La Vie scolaire ★★★☆

« La Vie scolaire », c’est le nom qu’on donne à l’unité administrative d’un collège qui, sous l’autorité du CPE (conseiller principal d’éducation) et de quelques surveillants est chargée de faire respecter le règlement intérieur.
Sur un mode quasi-documentaire Grands Corps malade et Mehdi Idir – qui y usa ses fonds de culotte – sont retournés au collège des Francs-Moisins, en Seine-Saint-Denis, à une encablure du Stade de France, filmer une année scolaire d’une classe de troisième.
L’ensemble est fictionnalisé avec quelques acteurs professionnels – Zita Hanrot (qui creuse lentement, depuis Fatima qui lui valut le César du meilleur espoir féminin, son chemin dans le cinéma français) et Alban Ivanov (qui multiplie depuis Le Grand Bain les seconds rôles en or) – entourés d’amateurs recrutés sur place.

Le duo avait réalisé en 2017 Patients, sur l’univers hospitalier. Le film, aussi drôle que juste, avait remporté un succès critique et public légitime. Il figurait dans mon Top 10.
La Vie scolaire reprend les mêmes ingrédients avec la même réussite.

Dans une veine qui m’a rappelé l’autobiographie épatante de Kheiron Nous trois ou rien, La Vie scolaire maintient un équilibre fragile entre l’humour et la gravité. Chaque scène est drôle, qui se nourrit de la « tchatche » incroyable des jeunes face à laquelle l’autorité des adultes peine à ne pas se fissurer. Mais chaque scène est en même temps grave, qui souligne les failles d’une institution incapable d’offrir un avenir à ses élèves malgré l’humanité débordante des enseignants.
On frise souvent le pathos ; mais on n’y tombe jamais comme dans ce conseil de discipline où chaque argument, aussi pertinent soit-il (« L’institution n’est pas faite pour moi »), un contre-argument qui ne l’est pas moins (« Non, Yanis, ne renverse pas les responsabilités en mettant tes fautes sur le dos de l’institution »).
On rit franchement à quelques running jokes : l’élève mytho qui excuse ses retards avec des motifs toujours plus rocambolesques (la grève d’Air France, une antilope qui bloque le trafic…), le surveillant bas du front qui se bourre de chips, le prof d’EPS obèse qui pratique des sports improbables (le hockey à roulette, le foot-vélo…)

Bien sûr, La Vie scolaire n’est pas le premier film qui, avec plus ou moins de réussite, filme la classe. Il est difficile de dépasser le modèle du genre : Entre les murs, sans parler de succédanés moins marquants : La Vie en grand, Les Héritiers, Swagger
Le sujet n’a rien de novateur, le traitement n’a rien de révolutionnaire ; mais il y a une telle humanité, une telle énergie dans cette Vie scolaire, dans ses enseignants si empathiques, dans ses collégiens si attachants, qu’il serait dommage de la rater.

La bande-annonce

Midsommar ★★★★

Dani (Florence Pugh qui tenait déjà le haut de l’affiche dans The Young Lady) vient de vivre le pire des traumatismes. Elle peine à trouver auprès de Christian (Jack Reynor), son boyfriend, le réconfort dont elle a besoin.
Etudiant en anthropologie, Christian était sur le point de partir en Suède avec des camarades assister à une cérémonie folklorique. Dani l’y accompagne.
Les cinq jeunes gens découvrent une communauté accueillante, coupée du monde. Mais lorsque les festivités commencent, elles prennent bientôt un tour de plus en plus inquiétant.

L’histoire d’une bande de post-ados américains perdus dans un environnement hostile et lentement décimés par une force invisible, on en a vus treize à la douzaine. Mais le génie de Ari Aster est de réaliser, à partir de cette trame ultra-classique, un film complètement original.
Nuit ténébreuse, maison hantée, monstre effrayant aux pouvoirs surnaturels : il n’utilise aucun des ingrédients qui constituent la recette traditionnelle des films dits « de genre ».
Midsommar se déroule en plein été. La Midsommar est un ensemble de célébrations qui marque en Scandinavie le solstice d’été. C’est la période de l’année où les jours sont les plus longs et, à ces latitudes, des « nuits blanches » où le soleil ne se couche quasiment jamais. C’est donc sous un soleil de plomb, sans jouer sur notre peur du noir, que l’action se déroulera. Que ceux qui les ont en horreur soient rassurés et que ceux qu’ils font délicieusement sursauter ne les attendent pas en vain : nul jump scare ne fera hurler de terreur la salle.
Quant aux « méchants », il n’y en a pas vraiment. Les hôtes de Dani et de Christian, une bande d’aimables suédois jodlant en longues robes blanches en sirotant des jus de baies plus ou moins hallucinogènes, vieillards barbichus et jeunes filles en fleurs, tiennent plus de la communauté hippie que de la secte satanique.

La terreur, Ari Aster la distille autrement. L’an passé, son premier film , Hérédité, avait fait sensation. On l’a retrouvé dans bon nombre de Top10 2018. Quant à moi, je n’y avais rien compris. J’en étais manifestement passé à côté.
Car force est de reconnaître le génie – un terme bien emphatique que j’utilise déjà pour la deuxième fois dans cette critique – de ce jeune réalisateur de trente ans à peine.

Midsommar s’étire sur 2h27, une durée hors norme, de nature à dissuader le public zappeur auquel les films d’horreur sont traditionnellement destinés. Sa durée excessive, loin d’être un handicap, est son principal atout. Car elle nous oblige à nous plonger dans ce huis clos paradoxal, tourné en plein air. Une fois arrivés sur place, les personnages n’en partiront plus, alors qu’aucune enceinte, aucun gardien ne les y retient.

Ces 2h27, on ne les voit pas passer, tant on est happé par le trou noir que le film ouvre sous les pieds de ses personnages. Au son d’une musique incantatoire, une atmosphère de plus en plus lourde s’installe. Les journées de la cérémonie se succèdent apportant chacune leur lot de bizarreries et de mystères. Elles sont filmées avec une maniaquerie géométrique dans des compositions d’une sinistre beauté où Ari Aster démontre, avec parfois la vanité qui caractérise les jeunes génies (et de trois !), sa maîtrise du cadre.

On craint un instant que le film ne se termine, comme c’est hélas souvent le cas, par une révélation sinistre qui déchirerait le voile d’ignorance dans lequel le spectateur a été maintenu : le chef du village est la réincarnation de l’Antéchrist ? les chers disparus de Dani vont se réincarner en Suède ? Ce n’est pas le cas. Et c’est tant mieux. Midsommar suit sa logique implacable jusqu’à sa conclusion qui ne l’est pas moins.
On en comprend alors tout le sens. Il ne s’agissait pas, comme dans les films d’horreur ordinaires, de comptabiliser la lente décimation d’une bande de jeunes héros. Le propos du film est plus psychologique : par une catharsis, l’héroïne achève un travail de deuil et sanctionne un manque d’amour. Monstrueux et dérangeant point d’orgue à une expérience qu’on n’oubliera pas de sitôt.

Midsommar est interdit aux moins de 18 ans au Royaume-Uni, en Australie, en Espagne.
Interdit aux -16 ans au Québec, aux Pays Bas, au Brésil, en Finlande
Rated R aux USA
Et en France… -12 ans à l’instar d’autres films à l’affiche actuellement autrement inoffensifs : Les Baronnes ou Le Gangster, le flic et l’assassin.
Triste constat des errements de la classification cinématographique en France et de l’urgence d’une réforme.

La bande-annonce

L’Intouchable, Harvey Weinstein ★★★☆

Harvey Weinstein : ce nom vaut désormais à lui seul condamnation. Ils ne sont pas si nombreux ceux qui, dans l’opinion publique, ont atteint une si funeste réputation : Dutroux et la pédophilie, Papon et la collaboration, Lehman Brothers et la crise des subprimes…
Les innombrables viols et tentatives de viol dont ce magnat hollywoodien se serait rendu coupable ont provoqué une prise de conscience planétaire. C’est au lendemain de leur révélation par deux enquêtes quasi-concomitantes du New York Times et du New Yorker publiées en octobre 2017 que le mouvement #metoo a été lancé sur les réseaux sociaux – bientôt repris en France avec #balancetonporc.

Pas facile de faire le portrait d’un tel « porc ». Le documentaire de Ursula Macfarlane ne prétend pas à l’objectivité. Alors que le procès de Weinstein va se tenir et que le recueil des témoignages s’est probablement heurté au déroulement parallèle de l’enquête judiciaire, il ne donne guère la parole à la défense. Si l’ironie était permise, on dirait qu’il juge à charge plus qu’à décharge.

Aussi ne trouve-t-il guère de circonstances atténuantes au comportement prédateur du patron de Miramax sinon d’avoir été un outsider (« underdog ») avide de revanche sociale et un adolescent obèse et boutonneux dont les filles se moquaient. Si ce businessman de génie a, avec son frère, construit un empire et insufflé un grand courant d’air frais dans le cinéma des années 80 et 90 en produisant Soderbergh ou Tarantino, c’est en usant de méthodes inadmissibles.
Rien ne devait lui résister. « C’était un homme qui n’acceptait pas qu’on lui résiste ». Dans les affaires… comme dans la vie privée.

L’Intouchable documente avec beaucoup de finesse l’hubris qui s’empare d’un homme ivre de puissance. Une hubris qui se caractérise d’abord par un comportement inadmissible avec ses collaborateurs, harcelés, humiliés, rabaissés. Une hubris qui se manifeste ensuite par un comportement sexuel prédateur : « ma puissance est si grande qu’aucune femme ne peut se refuser à moi ».
L’Intouchable documente aussi – c’est l’angle que le choix de son titre indique – l’omerta qui s’est installée autour de Weinstein. Shérif autoproclamé de la ville (Hollywood/New York), le producteur a, pendant vingt ans, fait régner sa loi sans que personne n’ose la dénoncer. Pendant tout ce temps, la rumeur est allée bon train ; mais personne n’a parlé, ni les collaborateurs terrifiés ni les victimes qui, lorsqu’elles faisaient mine de lancer des poursuites, devaient, sous la contrainte, monnayer leur silence en signant des accords de confidentialité.

Il a fallu un immense courage à ces victimes pour parler. Le point fort du documentaire est de les avoir retrouvées et de les avoir convaincues de témoigner. Sur une liste initiale de 600 noms, 400 personnes ont été contactées et 128 ont consenti à parler à l’équipe du film. Au final, 29 personnes ont été interviewées, nous indique le dossier de presse.
Leurs témoignages sont étonnamment similaires. Pendant quarante ans, le modus operandi de Weinstein n’a guère varié. Il propose à une starlette, croisée dans une soirée, de le raccompagner dans son hôtel. Y voyant une opportunité extraordinaire pour sa carrière, elle accepte. Mais sitôt la porte de la suite refermée, Weinstein devient plus violent, usant de menace verbale et physique pour parvenir à ses fins. Certaines y concèdent, paralysées par la peur ; d’autres s’y refusent et réussissent à s’échapper.
Leur témoignage est glaçant : « J’imaginais qu’une femme violée se débattait et hurlait. C’est l’image qu’on s’en fait. Mais c’est faux. Je suis restée immobile. J’étais paralysée. J’avais peur de recevoir des coups. Je me suis dit que moins je bougerais, mieux ça se passerait. J’espérais que ça dure cinq minutes et que ce serait oublié. Mais je n’arrive pas à oublier »

Bien sûr, le documentaire de Ursula Macfarlane n’est pas sans défauts. On peut pointer le classicisme de sa forme, plus télévisuelle que cinématographique. On peut aussi lui reprocher son manque d’objectivité et considérer qu’il eût mieux fallu attendre la conclusion du procès de Weinstein pour dresser son portrait. Mais la stratégie de ses avocats étant de le faire durer au maximum – car espérer innocenter leur client est illusoire – il y a fort à craindre que la procédure ne s’éternise. Il y avait urgence à raconter Weinstein ; il y avait, plus encore, urgence à donner la parole à ses victimes. C’est chose faite. Et c’est tant mieux.

La bande-annonce

Un merveilleux couple ★★★☆

Jeune couple aimant, Malte et Liv sont en vacances aux Baléares quand ils sont violemment agressés par trois jeunes. Malte prend un coup de couteau et, impuissant, assiste au viol de Liv.
Deux ans passent pendant lesquels le couple de jeunes enseignants panse lentement ses plaies. Malte fait de la boxe pour retrouver confiance en lui ; Liv termine une psychanalyse. La vie semble reprendre ses droits.
Mais, un jour, Malte croit reconnaître dans la rue le violeur de Liv. Que va-t-il faire ? Le suivre ? L’aborder ? Se venger ? Appeler la police ?

Si Un merveilleux couple touche une corde si sensible c’est qu’il nous confronte tous à une situation à la fois terrifiante et réaliste. Comment réagirions-nous à un viol ? Un viol qu’on aurait soi-même subi ? ou un viol sur notre partenaire auquel on aurait assisté sans pouvoir l’empêcher ?

La première scène du film qui décrit ce film est perturbante. Pourtant, elle n’y met aucune complaisance. On pense à Funny Games de Hanneke, le sadisme du réalisateur en moins. La seconde décrit la vie ordinaire d’un couple apparemment sans histoire dans une grande ville allemande. Tout sonne juste dans cette description du quotidien banal de Malte et de Liv dont le spectateur sait désormais le traumatisme qui les leste et qu’ils essaient de résorber.

La rencontre de Liv et de l’auteur du viol ouvre l’horizon des possibles. Le scénario pouvait choisir plusieurs directions : nous faire douter sur l’identité du violeur ? ou engager une véritable enquête policière pour le retrouver après avoir perdu sa trace. Il préfère se focaliser sur la psychologie de Malte : va-t-il partager avec Liv sa découverte ? ou la garder pour lui ? va-t-il traquer le coupable pour se venger ? pour s’expliquer ? pour lui pardonner ? ou va-t-il se rendre à la police pour le dénoncer ?

Un merveilleux couple s’enrichit d’un troisième caractère : le violeur lui-même qui n’est pas réduit à une simple silhouette mais qui – et c’est au fond logique – a sa propre psychologie. Est-il un être maléfique imperméable au remords ? ou au contraire se repend-il d’un acte criminel, peut-être commis sous l’effet de l’alcool et de la drogue, et cherche-t-il à reprendre le cours d’une vie normale ?

On n’en dira pas plus. On regrettera peut-être que les options choisies par le scénariste culminent dans un épilogue pas vraiment crédible. Mais ce bémol n’affectera pas l’intérêt et le plaisir qu’on aura pris à ce film bouleversant.

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Once Upon a Time… in Hollywood ★★★☆

Hollywood. Février 1969. Rick Dalton (Leonardo DiCaprio) a réussi à inscrire son nom en haut de l’affiche d’une série TV. Mais il redoute une gloire éphémère. Sa doublure Cliff Booth (Brad Pitt) est aussi son chauffeur et son seul ami.
Rick Dalton habite sur Cielo Drive une luxueuse villa à côté de laquelle Sharon Tate (Margot Robbie) et son mari Roman Polanski viennent de s’installer.
À quelques kilomètres, Charles Manson, un hippie psychopathe, a pris sous sa coupe quelques jeunes filles en rupture de ban.

On l’attendait avec une adolescente impatience. Le neuvième film de Quentin Tarantino, projeté à Cannes en sélection officielle, précédé d’un matraquage publicitaire digne d’un film MCU, est sorti hier sur les écrans. Le succès est immediat : il a attiré près de deux cent mille spectateurs. J’en étais dans une salle du sud de la France, entouré d’estivants en espadrilles, avec quelques amis ravis de partager l’espace d’un soir ma cinéphagie autour d’un film qui, pour une fois, n’était ni lituanien ni en noir et blanc.

Ils sont sortis de la salle mitigés : « trop long, trop décousu ».
Je comprends volontiers leur déception, à la hauteur de l’attente suscitée par ce qui s’annonçait comme le meilleur film de l’été.

Pour autant, un Tarantino même mineur reste mille pieds au-dessus du tout-venant cinématographique. Il y a dans les 2h41 de Once Upon a Time… – durant lesquelles on ne regarde jamais sa montre – à boire et à manger pour tout un été.

Une reconstitution soignée des sixties finissantes avant que la tuerie de Cielo Drive n’en sonne le glas.
Une BO éclectique que je vais écouter en boucle dans les prochaines semaines.
Une pléiade de stars qu’on retrouve avec jubilation. Mention spéciale pour Brad Pitt – dont le devoilement des abdos parfaits à 56 ans laisse pantois la salle – dans un « second » rôle sans malice et pour Margaret Qualley (la jeune fille déjà remarquée dans la série The Leftovers) en hippie sexy. Et pour Margot Robbie dont la photo sur l’affiche lui vaudrait selon moi sans hésitation le titre de plus belle femme au monde (mes amis ne sont pas d’accord et invoquent Emma Stone ce qui, je l’avoue, m’ébranle).
Enfin – quoi qu’on puisse reprocher aux langueurs du scénario – une histoire avec un début, un milieu et une fin. Et quelle fin ! Tarantinesque à souhait jusque dans ses outrances killbillesques et uchronique comme seuls les contes sont capables d’en raconter.

Ne boudons pas notre plaisir !

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Ricordi ? ★★★☆

Elle (Linda Caridi brindille gracile) et Lui (Luca Marinelli grands yeux tristes), dont les prénoms ne seront jamais prononcés, se sont rencontrés un soir de fête sur une île méditerranéenne. Le coup de foudre fut immédiat. Les deux amoureux s’installent dans l’appartement où Lui a passé une enfance douloureuse.
Mais des tensions bientôt se font jour. Lui est trop triste ; Elle est trop gaie. Leurs différences semblent irréductibles.

C’est l’histoire d’un couple façon puzzle. Une narration diffractée. Le procédé n’est pas nouveau. Lawrence Durrell, dans l’avant-propos du Quatuor d’Alexandrie lançait déjà « un défi à la forme sérielle du roman conventionnel » pour raconter les amours contrariées de Justine et Darley.
Au cinéma, on ne compte plus les histoires d’amour déconstruites : Eternal Sunshine of a Spottless Mind, (500) jours ensemble, 5×2

Le procédé est casse-gueule : on perd vite le spectateur à force de jouer avec le fil du temps. Ricordi ? évite cet écueil de justesse : il faut un certain temps pour s’y retrouver, au point de se dire qu’un second visionnage ne serait pas inutile. Le montage est d’une virtuosité qui frise l’esbroufe. Mais, comme dans les puzzles les plus difficiles, les pièces finissent par s’agencer pour la plus grande joie des joueurs. L’entrelacs touffu de flash-back et de flash-forward qui constitue la trame de Ricordi ? loin d’égarer le spectateur donne au récit, somme toute banal, d’une passion amoureuse tout son intérêt.

Mais Ricordi ? ne se borne pas à distordre la chronologie pas plus qu’il ne se réduit à son seul procédé. Comme son sous-titre l’annonce, c’est un film sur les souvenirs. Pourquoi garde-t-on de bons souvenirs ? Pourquoi la réalité est-elle plus belle passée au tamis de la nostalgie ? Parce que nos souvenirs l’embellissent ? Ou bien parce qu’elle était intrinsèquement belle mais que nous ne l’avions pas réalisé au moment de la vivre ?

Pour explorer les deux versants de la question, Ricordi ? montre les souvenirs subjectifs de chacun des deux membres du couple. Ses souvenirs à Lui, dans des coloris bleus gris, sont plus tristes ; ses souvenirs à Elle, dans des coloris marron rouges sont plus gais. Ainsi présenté, le procédé pourrait sembler simpliste. Il ne l’est pas. Les lumières et le montage sont autrement subtils qui, sans jamais nous perdre, jouent sur les temporalités et les points de vue.

On me demande souvent pourquoi je vois un film par jour, au risque d’en être déçu. Ricordi ? est une réponse. Sorti au cœur de l’été, sans publicité, ce film anonyme, au sujet sans éclat, que ne précédait aucune critique élogieuse, que ne portait aucun bouche à oreille, est un film aussi intelligent que sensible. Une lumineuse surprise. Un cadeau de cinéma.

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Parasite ★★★☆

Appelons cela le jeu des deux familles. Il se joue à huit cartes. D’un côté, les Kim. Ils sont quatre : le père, la mère, le fils et la fille. Ils sont pauvres, vivent dans un sous-sol insalubre et mal aéré. Affreux, sales, mais pas méchants pour paraphraser Ettore Scola. De l’autre, les Park. Ils sont quatre eux aussi. Mais, à la différence des Kim, ils vivent eux dans un luxe insolent. Ils habitent une villa paradisiaque dans les hauteurs de Séoul, assistés par une abondante domesticité. Monsieur travaille, Madame, pas très maline, tue le temps en s’inquiétant pour l’éducation de ses enfants. Loin d’Ettore Scola, plus proche de Claude Chabrol.
Le jeune Kim s’y fait recruter comme répétiteur d’anglais de la fille Park. Suivent sa sœur, embauchée comme art-thérapeute du cadet, puis son père comme chauffeur et enfin sa mère comme gouvernante.
Tout irait pour le mieux dans la meilleure des arnaques si n’apparaissaient de(ux) nouveaux joueurs.

Les Palmes d’or se suivent et se ressemblent – un peu. L’an passé, le japonais Hirokazu Kore-Eda l’emportait en mettant en scène une famille sympathique de va-nu-pieds, tire-au-flanc, profiteurs débonnaires de l’assistanat social. Cette année, le coréen Bong Joon-ho met en scène une famille similaire.
Mais les ressemblances s’arrêtent là. Une affaire de famille tirait le lait de la tendresse humaine ; Parasite traite de la fracture sociale.

Tout est parfait dans Parasite. À commencer par son titre (vous aurez noté le singulier) qu’il est difficile de disséquer sans révéler les rebondissements de l’intrigue.
On va répétant que Parasite marie intelligemment tous les genres. Et on a raison.
Il s’agit d’abord d’une aimable comédie sociale. On y voit comment les Kim réussissent lentement à berner les Park pour s’incruster chez eux. C’est intelligemment amené, un poil trop long et un chouïa prévisible. Mais ne boudons pas notre plaisir : on est dans la très bonne comédie sociale, drôle, grinçante et bien huilée.
Puis, sans qu’on s’y attende, la farce tourne au drame. Le temps s’accélère. Si la première partie du film s’étire sur plusieurs semaines (mois ?) la seconde se condensera en vingt-quatre heures. On n’est plus chez Ettore Scola mais chez Park Chan-wook, le réalisateur volontiers gore de Old Boy et Lady Vengeance. Parasite est d’ailleurs interdit aux moins de quinze ans en Corée du Sud. Cache-cache vaudevillesque, inondation diluvienne, barbecue sanguinaire, cette seconde partie est riche en retournements de situation.

Tout est parfait disé-je. Oui.
La stratification sociale vue de Corée est autrement plus mordante que vue de France. S’il n’y était question de cave ou de grenier, on n’oserait rapprocher Les Femmes du sixième étage et Parasite tant la comparaison ridiculiserait le cinéma français.

Mais Parasite souffre d’un défaut rédhibitoire. Cette mécanique trop bien huilée ne m’a pas touché, ne m’a pas ému. Certes, je me suis identifié à la famille Kim. Je me suis attaché à elle – avec une rougissante préférence pour la fille, aussi jolie que déterminée. Je me suis réjouis de voir la roublardise des Kim se jouer de l’arrogance des Park avant de m’affliger de leur sort. Mais pour autant, à aucun moment je n’ai vibré.

Parasite a-t-il mérité sa palme d’Or ? Assurément.
Est-ce pour autant le meilleur film de l’année ? Non

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Lourdes ★★★☆

Chaque année, Lourdes, où la Vierge Marie apparut en 1858 à Bernadette Soubirous, accueille quelque six millions de pèlerins dont environ 60.000 malades ou invalides.
Les documentaristes Thierry Demaizière et Alban Teurlai en ont filmé quelques uns.

Les apparitions mariales de 1858 et la ferveur qu’elles ont suscitée ont très tôt inspiré la littérature et le cinéma. Deux courants s’opposent : le premier est critique, le second au contraire est volontiers hagiographique. Au premier appartient le roman rationaliste de Emile Zola, écrit dès 1891 dans la série des Trois Villes (Paris, Rome, Lourdes) ou la satire grinçante de Jean-Pierre Mocky, Le Miraculé (1987) racontant le pèlerinage d’un faux handicapé (Jean Poiret), poursuivi par un assureur (Michel Serrault) qui entend révéler la supercherie de l’usurpateur. Au second appartiennent les nombreux biopics consacrés à sainte Bernadette : celui de Jean Delannoy est sans doute le plus kitsch – je l’avais vu à sa sortie dans une salle toulonnaise fermée depuis  longtemps.

Il y a une dizaine d’années, la réalisatrice autrichienne Jessica Hausner avait consacré une fiction injustement méconnue au pèlerinage avec Sylvie Testud, Léa Seydoux et Bruno Todeschini dans les rôles principaux. Un prêtre y racontait une blague qui me fait toujours rire. C’est l’histoire de la Sainte famille qui discute de ses prochaines vacances : « Si on allait à Jérusalem ? » dit le Père « Ah non répond le fils, je n’y ai pas que de bons souvenirs ». « Lourdes ? propose-t-il. « Oh oui répond la mère ! Je n’y suis jamais allée ».

Mais venons en au documentaire de Demaizière et Teurlai qui avaient consacré, dans un registre radicalement différent, leurs précédentes réalisations à Benjamin Millepied et à Rocco Siffredi.

Il y a avait bien des façons de documenter Lourdes.
Par l’histoire : en racontant la vie de Bernadette.
Par la sociologie : en étudiant les pèlerins qui s’y pressent.
Par l’économie : en dénonçant le mercantilisme régnant autour du pèlerinage.

Demaizière & Teurlai adoptent un parti pris beaucoup plus subjectif. Ils choisissent un échantillon de pèlerins particulièrement significatif venus chercher à Lourdes sinon un miracle du moins une réponse. Il s’agit d’une part de grands malades : un homme lourdement paralysé depuis plus de vingt ans que sa mère continue à entourer de ses soins attentifs, un autre progressivement emmuré par la maladie de Charcot, un officier supérieur du SID dont le plus jeune fils, âgé de deux ans seulement, est condamné à terme par une maladie orpheline. Il s’agit d’autre part d’individus marginaux : un vieux travesti qui se prostitue au Bois de Boulogne, une bande de Gitans…

Tous ces pèlerins sont filmés au cours des différentes étapes qui ponctuent leur séjour à Lourdes : le pèlerinage à la grotte de Massabielle, la messe dans la basilique enterrée Saint-Pie-X, le bain dans la piscine miraculeuse…  On nous montre aussi la foule de bénévoles de toutes obédiences qui se déploient pour faciliter leur accueil. Mais c’est moins décrire cette organisation qui intéresse les réalisateurs que nous faire pénétrer dans l’intimité de ces pèlerins. Il ne s’agit pas de faire leur psychologie, de déterminer leurs motivations, encore moins d’en faire la critique, mais simplement de les donner à voir.

Bien sûr, on pourrait leur reprocher un excès de pathos, un manque de distance. Bien sûr, celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait pas ne ressentiront pas ce témoignage baigné de religiosité de la même façon. Et celui même qui y croyait pourrait avoir des réserves sur la débauche de superstitions qui entoure le pèlerinage de Lourdes. Mais tous communieront dans l’émotion poignante que fait naître ce concentré déchirant d’humanité.

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La Lutte des classes ★★★☆

Sofia et Paul sont de gauche. Résolument. Lui est un vieux punk anarchiste, batteur dans un groupe dont la célébrité se résume à un clip sobrement intitulé « J’encule le pape ». Elle est une jeune beurette de banlieue qui, à force de travail, est parvenue à intégrer un brillant cabinet parisien d’avocats.
Sofia et Paul ont acheté une petite maison avec jardin à Bagnolet de l’autre côté du périphérique. Ils y ont scolarisé à l’école publique Jean-Jaurès leur fils Corentin. Mais les années passant, la qualité de l’enseignement à l’école publique se détériore conduisant les parents des camarades de Corentin à les transférer à l’école privée Saint-Benoît. Sofia et Paul sont confrontés à un dilemme : la fidélité à leurs convictions politiques ou l’éducation de leur enfant ?

De film en film, Michel Leclerc et sa co-scénariste Baya Kasmi se sont fait une spécialité de creuser les contradictions de la gauche. Avec autant d’intelligence que de tendresse. Sans une once de cynisme. On se souvient de l’éclatant succès de Le Nom des gens, César 2011 du meilleur scénario et de la meilleure actrice pour Sara Forestier. La Lutte des classes reproduit la même recette. Malheureusement le succès public n’est pas au rendez-vous. Car peut-être le pitch du film n’a pas su exciter la curiosité au delà de la question simple qu’il semblait poser : Jean-Jaurès ou Saint-Benoît ?

Il y a pourtant beaucoup d’intelligence dans La Lutte des classes. À commencer par son titre. Le film ne se réduit pas à interroger le choix des parents de l’établissement scolaire de leur enfant. Un choix qui, au demeurant, se tranche facilement : connaissez-vous une famille qui, au nom de ses convictions politiques, a sciemment choisi de sacrifier la scolarité de ses enfants ?

Comme il l’avait fait dans Le Nom des gens ou dans Télé gaucho, Michel Leclerc interroge le vivre-ensemble, la mixité sociale et les limites plus ou moins fondées qu’on y met, la laïcité, la liberté individuelle, la vie de couple. La barque pourrait sembler bien chargée. Elle ne l’est pas grâce à un scénario très fluide qui n’est ni moralisateur ni simpliste. Si des questions graves sont traitées, le parti systématique est d’en rire sans vulgarité. Les personnages sont toujours justes, qui ne se réduisent jamais à leur caricature, à commencer par Édouard Baer – que je trouve parfois horripilant mais qui ne l’est pas ici – et par Leïla Bekhti qui confirme, huit ans après son César du meilleur espoir féminin, qu’elle fait désormais partie de la cour des grand.e.s

Pourquoi le public français plébiscite-t-il Qu’est ce qu’on a [encore] fait au Bon Dieu, pas drôle et vulgaire, et boude-t-il La Lutte des classes ?

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El Reino ★★★☆

Manuel Lopez Vidal (Antonio de la Torre) est un politicien professionnel. Il est le dauphin du président du conseil régional, un cacique vieillissant dont la succession lui est promise. Pour occuper les fonctions qu’il occupe, Manuel Lopez Vidal participe depuis toujours à un système de corruption généralisé : marchés publics faussés, fraude aux subventions européennes…
Mais la mécanique se dérègle lorsque la Justice met le nez dans les affaires du Parti. Un élu, Paco Castillo, est arrêté. Manuel Lopez Vidal sera le suivant. Ses amis le lâchent les uns après les autres. Mais si Manuel Lopez Vidal doit tomber, il entend entraîner ses collègues dans sa chute.

El Reino a triomphé aux derniers Goya, les César espagnols, raflant notamment ceux du meilleur réalisateur, du meilleur acteur, de la meilleur musique. Il mérite largement ces lauriers. C’est un film haletant qui culmine dans un épilogue à couper le souffle. Que celui ou celle qui n’aura pas été scotché à son fauteuil par la dernière demie-heure me le dise : je lui rembourserai sa place.

Qu’on ne se méprenne pas : El Reino n’est pas un film sur la corruption, comment on y glisse, quel dilemme moral on doit trancher pour en sortir. Manuel Lopez Vidal est un héros dépourvu d’ambiguïté. Il est corrompu par nécessité, sans en tirer ni honte ni fierté. D’ailleurs on ne s’appesantit guère sur les faits qui lui sont reprochés, pas plus qu’on ne met en cause son évidente culpabilité. Là n’est pas l’enjeu du film.

El Reino est plutôt un survival movie qui ne quitte pas d’une semelle un homme traqué. Pour se sauver, il essaie de rassembler les preuves de l’existence d’un système de corruption généralisé qui lui permettront d’acheter son impunité. Mais chacune de ces tentatives échoue, qu’il copie des fichiers compromettants sur des clés USB découvertes par la police ou obtienne avec un micro caché les confessions désopilantes d’un acolyte. J’en ai déjà trop dit sur les rebondissements qui ponctuent El Reino. Je ne dévoilerai pas cette dernière demie heure qui m’a bluffé ni la logomachie sur laquelle le film se conclut magistralement.

La bande-annonce