Sicario ★★★☆

Les Américains vivent sur un territoire aseptisé et hypersécurisé qui coexiste, à sa frontière méridionale, avec ce qu’ils croient être une jungle sans loi.

Le cinéma américain a, depuis quelques années, mis en scène cette frontière et la peur paranoïaque qu’elle suscite chez le brave Yankee : Traffic de Soderbergh, Savages de Stone, Babel d’Iñárritu, sans parler de Breaking Bad sont des œuvres au titre explicite.

Sicario s’inscrit dans cette généalogie.
Emily Blunt (Edge of Tomorrow, Looper) est un agent du FBI embringuée, à son corps défendant, dans une opération undercover contre les cartels mexicains de la drogue. CIA ? Barbouzes ? Elle plonge, et nous avec, dans le déluge de violence que déchaînent ses coéquipiers. Les fins de leur action sont-elles justes ? En tout état de cause, les moyens pour y parvenir sont répréhensibles.

Sicario est un film d’une redoutable efficacité. La musique oppressante de Jóhann Jóhannsson, le désert texan filmé par Roger Deakins (qui avait signé la photo de No Country for Old Men), la fragilité à fleur de peau d’Emily Blunt et la colère rentrée de Benicio del Toro : tout concourt pour faire du film de Denis Villeneuve un film terriblement excitant.

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Mon roi ★★★★

Les critiques n’ont pas épargné le film de Maïwenn : trop impudique, trop hystérique, trop tout. Je n’y souscris pas. J’ai été touché. Maïwenn n’esthétise pas. Elle ne fictionnalise pas. Elle filme cash.

La relation entre Georgio et Marie-Antoinette (alias Tony) est juste de bout en bout. Leur première fois est filmée sans l’afféterie des embrasements romantiques et les lumières tamisées qui n’existent qu’au cinéma. On couche. On rit. On parle. C’est cru, mais vrai.

Leur relation est très moderne. Le couple en 2015 ne se vit plus – et ne se filme plus – comme avant. On est loin de Roméo et Juliette ou de César et Rosalie. L’amour fou vire vite à la folie. Excessifs dans le coup de foudre, les amants deviennent hystériques dans leur déchirement entrecoupé de réconciliations solaires.

Le film repose sur ses acteurs. Emmanuelle Bercot est le double de Maïwenn à l’écran. Elle en a l’énergie, les éclats de rire… les dents. Elle mérite haut la main sa Palme d’or. Vincent Cassel la méritait tout autant. Je n’ai jamais aimé sa tête de fouine et son jeu faussement décontracté, mais je dois reconnaître qu’il est parfait dans le rôle.

Elle n’est pas une gourde enamourée ; il n’est pas un pervers narcissique ; ils forment un couple incapable de vivre ensemble, incapable de rompre. Plutôt que Mon roi emprunté à Elli Medeiros, With or without you de U2 les aurait mieux résumés.

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Illégitime ★★★☆

Extraordinaire vitalité du cinéma roumain ! Après Cristian Mungiu (4 mois, 3 semaines, 2 jours), après Corneliu Porumboiu (12h08 à l’est de Bucarest), après Calin Peter Netzer (Mère et fils), voici Adrian Sitaru. Ce quarantenaire creuse la même veine que ses collègues : le rapport de l’individu au groupe dans une société sans repères qui peine à tourner la page du communisme.

Un repas de famille réunit un médecin récemment veuf, ses quatre enfants, leurs compagnons. L’alcool aidant, les langues se délient. Le père avoue à ses enfants scandalisés qu’il avait empêché des femmes d’avorter au temps du communisme. Ses jumeaux Sasha et Roméo entretiennent une relation incestueuse. Sasha attend un enfant de son frère. Elle l’avoue à son père. L’encouragera-t-il à avorter ?

On l’aura compris : Illégitime traite de sujets lourds (l’avortement, l’inceste). Il le fait dans une forme haletante, quasi documentaire, en longs plans-séquences filmés très serrés de réunions de famille qui dégénèrent en foire d’empoigne. Aucun plan de coupe entre les scènes qui laisserait au spectateur le temps de reprendre son souffle. On pense à Pialat ou à Lars von Trier.

La conclusion du film n’est pas son point fort. Trop apaisée, trop optimiste. Mais on n’oubliera pas de sitôt la figure de Sasha, déchirée entre l’amour gémellaire de son frère et le respect dû à son père.

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A War ★★★★

Un officier danois commande une compagnie en Afghanistan. Il a laissé sa femme et ses trois enfants derrière lui. À la tête d’une patrouille, pris sous le feu des talibans, il demande un soutien aérien pour évacuer un de ses hommes gravement blessé. Le bombardement provoque douze morts civils. Renvoyé au Danemark, mis en accusation devant un tribunal militaire, dira-t-il la vérité ?

Après Brothers de Susanne Bier (2004), Everything Will Be Fine de Christoffer Boe (2010) et Armadillo de Janus Metz (2010), le cinéma danois évoque à nouveau, avec toujours le même bonheur, le conflit afghan. Quel contraste avec le cinéma français qui ne lui a guère consacré que l’inabouti Ni le ciel ni la terre de Clément Cogitore en 2015 !

Mais c’est moins l’Afghanistan en tant que tel qui intéresse Tobias Lindholm, le scénariste de Borgen, que les dilemmes suscités par l’intervention de l’Occident. Comme dans son précédent film, l’excellent Hijacking (2012), dont l’action se déroulait au large des côtes somaliennes, le rôle principal est interprété par Pilou Asbæk, qui, depuis son apparition dans la dernière saison de Game of Thrones, commence à se faire un nom – pour le prénom, c’est plus délicat.

Premier dilemme : celui du « jus ad bellum » ou, pour faire moins cuistre, celui du sens de la guerre menée en Afghanistan (ou en Irak ou en Libye ou au Mali). Quel ennemi combattre ? Comment mener à bien une impossible pacification ? Comment gagner la confiance des civils ?

Second dilemme : celui du « jus in bello », du droit applicable à la conduite des opérations. Le commandant Pedersen est accusé d’avoir causé la mort de civils. Du point de vue des règles d’engagement, sa culpabilité ne fait guère de doute : la cible n’avait pas été correctement identifiée lorsqu’il a donné l’ordre de la bombarder. Mais les circonstances peuvent-elles atténuer sa responsabilité voire l’en exonérer : le souci de sauver l’un de ses hommes ? le « brouillard de la guerre » qui a altéré son jugement ?

Tobias Lindholm pose ces questions cornéliennes. Il nous laisse le soin d’y répondre avec un faux happy end qui laisse un goût amer.

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Ultimo Tango ★★★☆

Voici la réponse éclatante à mes amis qui me suspectent de masochisme à regarder d’improbables documentaires guatémaltèques en noir et blanc, sous-titrés et muets ! Celui-ci est germano-argentin. Il est en couleurs. Et s’il est sous-titré, il n’est – donc – pas muet.

Plus important : c’est un bijou !

Ultimo Tango (quel titre ridicule !) raconte l’histoire du couple le plus célèbre de l’histoire du tango. Juan Carlo Copes et María Nieves ont donné au tango ses lettres de noblesse, dans les années 50, en le faisant monter sur scène. Ils en furent les ambassadeurs dans le monde entier, notamment à Broadway où ils réalisèrent Tango Argentino.

Pour raconter cette légende s’offrait au documentariste plusieurs options : des images d’archives, une reconstitution jouée par des acteurs, l’interview des survivants. Fort astucieusement, les trois procédés sont simultanément utilisés. Copes & Nieves commentent des images d’archives en répondant aux questions que leur posent les acteurs jouant leurs rôles. Le résultat est terriblement efficace.

Copes & Nieves formèrent un couple de légende sur scène et à la ville. Mais s’ils continuèrent à danser ensemble jusqu’en 1997, ils se séparèrent vingt ans plus tôt. Une haine toujours vivace les tenant à distance l’un de l’autre, ils répondent chacun à son tour à la caméra. On sent chez elle une passion encore vive, alors que lui a reconstruit sa vie ailleurs. Le tourbillon de haine et d’amour qui a emporté ce couple n’est pas moins impressionnant que la perfection diabolique de leurs chorégraphies.

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Baden Baden ★★★☆

Coup de cœur pour ce petit film français au titre décalé qui n’a rien à voir avec Baden Baden sinon qu’il se déroule à Strasbourg, de l’autre côté du Rhin. De là à dire que Baden Baden est au cinéma ce que La Chartreuse de Parme est à la littérature il y a un pas que je ne franchirai pas. D’ailleurs je me demande si je ne vais pas rayer cette phrase qui alourdit inutilement ma critique et n’y apporte pas grand-chose.

Anna a 26 ans. Un peu garçon manqué, beaucoup paumée, elle se cherche. Entre deux petits boulots, elle passe l’été chez sa grand-mère adorée. Elle lui construit une douche vénitienne, cueille des mirabelles, rencontre son ex toxique, perd son permis et tombe peut-être amoureuse. Bref elle vit.

J’assume totalement la subjectivité de ce coup de cœur pour ce premier long sans prétention, qu’on imagine volontiers autobiographique, d’une jeune réalisatrice servie par une actrice étonnamment juste. On y retrouve la fraîcheur de ce nouveau cinéma français dont Vincent Macaigne ou Vimala Pons sont devenus les porte-étendards. Des films bricolés avec deux bouts de ficelle, parfois gentiment foutraques (Pauline s’arrache) mais toujours animés d’une énergie communicative, d’une soif de vie revigorante.

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Keeper ★★★★

Maxime et Mélanie ont quinze ans. Ils s’aiment. Mélanie tombe enceinte. Gardera ? Gardera pas ? Le titre, pas très heureux, nous met sur la piste. Et on se doute que si Mélanie avortait,le film tournerait court. Donc, même si la décision n’intervient qu’au mitan du film, elle le garde. Vous pensez que je viens de vous gâcher le suspense ? Vous vous trompez. Car la fin du film, étonnante et inéluctable, vous scotchera.

Mais n’allons pas si vite en besogne. Ou plutôt ne passons pas à côté de ce qui fait l’intérêt de ce premier film, si juste, qui soutient la comparaison avec les chefs-d’œuvre des Dardenne et de Kechiche, excusez du peu. De quoi s’agit-il ? Pas seulement de dénouer le dilemme gardera/gardera pas. Mais surtout de décrire les paradoxes de l’adolescence.

Guillaume Senez est sans cesse sur la corde raide. On tremble tout le long du film qu’il n’en tombe, en versant dans le moralisme et/ou dans le sentimentalisme. Il parvient étonnamment à éviter ces deux périls. Son ton est toujours juste. Il réussit miraculeusement à décrire un âge contradictoire. Maxime et Mélanie sont deux gamins amoureux, qui se roulent des pelles et s’écrivent des textos (admirablement bien orthographiés, seule entorse au réalisme du film) et qui s’enflamment à l’idée d’avoir un enfant. Ils n’ont évidemment pas la moindre conscience des conséquences de leur choix. Et on frémit pour eux des périls qui les guettent : la fatigue de la petite enfance, la lassitude dans le couple, le décalage avec les amis du même âge…

Cette conscience-là, ce sont leurs parents qui tentent de la leur faire acquérir. Du côté de Mélanie, une mère dont on comprend qu’elle a eu, elle aussi, un enfant très jeune. Et qui refuse à sa fille la liberté de faire, comme elle, le mauvais choix. Du côté de Maxime, deux parents, plus âgés, plus aisés, mais divorcés : un père, entraîneur de foot, qui rêve pour son fils la carrière de joueur qu’il n’a pas eue, et une mère qui porte seule l’éducation de son fils.

Vous me direz que le sujet a déjà été traité dans Juno. Et vous aurez raison. J’ai un excellent souvenir de Juno… le problème est que je n’en ai aucun souvenir ! Du coup, sauvé par mon Alzheimer, j’ai savouré Keeper comme l’un des tout meilleurs films de ce début d’année 2016.

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Les Ogres ★★★★

Quel film ! deux heures vingt-quatre ! Rien de moins ! Un film inclassable. Ni intello ni vulgaire. Mi-documentaire mi-fiction. Qui décrit une troupe de théâtre ambulant, jouant Tchekhov. Mais dont la création artistique n’est pas l’objet. Plutôt la vie. La vie de chacun des membres de la troupe. Son directeur tyrannique. Sa femme humiliée mais aimante. Sa fille en quête d’émancipation. Une ancienne maîtresse amoureuse. Un acteur qui ne parvient pas à faire le deuil de son fils. une femme qui attend un bébé.

Le paragraphe précédent vous a donné le tournis ? Il est à l’image du film. Plein de fièvre, de mouvement. Ne vous laissant pas une seconde de répit. Vous entraînant d’un personnage à l’autre, d’une histoire à l’autre.

Ce film follement énergisant est l’œuvre de Léa Fehner. Elle y raconte la vie de ses parents, qui créèrent une troupe de théâtre dans l’euphorie soixante-huitarde et continuent avec le même enthousiasme à la faire vivre. Il faut une sacrée impudeur pour déballer ainsi son linge sale, pour régler quelques comptes avec son père et sa mère, mais aussi pour leur adresser la plus belle déclaration d’amour filial qui soit.

J’avais adoré le premier film de Léa Fehner, Qu’un seul tienne et les autres suivront, vu fin 2009, au cœur de l’hiver, dans une salle parisienne qui a depuis fermé ses portes. Avec une brochette de jeunes espoirs : Reda Kateb, Pauline Étienne et Marc Barbé. Ce dernier joue un des rôles des Ogres – pas le premier ni le second car il n’y a ni héros ni personnages secondaires dans ce film profondément démocratique. Marc Barbé a une biographie à la Kerouac (muni d’un C.A.P., il exerce dix ans aux États-Unis le métier de menuisier avant de revenir en France comme traducteur de romans et de pièces de théâtre) et une gueule inoubliable. Dans Les Ogres, il est en couple avec Adèle Haenel qui crève littéralement l’écran. Avec un ventre tout rond de huit mois de grossesse et, au diapason des autres acteurs, une énergie folle.

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No Land’s Song ★★★★

Le film à voir cette semaine est un documentaire. Un documentaire sur l’Iran dont j’ai déjà dit ici , pas plus tard que jeudi dernier, dans ma critique de Nahid, combien il nous devenait familier à force de voir des films et des documentaires à son sujet.

Sauf que No Land’s Song n’est pas seulement un documentaire de plus à ajouter à une liste qui deviendrait trop longue.

C’est un aspect particulier de la réglementation iranienne qui est ici en cause : l’interdiction faite aux femmes de chanter en solo devant des hommes. Interdiction insultante, absurde, ridicule. Insulte aux femmes, bâillonnées dans leur expression. Mais insulte aussi aux hommes qui seraient incapables de maîtriser leur désir à l’audition du chant d’une femme.

Sara Najafi, une compositrice iranienne aussi belle qu’intelligente, a décidé d’organiser un concert. Son frère, Ayat Najafi, la filme pendant deux ans, tentant de bureau en bureau d’obtenir des services du ministère de la Culture et de la Guidance islamique (sic) une autorisation constamment refusée. Cette quête don-quichottesque donne lieu à un splendide portrait de femmes. Sara Najafi d’abord. Ses sœurs de combat iraniennes ensuite, notamment ses aînées qui se remémorent avec nostalgie l’époque pré-révolutionnaire où le chant des femmes était autorisé. Et enfin Jeanne Cherhal, Elise Caron et Emel Mathlouthi qui viennent de France pour participer au concert que Sara Najafi organise.

Car il ne s’agit pas simplement de pousser la chansonnette devant un public de militants, truffé de mollahs sourcilleux. Le chant n’est pas un prétexte mais bien une finalité en soi. Et le résultat est splendide, d’un professionnalisme impeccable qui donne envie de se ruer sur la BO du film.

Deux coups de cœur pour le prix d’un. Cinématographique et musical.

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Brooklyn ★★★★

Eilis Lacey est irlandaise, jolie et intelligente. Elle saisit la première opportunité pour émigrer à New York, laissant derrière elle sa mère et sa soeur. Installée à Brooklyn, elle se laisse gagner par le mal du pays jusqu’à ce qu’un joli plombier italien l’en guérisse. Mais la vie la rappelle en Irlande.

Disons-le tout net : j’ai adoré « Brooklyn ». Sans méconnaître les reproches qu’on pourrait légitimement adresser à ce film trop sage : un scénario tire-larmes, une reconstitution trop proprette, une fin bâclée.

Mon enthousiasme vient précisément de son héroïne si sage. Saoirse (prononcez sir-cha) Ronan confirme le bien qu’on pensait d’elle.  Elle a mérité haut la main sa nomination aux Oscars. Ses robes sont d’une folle élégance me donnant, comme à chaque fois que je regarde un film qui se déroule dans les années 50, le regret d’être né trente ans trop tard.

Son personnage n’a rien de manichéen : ni ange, ni démon, c’est une fille de son temps qui veut quitter l’Irlande étriquée des années 50 pour vivre selon son coeur tout en ayant conscience de la dette qu’elle a contractée auprès des siens. Le dilemme auquel elle est confrontée est poignant. Rien de grandiloquent, presque rien de dramatique. La vie tout simplement.

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