et Midnight in Paris – où l’on s’amuse à reconnaître des lieux familiers devenus, grâce à Emily in Paris, mondialement célèbres : l’avenue Montaigne, la place Monge, les jardins du Palais-Royal (oui ! on pourra dire que la fenêtre de mon bureau – il s’agit en fait d’un velux sous les combles – apparaît dans un plan de Woody Allen !), le Café de l’époque…

Tourné en français, avec des acteurs français, il a, comme le Canada dry de nos 80ies, la couleur d’un Woody Allen, sans en avoir tout à fait le goût. Ses dialogues sont toujours aussi millimétrés ; mais ils n’ont pas en français la même musique. Quant à sa mise en scène, toujours aussi efficace, sans aucun temps mort, qui, malgré les quatre-vingt-sept ans du vieux réalisateur, n’a rien perdu de son énergie et de sa jeunesse, elle a produit sur moi un effet paradoxal : la perfection de son horlogerie est trop lisse pour me toucher.

Le scénario de Coup de chance est un vaudeville de l’adultère bourgeois (les affres de Fanny couplés à la jalousie de Jean) qui tourne au polar dont on n’a le droit de ne rien dire sans spoiler la fin du film. Il n’est, comme souvent chez Woody Allen, qu’un prétexte à une comédie de mœurs. La comédie n’est pas très drôle, comme si le maestro s’était lentement dépouillé avec l’âge de ce goût de la punchline, du trait d’humour, qui avait fait sa célébrité.

Coup de chance se passe dans la (très) haute bourgeoisie parisienne. On peut trouver à redire à cette artificialité hors sol et sortir un carton rouge quand Fanny dit à sa bonne en tablier blanc : « Suzanne, Monsieur prendra un cognac », quand le chauffeur de nos héros les conduit dans leur gentilhommière en Normandie, qu’on croirait tout droit sortie d’une publicité de bellesdemeures.com ou encore quand les amis de Jean évoquent leurs prochaines vacances en Polynésie.
Mais on trouvait moins à redire quand Woody Allen – qui ne joue pas sur le même terrain qu’un Ken Loach et n’y a jamais prétendu – filmait exactement les mêmes milieux new-yorkais.

Coup de chance laisse une impression mitigée. ce n’est pas un chef d’œuvre, à mille coudées des plus grands films new-yorkais du maître, ou même de son Match Point londonien auquel il emprunte en partie son intrigue. Mais c’est un film plaisant, porté par un trio d’acteurs enthousiasmants (Lou de Laâge porte divinement bien le col roulé moulant, Melvil Poupaud est aussi toxique que dans L’Amour et les Forêts, le rôle de Valérie Lemercier, scandaleusement vieillie et amochie, monte en puissance dans la seconde partie).

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N’attendez pas trop de la fin du monde ★☆☆☆

Assistante de production dans une agence de publicité, Angela sillonne interminablement Bucarest au volant de sa voiture pour trouver une victime d’un accident du travail qui interviendra dans la publicité commandée par une multinationale autrichienne.

Radu Jude n’est pas adepte de la concision. Ses films sont aussi longs que leurs titres : Peu m’importe si l’histoire nous considère comme des barbares (2018) durait déjà deux heures vingt, Bad Luck Banging or Loony Porn (2021), Ours d’or à Berlin, était certes moins long, mais N’attendez pas trop de la fin du monde, Prix spécial du jury au dernier festival de Locarno, tangente les trois heures.

C’est cette durée obèse qui, à mes yeux, constitue le défaut rédhibitoire de ce film. Je le dis souvent, au risque de me répéter. Mais l’attention du spectateur, comme sa vessie, a ses limites qu’il est dangereux de tangenter. Certains films hors normes ont besoin d’une durée exceptionnelle : Autant en emporte le vent, Ben Hur, Lawrence d’Arabie, La Liste Schindler…. Mais cela doit rester l’exception. Étirer un film pendant trois heures pour venir à bout de la résistance du spectateur, comme certains réalisateurs arty s’y sentent désormais obligés, relève plus du geste faussement transgressif que d’une réelle nécessité cinématographique.

Aurait-il duré une heure de moins, j’aurais eu un jugement moins sévère sur N’attendez pas…. Car, comme le relèvent les critiques dithyrambiques qui l’encensent – lesquels, décidément, doivent avoir une attention et une vessie mieux adaptées que les miennes – sa transgression est sacrément culottée. Comme dans ses précédents films, au risque d’ailleurs d’épuiser une formule dont il s’est déjà servi, Radu Jude met en scène les tares qu’il entend dénoncer : c’était l’antisémitisme dans Peu m’importe…, la bigoterie dans Bad Luck Banging…, c’est le libéralisme effréné dans N’attendez pas…
Il m’a fait penser à Toni Erdman, sans doute parce qu’il se déroule en Roumanie, mais surtout parce qu’il décrit de la même façon, avec le même mélange d’humour et de cynisme, la logique déshumanisante du capitalisme. Son héroïne, essorée par son travail, taillable et corvéable à merci, est au bord du burn out ; la société de pub pour laquelle elle travaille traite avec le plus parfait mépris les handicapés qu’elle doit recruter pour son tournage et leur droit à l’image ; la multinationale tourne une pub sur les accidents du travail moins par humanisme que pour ripoliner son image…

Angela, l’héroïne, s’est construit une soupape de sécurité pour évacuer les mauvaises ondes qui menacent de l’engloutir, un double diabolique et barbichu qu’elle met en scène sur Tik Tok grâce à un filtre numérique et à qui elle fait débiter les pires obscénités masculinistes.
Autre mise en abyme : Radu Jude a rajouté au montage de longs extraits d’un film roumain du début des 80ies, Angela merge mai departe de Lucian Bratu, dont l’héroïne, également appelée Angela, conduit un taxi et traverse les mêmes expériences que son double contemporain. L’idée sans doute est de montrer que la Roumanie n’a finalement pas tant changé depuis quarante ans, la dictature de Ceaucescu ayant laissé place à une autre dictature, plus insidieuse, ultra-libérale.

Le film se termine par un plan-fixe de quarante-cinq minutes (oui ! vous avez bien lu) qui concentre à lui seul ses qualités et ses défauts. Il s’agit du tournage de la pub avec le travailleur paraplégique que la production a finalement retenu. Dans un joyeux et bruyant désordre, le réalisateur lui fait répéter plusieurs fois son texte, en supprimant progressivement tout ce qui risque d’écorner l’image de son commanditaire, au point de dénaturer la réalité des faits. On comprend vite le sens de la scène. Pourquoi l’étirer pendant quarante-cinq minutes interminables ?

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We Have a Dream ★☆☆☆

En 2013, Sur les chemins de l’école racontait les difficultés que surmontaient quatre gamins, au Kenya, au Maroc, en Argentine et en Inde, pour se rendre à l’école en défiant les bêtes sauvages de la savane, en traversant les montagnes de l’Atlas, à dos de cheval dans la Patagonie ou en poussant un fauteuil roulant. Il attirait en salles plus d’un million de spectateurs, décrochait le César 2013 du meilleur documentaire et devenait le film le plus rentable de l’année.

Escomptant sans doute le même succès, We have a Dream est construit exactement sur la même trame : croiser le destin de cinq enfants à travers le monde, en France, au Kenya, au Népal, au Rwanda et au Brésil. À l’accès à l’éducation, thème éminemment consensuel, est substitué celui, plus consensuel encore du handicap et de la lutte contre les discriminations. Au titre anglophone, emprunté, malgré qu’il en ait, à Martin Luther King, aurait pu être ajouté le sous-titre Disability is not Inability, qui sert de slogan à l’école qui accueille Charles, le jeune aveugle kenyan qui rêve de devenir coureur de fond.
Chacun des enfants filmés par la caméra globe-trotter de Pascal Plisson a un handicap et un rêve. Maud, la Française, amputée de la jambe droite à la naissance, veut faire de la danse comme sa sœur jumelle. Nirmala et Khendo, amputées elles aussi d’une jambe après le tremblement de terre qui a frappé le Népal en 2015, poursuivent le même rêve. Xavier est un albinos rwandais qui aimerait étudier et devenir docteur malgré tous les préjugés dont il est victime. Antonio enfin, nourrisson adopté par deux parents infertiles, autiste et hyper-actif, est fasciné par le métier de pompier.

Qui dira du mal de We Have a Dream passera pour un pisse-froid ou pire un misanthrope, insensible au handicap de ses enfants, à leur résilience et à la bienveillance de leurs parents et de leur entourage qui, à force d’amour et de patience, les aident à trouver leur place et à tracer leur chemin. Il est probable sinon certain que des spectateurs, émus aux larmes, voient en nombre ce documentaire et en tressent les louanges.

Pour autant, sans parler de la mise en scène, reproduisant sans imagination une formule éculée, montage en parallèle de plusieurs histoires filmées aux quatre coins du monde, il y a chez cet Arthus-Bertrand de l’enfance courageuse un trop-plein de bien-pensance qui laisse mal à l’aise. Tout est positif dans We have a Dream, depuis le courage de ces enfants, beaux, sages et parfaits comme des publicités de cartes postales, depuis l’amour que leur dispensent leurs parents, jusqu’à la qualité des soins qu’ils reçoivent dans les institutions qui les accueillent.
Xavier, Charles, Antonio, Maud, Nirmala et Khendo sont les oursons, certes handicapés, d’un monde de Bisounours.

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Le Procès Goldman ★★★☆

Né en 1944, Pierre Goldman est un jeune activiste d’extrême-gauche, chef du service d’ordre de l’UNEF à la Sorbonne au début des 60ies, parti battre le maquis avec des groupes de guérilleros latino-américains entre 1967 et 1969, réduit à son retour à Paris, pour boucler des fins de mois difficiles, à s’acoquiner avec le grand banditisme et à commettre de petits braquages. Il est accusé du meurtre de deux pharmaciennes boulevard Richard-Lenoir à Paris en décembre 1969. Un premier procès devant la cour d’assises de Paris en décembre 1974 conduit à sa condamnation à perpétuité mais provoque une vive mobilisation de la gauche intellectuelle en sa faveur. Il est opportunément cassé par la Cour de cassation qui renvoie l’affaire devant une autre cour. Un second procès a donc lieu à Amiens en avril 1976. C’est Georges Kiejman qui assure sa défense.

Le Procès Goldman a fait l’ouverture de la Quinzaine des réalisateurs à Cannes. Il est signé par Cédric Kahn, un des réalisateurs français les plus talentueux, dont la filmographie déjà bien étoffée ne compte que des pépites – c’est grâce à L’Ennui (1998) que j’ai découvert Alberto Moravia et La Prière (2018), qui a lancé la carrière d’Anthony Bajon, compte parmi mes films préférés de ces dix dernières années – mais qui se renouvelle tellement d’un film à l’autre au point de priver son oeuvre d’unité.

Un mois après Anatomie d’une chute, presqu’un an après Saint Omer, c’est encore un film de procès, un genre qui décidément connaît ces temps ci un regain de flamme. Le risque existe que Le Procès Goldman soit éclipsé par la Palme d’or de Justine Triet qui aura bénéficié d’un écho retentissant et dont j’ai dit à sa sortie les immenses qualités. Ce serait dommage. Car Le Procès Goldman est un grand film.

C’est un film historique qui ressuscite un pan oublié de notre histoire, un procès des 70ies dont l’objet n’était pas la peine de mort comme ceux de Patrick Henry défendu par Robert Badinter ou de Christian Ranucci ou les violences faites aux femmes pour Anne Tonglet et Aracelli Castelanno défendues par Gisèle Halimi. Son objet a retrouvé récemment une brûlante actualité puisqu’il y est question aussi bien de la radicalisation d’un engagement politique qui flirte avec la violence (comme le reproche en a été fait aux accusés de Tarnac), d’une police violente et travaillée par des préjugés racistes et d’une justice de classe expéditive mettant à mal la présomption d’innocence.

Ce qui impressionne dans Le Procès Goldman, c’est la maîtrise de sa mise en scène. La caméra ne quitte  quasiment jamais la salle d’audience, sinon pour la première scène, qui se déroule dans le cabinet de George Kiejman à Paris et pour quelques intermèdes tournés dans la « souricière », cette pièce du palais de justice où l’accusé est enfermé pendant les interruptions de séance.
Le procédé pourrait être étouffant. Il l’est parfois d’autant que le film dure près de deux heures. Mais les joutes orales qui opposent l’accusation, l’avocat des parties civiles et la défense sont d’une telle intensité, les témoignages qui se succèdent offrent l’occasion de tant de retournements, le suspense qui, jusqu’au prononcé du verdict, est si intense (ne cédez pas à la tentation de le connaître avant d’aller voir le film) qu’on sort de la salle, épuisé mais conquis, par ce film si impressionnant.

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