Au boulot ! ★★☆☆

François Ruffin et Gilles Perret sont de retour. Après Merci Patron !, réalisé par le seul premier (César du meilleur documentaire 2017 et succès-surprise au box office avec 5000.000 entrées), le sympathique duo avait signé ensemble J’veux du soleil !, road movie à travers la France des Gilets jaunes, et Debout les femmes !, enquête documentée sur les emplois du lien.

J’avais mis trois étoiles à chacun de ces films, diablement efficaces, drôles et politiques. Pourquoi deux seulement à celui-ci qui en réutilise avec autant d’efficacité les mêmes recettes ? Parce que le procédé qui sent un peu le réchauffé a perdu de son authenticité.

Merci Patron !, J’veux du soleil !, Debout les femmes ! et Au boulot ! partagent bien des points communs. Commençons par les plus anecdotiques. Leurs titres claquent, en forme de slogans, ponctués d’un emphatique point d’exclamation. Le même dessinateur, Thibaut Soulcié, en signe les affiches. François Ruffin en est le héros récurrent et sympathique, sorte de Tintin de la France périphérique. À vingt-trois ans à peine, il fonde à Amiens en 1999 un trimestriel satirique Fakir. En 2017, grâce notamment à la notoriété que lui a apportée le succès de Merci Patron !, il fait une entrée remarquée à l’Assemblée nationale. Il incarne désormais à la gauche de la gauche, une alternative au mélenchonisme qu’il accuse d’avoir trahi les classes populaires.

Au boulot ! utilise la même recette que Merci Patron ! : personnifier un sujet. Dans Merci Patron ! c’était Bernard Arnault qui personnifiait le capitalisme honni ; dans Au boulot ! les deux co-réalisateurs ont dégotté une personnalité tellement caricaturale qu’on pourrait douter de sa réalité : la trentaine fashionista, blonde jusqu’au bout des ongles, impeccablement manucurés, Sarah Saldmann est une avocate et une chroniqueuse qui a acquis une petite célébrité par ses sorties fracassantes sur les plateaux TV où elle fustige sans filtre, comme Laurent Wauquiez l’avait fait en son temps, l’assistanat. La prenant au mot, François Ruffin la défie de passer une semaine dans la peau d’un smicard. Contre toute attente, Sarah Saldmann accepte le défi et s’embarque avec son cornac dans un Tour de France des working poor : à Lyon avec un livreur soumis à des cadences infernales, à Boulogne-sur-Mer, dans une usine de conditionnement des produits de la pêche, à  Amiens dans un restaurant, à Saint-Etienne auprès d’une aide à domicile, à Abbeville dans une antenne du Secours populaire….

Le procédé rappelle celui utilisé dans Debout les femmes ! : François Ruffin y racontait la mission parlementaire sur les métiers du lien qu’il avait effectuée en binôme avec Bruno Bonnell, un député macroniste, ancien chef d’entreprise, chantre d’un capitalisme et d’un esprit d’entreprise contre lesquels Ruffin s’est toujours battu. La bande-annonce de Au boulot ! liste les situations inattendues que cette conjugaison des contraires fait naître. La précieuse ridicule, la « Cruella BCBG » se retrouve dans un environnement qu’elle ne connaissait pas, y découvre la dure réalité des prétendus « assistés » qu’elle accusait sans les connaître et, sans surprise, voit ses préjugés voler en éclats. Une dispute hors caméra, dont on se demande d’ailleurs si elle n’a pas compromis la sortie du film, le prive néanmoins du happy end escompté, Ruffin & Perret lui substituant un happening franchement raté.

Ruffin & Perret savent y faire. Leur documentaire est diablement efficace. Quiconque a fustigé sans en rien connaître la « culture de l’assistanat » ne s’y reprendra pas après l’avoir vu. Pour autant, même si on se trouve mesquin d’y trouver à redire, la générosité affichée de leur démarche cache une part de rouerie qui suscite des réserves.

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Souviens-toi du futur ! ★★☆☆

Marin Karmitz est connu pour être producteur de films et distributeur dans des salles qui portent les initiales de son nom. Moins connues sont sa passion pour la photographie et l’impressionnante collection qu’il a rassemblée au fil des ans. Une exposition lui était consacrée l’an dernier au Centre Pompidou. Y étaient exposées des oeuvres de la collection privée de Marin Karmitz et d’autres du fonds du Musée national d’art moderne.
Romain Goupil, compagnon de route de Karmitz, l’interroge sur sa passion.

Sans doute, ce court documentaire d’une heure à peine n’aurait-il pas trouvé le chemin des salles MK2 s’il n’avait pas été consacré à leur fondateur et serait-il resté un  support publicitaire ou un produit dérivé de l’exposition « Corps à corps ». Mais on aurait tort de crier au favoritisme et de reprocher aux MK2 Beaubourg et Parnasse de l’avoir programmé. Car ce documentaire est un petit bijou pour qui, comme moi, voue une passion à la photographie, un art qui, paradoxalement, alors même qu’il en est si proche, peine à trouver sa place au cinéma. Il suffit d’évoquer Lee Miller, ce biopic qui, obnubilé par le projet d’encenser la figure féministe de son héroïne, oublie de parler de son oeuvre et de sa démarche artistique.

La caméra à l’épaule, la mise au point parfois hésitante, Romain Goupil filme Marin Karmitz, un nonagénaire encore ingambe qui, d’une voix d’une infinie douceur, présente quelques unes des pièces les plus marquantes de sa collection. Loin de la photographie « humaniste » française, parfois chargée jusqu’à l’excès de bons sentiments, Karmitz a collectionné la street photography américaine, tels Dave Heath, Homer Page, Gordon Parks ou William Eugene Smith. Une place particulière est réservée à Lewis Hine (1874-1940), qui a utilisé ses photos pour militer contre le travail des enfants.

En parlant de ses photos, le collectionneur se dévoile. Il raconte son formidable destin : né en 1938 à Bucarest dans une famille juive, il survit à l’Holocauste, fuit la Roumanie en 1947 et trouve refuge en France, à Nice. Après des études de cinéma à l’Idhec, il devient chef opérateur, milite à la Gauche prolétarienne et fonde son propre réseau de salles. On comprend alors d’où lui vient sa passion pour la photographie : la hantise de la disparition et le désir, par avance frustré, de retenir le passé pour l’éternité.

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À l’ombre de l’abbaye de Clairvaux ★☆☆☆

À Clairvaux, dans l’Aube, Bernard fonda au début du XIIème siècle une abbaye cistercienne qui eut une grande renommée. Ses moines en furent chassés à la Révolution française et l’abbaye fut transformée en prison. Jusqu’à sa fermeture en 2023, la maison centrale de Clairvaux accueillit des détenus condamnés à de longues peines.
À une centaine de kilomètres de Clairvaux, Citeaux, en Côte d’or, l’abbaye fondatrice de l’ordre cistercien, est toujours en activité et accueille des moines qui acceptent de leur plein gré la règle de Saint Benoît.

Eric Lebel tenait un sujet diablement stimulant : son documentaire esquissait un parallèle entre la réclusion pénitentiaire et la clôture monacale. Il nous promettait une réflexion sur la privation de liberté. Pourquoi la société choisit-elle de punir ceux qui violent ses lois en les privant de liberté ? Pourquoi d’autres hommes, au nom d’une quête spirituelle, acceptent-ils de se priver de la liberté d’aller et venir ?

Hélas, la réflexion ne va pas très loin. Si parallèle il y a là, c’est dans le montage alterné des images, qui passent successivement de Clairvaux à Citeaux et retour, filmant ces deux enceintes en d’interminables plans aériens [Il faudrait déclarer un moratoire sur l’usage des drones au cinéma pour que les réalisateurs qui en usent et en abusent n’en fassent plus un usage aussi complaisant].

Perdant de vue son pitch séduisant, le documentaire d’Eric Lebel se réduit vite à un seul sujet, très banal : la prison. Il se focalise sur deux détenus dont on ne saura rien des crimes qui leur ont valu d’être incarcérés : un sexagénaire, ancien militaire, sec comme une trique, converti au bouddhisme, et un jeune fils d’agriculteur, qui soigne son alcoolisme en confectionnant des maquettes de tracteurs avec des allumettes.

Ces deux figures sont attachantes. Mais elles ne justifient pas à elles seules les une heure et trente minutes que dure ce documentaire. Sur le même sujet, on préfèrera À l’ombre de la République qui suivait en 2012 le contrôleur général des lieux de privation de liberté dans ses inspections. L’actuelle CGLPL participait au débat qui suivait la projection à laquelle nous avons assisté à l’Espace Saint-Michel et y tenait des propos d’une étonnante platitude, à la différence de l’ancien directeur de l’administration pénitentiaire autrement plus balancé.

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Les Voix croisées ☆☆☆☆

Né au Mali en 1948, Bouba Touré a immigré en France à la fin des années 60, a travaillé chez Chausson, un équipementier automobile, a connu la misère des foyers de travailleurs, a fréquenté les bancs de l’université de Vincennes et a participé aux mouvements protestataires qui dénonçaient les conditions d’accueil des travailleurs africains en France. En 1977, avec une dizaine d’immigrés maliens en France, il a décidé de revenir chez lui, dans la région de Kayes, sur les rives du fleuve Sénégal, et d’y créer une coopérative. Jusqu’à sa mort début 2022, il a vécu à cheval entre la France et le Mali et, en marge de son travail de projectionniste dans des salles de cinéma parisiennes, s’est érigé en mémoire vivante de l’immigration africaine à Paris.

Raphaël Grisey, né en 1979, s’est plongé dans les abondantes archives de Bouba Touré pour en tirer une biographie qui ne dit pas son nom. Et c’est bien dommage. Parce qu’à force de brouiller les pistes, de faire des sauts dans le temps entre hier et aujourd’hui, dans l’espace entre l’Afrique et la France, de passer d’un sujet à l’autre, la condition des immigrés en France, la famine au Sahel, le rôle de la diaspora dans le développement, on s’y perd vite dans ce documentaire de plus de deux heures, trop long d’une demi-heure au moins.

On s’autorisera une dernière critique politiquement incorrecte face à un documentaire qui instruit une nouvelle fois le procès manichéen de la colonisation et impute à la Françafrique tous les maux dont l’Afrique en général, le Mali en particulier, sont victimes depuis les indépendances : le Mali se porte-t-il mieux depuis qu’il a rompu les liens avec l’ancienne puissance coloniale et préfère-t-il aux liens d’hier avec la France ceux d’aujourd’hui avec la Russie et ses milices paragouvernementales ?

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Joker : Folie à Deux ★☆☆☆

Emprisonné à l’hôpital psychiatrique Arkhan après les crimes qu’il a commis, Arthur Fleck (Joaquin Phenix) attend son procès. Il fait la rencontre d’une autre internée, Lee Quinzel (Lady Gaga). La passion de la musique les rapproche. Le procès du Joker commence.

Joker (2019) avait rencontré un tel succès qu’une suite était inévitable. Todd Philips est toujours à la réalisation et Joaquin Phenix, couvert de récompenses (Oscar du meilleur acteur, Golden Globe, British Academy Awards…), réendosse le costume du clown meurtrier. L’adjuvant de ce second volet est Lady Gaga, la pop star mondialement connue qui travaille à sa reconversion au cinéma après A Star is Born très sirupeux, House of Gucci autrement plus convaincant.

Venons-en directement à la conclusion : Joker 2 est raté. La raison de ce naufrage est double.
La première est la maladresse des séquences musicales. On reconnaît quelques grands classiques des années 60 – alors que l’action du film est censée se dérouler au début des 80ies : What the World Needs Now Is LoveFor Once in My LifeTo Love Somebody… Lady Gaga chante faux. Pire : Joaquin Phenix ne sait pas chanter et on a mal pour lui quand il pousse la chansonnette.

Le deuxième est plus grave encore. Si Joker nous tenait en haleine, c’est parce qu’il reposait sur une ambiguïté fondamentale : Arthur Fleck allait-il réussir à endiguer la schizophrénie qui risque de le pousser aux pires excès ? Las ! Le dénouement du premier film prive par avance de tout enjeu le second. On y retrouve un homme brisé, dont on sait les crimes qu’il a commis et leurs motifs psychiatriques. La seconde moitié de Joker 2 se déroule dans une cour de justice. Mais on se peine à saisir l’enjeu de ce procès : la culpabilité de Fleck ? elle ne fait aucun doute ; son irresponsabilité pénale ? elle n’est guère plus douteuse ; mais elle n’est bizarrement pas évoquée ; son comportement durant un procès qui tourne vite à la farce après que Fleck a récusé son avocate ?

Présenté à la Mostra de Venise en septembre, hué par la critique, sorti aux Etats-Unis et dans le monde entier début octobre, Joker 2 a fait un four.

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Norah ★☆☆☆

Un instituteur, Nader, est affecté dans un minuscule village au milieu du désert saoudien. Il y a la charge d’apprendre à lire et à écrire à quelques gamins dépenaillés. Pour encourager l’un d’entre eux, particulièrement doué, il dessine son portrait. Le dessin arrive entre les mains de sa sœur aînée, Norah, une orpheline élevée par sa tante, qui rêve d’émancipation, mais dont l’avenir est hypothéqué par un mariage arrangé avec un jeune garçon de la tribu. Norah, au mépris des règles qui le lui interdisent, se met en tête de demander à Nader de dessiner son portrait.

L’Arabie saoudite s’ouvre lentement au monde. Elle lance une vaste campagne médiatique pour attirer les touristes, notamment sur le site d’Al Ula, au cœur du pays, près duquel Norah a été tourné. D’ailleurs la projection à laquelle j’ai assisté était précédée d’une publicité vantant les attraits du royaume saoudien. Les images de ce clip lêché contrastaient avec le rigorisme strict de Norah, dont l’action se déroule en 1996. À l’époque, la séparation des sexes ne connaissait aucune dérogation : les femmes n’étaient autorisées dans l’espace public qu’à condition d’être totalement voilées, de la tête au pied. Pas question de dévoiler son visage, de conduire, encore moins de chanter ou d’être dessinée. Les choses évoluent depuis 2016 et le tournant pris par le nouvel homme fort du royaume, le prince Mohammed ben Salmane alias MBS.

Norah se targue d’être le premier film saoudien programmé au festival de Cannes. Il y a en effet été sélectionné dans la section « Un certain regard ». C’est un film beau et simple, qui raconte une belle et simple histoire. L’enjeu en est ce portrait de Norah que Nader va essayer de dessiner en cachette des habitants du village, avec la complicité d’un sympathique épicier indien. Le film se déroule dans quelques décors à peine : l’épicerie de Madhur, la salle de classe de Nader, la chambre de Norah, l’espace ouvert du village, battu par le vent du désert, aux airs de faux western.

Norah se termine par une image puissante dont le but manifeste est d’impressionner durablement le spectateur tout en lui délivrant un message libérateur. Dans le même style, on lui préfèrera Wajda (2012), un autre film saoudien, le premier dit-on, qui racontait l’émancipation d’une fillette qui s’était mise en tête, malgré l’interdiction qui lui était opposée, de faire du vélo.

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Carla et moi ★★☆☆

Ben (Jason Schwartzman) est chantre dans une synagogue. Il vient de perdre sa femme et sa voix. Sa mère, remariée avec une immigrée philippine convertie au judaïsme, se ronge les sangs pour lui. Son rabbin souhaite lui présenter sa fille. Mais Ben est étrangement attiré par Carla O’Connor, son ancienne professeure de musique au collège, de trente ans son aînée, qui prépare sa bat-mitsvah.

Nathan Silver n’est guère connu en France alors qu’il a déjà tourné neuf longs-métrages. Un seul était jusqu’à présent sorti en France, C’est qui cette fille ? (2016), qui m’avait laissé sur le bord du chemin. C’est que ce réalisateur creuse un sillon très américain, pour ne pas dire très new-yorkais, dont on pensait qu’il avait été essoré par l’auto-dérision décapante d’un Woody Allen : celui du Juif ashkénaze en pleine midlife crisis, coincé entre sa mère et son Dieu.

Le titre original Between the Temples renvoie à une quête religieuse, celle de Ben dont la foi vacille, celle de Carla qui a décidé de se convertir au judaïsme. Ce titre était intraduisible, les distributeurs français ont fait le pari culotté et transgressif d’un clin d’œil au couple Sarkozy, qui tombe un peu à plat car, évidemment, de Nicolas Sarkozy et de Carla Bruni, il ne sera jamais question dans ce film.

Le scénario avance lentement et les presque deux heures du film peuvent sembler bien longuettes. Son principal moteur est ses scènes de repas, filmées très serré par une caméra qui rebondit d’un convive à l’autre, avec un léger temps de retard, comme si elle était constamment en retard d’un temps. Celle qui réunit Carla, son fils, légitimement curieux de la nature du lien qui unit sa mère à Ben et choqué d’apprendre la conversion de sa mère, sa belle-fille et ses deux petites-filles, est malaisante à souhait. Mais le meilleur est la longue scène finale, un dîner de shabbat évidemment, qui réunit la quasi-totalité des protagonistes (Ben, ses deux mères, son rabbin et sa fille, et Carla) avec des dialogues pétaradants.

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Anora ★★★☆

Ani (Mikey Madison) a vingt-trois ans et travaille dans un club de strip-tease. Elle y fait la rencontre d’Ivan (Mark Eydelshteyn), le fils d’un oligarque russe, dont la vie n’est qu’une succession de fêtes extravagantes. Ivan s’entiche d’Ani au point de l’épouser à Las Vegas. Mais quand sa mère découvre le pot aux roses, elle lui envoie ses sbires, à charge pour eux de remettre le gamin dans le droit chemin et de convaincre Ani, qui ne l’entend pas de cette oreille, d’annuler leur mariage.

Anora arrive sur les écrans précédé de la prestigieuse aura de la Palme d’or qui lui a été décernée à Cannes ce printemps. Cette récompense est lourde à porter : on s’attend à voir le meilleur film de l’année et on risque d’être déçu d’un film qui n’atteint pas les niveaux d’Apocalypse Now ou de Parasite. Il faudrait aller le voir sans cet élément en tête, comme le nouvel opus de Sean Baker, un réalisateur méconnu dont pas grand-monde n’était allé voir les précédents films : Red Rocket, The Florida Project, Tangerine

C’est Mathieu Macheret, dans Le Monde, qui en parle le mieux : « Sean Baker est né à New York en 1971 et quelque chose de cette décennie s’est imprimé au fer rouge dans la chair des films qu’il s’est mis à réaliser du début des années 2000 jusqu’à aujourd’hui. Une tendresse pour les marginaux indéfendables et autres galériens de l’arnaque, un goût de la déglingue, une virée côté face B de l’Amérique, une façon canaille de jongler avec ses facettes trash et clinquantes. »

Il raconte avoir voulu trouver un rôle pour Karren Karagulian, le parrain d’Ivan chargé par sa mère de le faire rentrer fissa dans le droit chemin. Pour ce faire, il imagine une histoire qui se déroule à New York, dans la communauté russe. On la connaît bien pour avoir vu les films de James Gray (Little Odessa) ou plus récemment l’intéressant Brighton 4th – dont des plans avaient été tournés précisément au même endroit. Mais Anora n’a pas pour cadre un deux-pièces enfumé, son samovar et son odeur de chou rance, mais le pied-à-terre new yorkais rutilant d’un oligarque russe richissime squatté quelques jours par son incontrôlable gamin.

Anora louche du côté de Cendrillon ou de Pretty Woman. Il commence comme un conte de fées avec la rencontre et le coup de foudre entre Ani et Ivan. La comédie romantique se transforme ensuite en thriller avec l’une des scènes les plus longues et les plus hilarantes qui soient pendant laquelle deux barbouzes maladroits tentent de faire entendre raison aux jeunes mariés. Ivan évaporé et Ani non sans mal bâillonnée, commence l’acte III : la traversée de New York façon After Hours à la recherche du disparu. Cette comédie en trois actes (ou s’agit-il tout bien considéré d’un drame ?) se clôt par un épilogue bouleversant entre Ani et Igor, interprété par Yuriy Borisov, découvert dans Compartiment n° 6.

On pourrait reprocher à Anora sa longueur. Au bout d’une demi-heure on a compris le parfait amour que filent Ani et son prince charmant. Au bout d’une autre demi-heure on a encore compris ce qui se joue entre les deux jeunes gens et les deux porte-flingues dépêchés par la mère d’Ivan. Au bout d’une troisième demi-heure, on a une troisième fois compris comment se terminera la recherche d’Ivan. Pour autant, malgré ses longueurs (le film dure au total plus de deux heures), Anora charrie une telle énergie, décrit des personnages si originaux, s’avère si émouvant qu’on se dit qu’une fois encore Cannes a eu le nez creux.

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Flow ★★★☆

Un chat reprend conscience dans un monde post-apocalyptique dont toute vie humaine a disparu. Le niveau des eaux monte inexorablement. Pour se sauver de la noyade, il trouve refuge avec un capybara sur une felouque, portée par le vent. Trois autres compagnons de voyage l’y rejoignent bientôt : un lémurien, un labrador et un serpentaire.

N’y voyez aucun biais de ma part : le meilleur film d’animation de l’année est peut-être…. letton ! C’est en tout cas ce qu’a jugé le jury du festival d’Annecy qui lui a décerné son prix 2024. Après avoir été sélectionné en festival dans le monde entier, à Cannes, à Shanghai, à Jérusalem et à Melbourne, il est sorti cet été en Lettonie avant sa diffusion deux mois plus tard en France, précédé d’un bouche-à-oreille louangeur.

Flow est, comme les films précédents de Gints Zilbalodis, un film sans paroles qui séduira les grands comme les petits. Son histoire repose sur deux séries de questions : qu’est-il arrivé à la planète et quelle catastrophe risque d’y arriver encore ? comment ses minuscules héros pourront-ils y survivre ? La réponse est volontiers bon enfant ; elle n’en est pas simpliste pour autant.

Mais surtout Flow est un enchantement pour l’oeil. Chaque étape du voyage de notre félin héros est l’occasion de découvrir un paysage encore plus intimidant que le précédent. L’arrière-plan de l’affiche en donne un avant-goût. Les vues aquatiques sont des éblouissements. Sans y rien connaître, je crois que ce sont les plus difficiles à rendre en animation. Le résultat est époustouflant.
Mais les paysages terrestres ne le sont pas moins, qui empruntent à l’imaginaire, quelque part entre les à-pic du Seigneur des anneaux et les ruines vénitiennes du Rivage des Syrtes. Je craignais que l’odyssée de notre héros ne l’amène dans les ruines d’un Paris ou d’un New York englouti sous les eaux. Mais Flow embrasse pour le plus grand plaisir des spectateurs, un parti plus imaginatif encore.

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Monsieur Aznavour ★★☆☆

Charles Aznavour (1924-2018) fut l’un des plus grands chanteurs français du siècle dernier. Il a écrit plus de mille chansons, a enregistré près de cent albums en studio, a vendu quelque quinze millions de disques à travers le monde. Monsieur Aznavour raconte, du début à la fin, sa longue carrière : son enfance dans un foyer modeste et aimant de réfugiés arméniens à Paris, ses premiers concerts dans les années 40, avec Pierre Roche (Bastien Bouillon révélé par La Nuit du 12) , sa rencontre avec Piaf qui le prend sous son aile, ses débuts hasardeux en solo, avant que le succès enfin lui sourie en 1962.

De ce biopic très académique, on pourrait recopier, sans en retirer un mot, l’excellente critique de Marie Sauvion. À commencer par sa première phrase qui vaut pour tous les biopics : « à quoi servent les biopics ? La réponse la plus évidente – à raconter la vie de quelqu’un – est aussi la moins intéressante, car elle est celle qui produit généralement le moins de cinéma. » On pourrait, comme elle, reprocher à ce Monsieur Aznavour, de ressembler à une longue notice Wikipédia, cochant méticuleusement tous les grands moments de l’artiste, sans en oublier aucune anecdote. On pourrait, avec elle, reprocher le parti pris de la mise en scène qui a essayé de coller au maximum aux personnages célèbres, transformés en autant de « chimères infécondes » : Aznavour lui-même bien sûr qu’interprète un Tahar Rahim rendu méconnaissable à force de postiches, mais aussi Piaf, Trénet, Bécaud, Johnny…. On pourrait enfin faire le procès d’un film trop sage, dûment validé par les héritiers de l’artiste, qui n’écorne pas la figure sanctifiée de ce bourreau de travail et de volonté qui, malgré sa taille (1m64) et sa voix voilée réussit à écrire son nom en haut de l’affiche. Bref, le compte serait bon : « révérence, mimétisme et tentation d’exhaustivité ».

Pour autant, tout en adhérant à chacune des lignes de cette critique millimétrée, tout en étant bourré de préjugés à l’égard d’un film et d’un genre dont je savais par avance qu’il ne me réserverait aucune surprise, je mentirais en disant que je n’ai pas aimé ce Monsieur Aznavour. Je ne m’y suis pas ennuyé une seconde. J’ai trouvé la mise en scène impeccable et la direction d’acteurs, aussi classique soit-elle, meilleure encore. J’ai traversé la vie d’Aznavour comme on feuillette un livre d’images. Et surtout j’ai réalisé avec émotion le nombre de chefs d’oeuvre que ce chanteur, que j’avais tôt fait de classer au nombre des stars has been que mes parents adulaient et que, pour ce motif, je méprisais, avait signés : Emmenez-moiFor me formidableJ’me voyais déjàLa BohêmeHier encoreetc.

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