Voyage à Gaza ★★☆☆

Le jeune cinéaste franco-italien Piero Usberti a effectué deux séjours à Gaza en 2018. Il en a ramené un documentaire qui aurait ressemblé à un album de vacances si sa destination avait été plus touristique.

Piero Usberti est pro-palestinien et ne s’en cache pas. La Palestine a, selon lui, été victime d’une entreprise de colonisation condamnée par le droit international. Ses habitants en ont été chassés en 1948. Des centaines de milliers de réfugiés se sont amassés dans l’étroite bande de Gaza, transformée en prison à ciel ouvert. Israël au nord, l’Egypte au sud, en verrouillent la sortie. S’ils manifestent au pied du mur de séparation et défient les consignes de l’armée d’occupation, ils deviennent les cibles des snipers israéliens et peuvent tomber sous leurs balles comme le journaliste Yasser Mourtaja assassiné en avril 2018.
Les habitants de Gaza souffrent d’une autre oppression : celle qu’exerce le Hamas qui entrave leur liberté d’expression et voile les femmes.

C’est cette réalité qu’il décrit dans ce court documentaire (1h07 à peine) dont le montage a été achevé une semaine avant le 7 octobre 2023, les raids sanglants du Hamas en Israël et l’invasion israélienne de la bande de Gaza. On y voit un espace confiné, surpeuplé, une courte bande de terre coincée entre la mer et les barbelés (la bande de Gaza s’étire sur 40km de long et une dizaine de km de large). Les Gazaouis que Piero Usberti a rencontrés étouffent. Ils rêvent d’exil – et on apprendra à la fin du documentaire que la plupart de ceux qui témoignent ont réussi à partir en Italie, en Belgique, en Égypte.

Voyage à Gaza m’a fait penser à un autre film italien sorti fin décembre : Le Déluge. Un tel rapprochement peut sembler bien audacieux d’autant que les deux films n’ont rien à voir : l’un évoque les derniers mois de Louis XVI avant son exécution, l’autre le siège dont sont victimes les habitants de la bande de Gaza. Mais dans les deux cas sont évoqués des sujets hautement polémiques : l’exécution du Roi par les Révolutionnaires en 1793, l’impossible vivre-ensemble israélo-palestinien aujourd’hui. Les deux films prennent le parti du « faible », de l’opprimé : le Roi et sa famille emprisonnés dans des conditions indignes, les Gazaouis emprisonnés eux aussi dans des conditions presque aussi indignes. Ce parti pris déplaira à ceux qui estiment, à tort ou à raison, que la Révolution française ou le sionisme sont des entreprises politiques utiles et bénéfiques. Mais, il séduira ceux qui, acceptant de mettre de côté leurs préjugés, entendent se ranger du côté des plus faibles.

La bande-annonce

Dracula (1931) ★★★☆ / Nosferatu, fantôme de la nuit (1979) ★★★☆

La sortie du Nosferatu de Robert Eggers – pour lequel j’ai eu la main lourde – a donné l’occasion à la Filmothèque du Quartier latin de reprogrammer les films mythiques qui l’avaient inspiré. On sait en effet – ou on ne sait pas – que le Nosferatu de Murnau, dont les films de Werner Herzog et de Robert Eggers sont des remake revendiqués, est une adaptation fidèle du roman de Bram Stoker écrit en 1897 dont le réalisateur allemand n’avait pas obtenu les droits en 1922 à la différence de Tod Browning en 1931 aux Etats-Unis.

Je n’ai pas eu le temps de retourner voir le chef d’oeuvre de Murnau – dont j’ai dit que le film de Eggers reprenait (trop) scrupuleusement le scénario. Mais le visionnage de ces deux autres films, presqu’aussi célèbres, montre que le reproche vaut pour tous les films qui se sont inspirés du roman de Bram Stoker.
Tous ont pour héros le même personnage terrifiant, le comte Dracula.
Tous lui donnent les mêmes caractéristiques. Ce vampire se nourrit du sang de ses victimes, dont il fait ses disciples fanatisés ; il vit dans un cercueil ; il peut emprunter la forme d’une chauve-souris ou d’un loup ; il fuit la lumière du jour ; son image ne se reflète pas dans les miroirs ; un crucifix, des hosties consacrées ou l’ail paralysent ses pouvoirs.
Tous respectent scrupuleusement l’histoire qui se déroule successivement dans deux lieux bien distincts. Le premier est le château de Dracula en Transylvanie où un jeune clerc de notaire est missionné par son cabinet pour y conclure une vente. L’approche du château du comte, la sourde oreille donnée aux avertissements des paysans, la première rencontre avec ce personnage terrifiant constituent à mon sens les parties les plus impressionnantes du film. Je trouve que le récit s’affadit quand l’action se transporte à Londres (Dracula) ou à Wismar (Nosferatu) après que Dracula y aura été emmené par bateau dans son cercueil, accompagné d’une nuée de rats qui contamineront la ville.

Si les ressemblances sont nombreuses, il existe aussi bien sûr entre ces quatre films des différences. Chacun est marqué par l’époque de son tournage. Les effets spéciaux du film de Tod Browning nous semblent aujourd’hui délicieusement artisanaux. Les couleurs du film de Werner Herzog rappellent le pire des années 70. Robert Eggers, pape autoproclamé de l’elevated horror y a retrouvé des thèmes et des images qui résonnent avec ses premiers films (The LighthouseThe Nothman).

La différence la plus marquante est le traitement du personnage principal. Bela Lugosi a immortalisé – si on ose dire – Dracula. Pourtant, à la revoir un siècle plus tard, on ne peut que trouver sa performance inutilement outrée. Venu du muet, l’acteur d’origine hongroise campe un monstre d’opérette, en frac et cravate blanche, aux mimiques caricaturales. Le parti pris par Murnau – et par Herzog et Eggers – après lui est très différent : Nosferatu n’a rien de l’élégance de Bela Lugosi. Vêtu de haillons, le crâne rasé, les ongles démesurément longs, il tient plus de Mr Hyde que de Dr Jekyll. Au point d’ailleurs de rendre peu crédible le dîner qu’il partage avec son hôte lorsqu’il l’accueille en Transylvanie.

Reste que Dracula constitue, depuis plus d’un siècle, un personnage d’anthologie, né de l’imagination fertile d’un romancier irlandais (mes amis de la Fondation irlandaise balaient d’un revers de main le fait qu’il ait vécu avant que l’Irlande devienne indépendante) et devenu, par la grâce du septième art, l’une des figures les plus emblématiques de l’imaginaire populaire.

La bande-annonce de « Dracula »
La bande-annonce de « Nosferatu, fantôme de la nuit »

Tout ira bien ★★☆☆

Angie et Pat ont la soixantaine. À force de travail, elles se sont bâti une situation confortable et vivent dans un logement spacieux d’un quartier cossu de Hong Kong. Elles n’ont pas eu d’enfant mais chérissent leur neveu et leur nièce dont elles accompagnent les débuts difficiles dans leurs vies d’adultes : Victor est conducteur Uber et souhaiterait se marier, Fanny, que ses tantes ont hébergée pendant son lycée, s’est elle mariée très jeune et étouffe avec son mari et ses deux enfants en bas âge dans un logement trop exigu.
Pat meurt brutalement intestat. C’est son frère, Shing, et ses enfants, Victor et Fanny qui, en vertu de la loi hong-kongaise, héritent de ses biens. Vont-ils chasser Angie de l’appartement où elle vivait avec Pat ?

Ainsi présenté, Tout ira bien pourrait passer pour un film poussif sur les discriminations subies par les couples homosexuels à la mort d’un des deux conjoints. Même si tel est le thème du film, son traitement est autrement plus subtil. Ray Yeung, réalisateur engagé pour la cause LGBT (on lui doit Un printemps à Hong Kong qui traitait de la difficulté de deux sexagénaires à vivre à visage découvert leur homosexualité), raconte cette histoire avec une délicatesse tout asiatique. La façon de (ne pas) filmer la mort de Pat est par exemple admirable.

Tout ira bien aurait pu être manichéen : auraient pu s’opposer Angie, veuve courage, écrasée de chagrin par la disparition de l’être cher, et la famille de Pat, homophobe et cupide. Mais, comme dans les films de Renoir, chacun a ses raisons et toutes les raisons sont bonnes. Shing, le frère de Pat, a raté sa vie et n’a pas pu donner à ses enfants l’éducation qu’ils auraient méritée. L’avenir qui leur était interdit leur est soudain ouvert grâce à cet héritage providentiel. La défunte et sa conjointe ne l’auraient-elles pas voulu ainsi ?

Film d’une rare élégance, tout en retenue, Tout ira bien est à la fois tendre et cruel.

La bande-annonce

La Voyageuse ☆☆☆☆

Iris (Isabelle Huppert), une Française, vit à Séoul des cours de français qu’elle donne à des Coréens déconcertés par sa méthode peu orthodoxe. Un jeune poète coréen lui offre un toit.

Dix ans après In Another Country (2012), cinq ans après La Caméra de Claire (2017), Isabelle Huppert tourne pour la troisième fois avec Hong Sangsoo. La star française s’est abondamment expliquée dans la presse sur l’étonnante méthode du réalisateur coréen et sur le plaisir qu’elle prenait à sa direction : «Moins Hong Sang-soo m’en dit et plus ça me plaît» a-t-ele confié à Libération.

Qu’Isabelle Huppert prenne plaisir à ses tournages – et se fasse payer ainsi des voyages sympas en Extrême-Orient, tant mieux pour elle. Le problème est le spectateur qui est le grand oublié de ces happenings improvisés entre le réalisateur et ses acteurs.

Hong Sangsoo tournant environ deux films par an, j’en ai chroniqué près d’une vingtaine depuis que je tiens ce blog car j’ai le masochisme d’aller les voir tous. Ces critiques sont assez drôles à lire dans leur ordre chronologique – si ce n’est que je m’y répète beaucoup de l’une à l’autre : j’y oscille métronométriquement entre un abattement défaitiste et un sursaut d’indulgence. Comme si j’essayais de me persuader, sans doute influencé par les critiques laudatives de la presse autorisée, que les films de Hong Sangsoo valaient décidément mieux que ce que j’en pensais.

Mais vient le moment de dire stop. Il est peut-être arrivé avec ce film de trop. Qu’y voit-on ? Trois scènes qui s’étirent interminablement (La Voyageuse dure quatre-vingt-dix minutes alors que les précédents films de Hong Sangsoo avaient l’élégance d’en durer quinze ou vingt de moins) entre lesquelles s’intercalent quelques plans de coupe filmés en extérieur. On y voit Isabelle Huppert, qui, dans tout le film, porte la même robe à fleurs et le même gilet vert, successivement dans trois appartements : face à une élève coréenne pianiste amateure, avec une autre plus âgée que rejoint son mari, enfin chez le jeune poète qui l’héberge avant que sa mère ne débarque.
Saute aux yeux la façon surréaliste dont ont été tournées ces scènes : avec deux mots d’indication sur leurs personnages, les acteurs ont été abandonnés à eux mêmes devant une caméra qui tourne sans interruption. On les sent mal à l’aise dans cet exercice d’improvisation qu’ils ponctuent de rires gênés qui masquent mal leur nervosité. On aurait aimé qu’ils se tournent vers la caméra et qu’ils aient le courage de dire : « arrêtons ce cirque ».

La bande-annonce

Jane Austen a gâché ma vie ★★☆☆

Agathe (Camille Rutheford), la trentaine bien entamée, a une vie en jachère. Six ans après la mort brutale de ses parents qui l’a traumatisée, elle partage l’appartement de sa sœur et de son jeune neveu qui lui sont sa seule famille. Elle travaille dans la célèbre librairie anglophone du Quartier Latin, Shakespeare and Co. Elle n’a ni amants, ni amis, sinon Félix (Pablo Pauly) un collègue de travail qui a postulé pour elle sans le lui dire à une résidence d’écrivains en Angleterre. Car Agathe ne cesse d’écrire des débuts d’histoire mais échoue toujours à les mener à terme.

Je suis allée voir Jane Austen a gâché ma vie dans une salle de mon quartier. Les trois quarts des spectateurs étaient des spectatrices ; les trois quarts m’ont semblé avoir dépassé la cinquantaine – même si l’horaire n’aurait pas empêché des salariés d’assister à cette séance.

J’y suis allé avec trois amies de mon âge – ce qui respecte donc les proportions susmentionnées. À la sortie de la salle, les opinions étaient très clivées. Deux ont détesté, une seulement a aimé, dont je partage l’avis.
Quels reproches ont adressé à ce film celles qui ne l’ont pas aimé ? D’être prévisible ; d’être gnan-gnan ; d’avoir la structure narrative d’un roman de gare à l’eau de rose.

Ma troisième amie – que je laisserai s’exprimer car c’est une cinéphile aguerrie dont les critiques surpassent les miennes de la tête et des épaules – et moi étions d’un avis différent. Nous avons trouvé que Camille Rutherford était délicieusement attachante dans ce rôle de grande gigue dégingandée, mal dans son corps et dans sa tête, comme on l’a toutes été (sauf moi peut-être à raison de mon genre) à un moment de notre vie. À la différence de nos deux amies, le scénario ne nous a pas semblé si prévisible et  l’inclination que prenait Camille – nous n’en dirons pas plus pour ne pas divulgâcher – n’était pas celle que nous anticipions. Si force nous fut de reconnaître que l’histoire contenait des situations caricaturales et peu crédibles (la jetée anglaise battue par le vent, le tracteur chargé de pommes, le cottage victorien, son propriétaire gentiment exhibitionniste et son épouse si hospitalière…), loin de nous choquer, elles nous ont semblé au contraire rajouter au charme de ce film so british.

J’aurais été seul, j’aurais peut-être mis trois étoiles. Mais, décidément trop influençable, je n’en mettrai que deux pour ne pas me fâcher avec ces deux amies qui, bien sévères, étaient sur le point de ne lui en mettre aucune.

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Par amour ★☆☆☆

Mère aimante de deux garçonnets, Sarah (Cécile de France) est traductrice de chinois. Le couple qu’elle forme avec Antoine (Arthur Igual) bat de l’aile et s’est donné une seconde chance en quittant Paris pour Metz. Un jour, en vacances aux bords de la mer du Nord, Sarah perd de vue  Simon, son aîné. Quand elle le retrouve enfin, il est métamorphosé.

Par amour est un film troublant qui joue sur plusieurs registres. C’est au premier degré un drame familial qui raconte le désarroi d’une mère face aux troubles psychologiques dont son fils est affecté, qui prétend entendre, sous l’eau, des voix venues d’une autre planète. On imagine volontiers, pour l’avoir tous vécu à une plus ou moins grande échelle avec ses propres enfants, le désarroi de cette mère qui ne veut qu’une chose, le meilleur pour son fils, et qui s’interroge sur le moyen de le lui donner : le convaincre de son délire ou faire mine de le partager avec lui ?

C’est au second degré un film fantastique qui convoque le surnaturel ou, à tout le moins, l’éventualité de son existence. À ce titre, il fait penser à d’autres films qui jouaient sur le même registre : Pendant ce temps sur terre où la sœur d’un astronaute disparu en mission croit communiquer avec lui, Take Shelter et son père obsessionnel, soucieux de protéger sa famille d’un ouragan imminent, Signes de Shyamalan et les mystérieux dessins laissés par de non moins mystérieux extra-terrestres dans les champs de maïs d’un agriculteur du Middle West….

Le problème de Par amour est, selon moi, qu’il ne va pas au bout de sa logique. [Attention spoiler] J’aurais aimé que le film se close par ce vers quoi il semblait nous conduire : Sarah aurait dû à la fin des fins se fracasser sur la réalité. Mais, dans un ultime plan d’une folle beauté, Par amour cède à la facilité du surnaturel. C’est très beau… mais, au risque d’insulter les mânes de Spielberg et de Truffaut réunis et de critiquer le dernier plan de Rencontres du troisième type, ça n’a pas grand sens pour mon esprit (étroitement) cartésien.

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Better Man ☆☆☆☆

Better Man est un biopic consacré à Robbie Williams, le chanteur pop rock anglais. On l’y suit depuis son enfance, dans une famille modeste de l’Angleterre du nord. On le voit acquérir une célébrité inattendue au sein d’un boys band, entamer avec succès une carrière solo, s’enfoncer dans l’alcool et dans la drogue mais finalement réussir à se libérer de ses démons.

Better Man est un film de commande, produit par Robbie Williams lui-même, dirigé par le réalisateur australien Michael Gracey qui s’est fait connaître en signant en 2017 The Greatest Showman, une comédie musicale avec Hugh Jackman que j’avais détestée et assassinée dans ma critique. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, Better Man est du même acabit qui enfile les vidéo clips jusqu’au plus délirant, Rock DJ, filmé sur Regent Street. On se croirait sur MTV, pas au cinéma.

Better Man a une particularité qui aurait pu titiller : son héros est interprété par un chimpanzé reconstitué en image de synthèse. Sa présence pour le moins surprenante au milieu d’une foule d’humains n’est jamais questionnée. On en déduit qu’il s’agit de la façon dont Robbie Williams se voit lui-même et non pas celle dont il est perçu. Ô combien subtile métaphore de sa difficulté à trouver sa place dans un monde auquel il se sent étranger et à se regarder dans le miroir !

Ce biopic d’une banalité crasse coche toutes les cases du genre. Il raconte, comme tant d’autres (Ray Charles, Johnny Cash, Elton John, Freddy Mercury…) avant lui, les passages obligés de la vie d’une rock star : son enfance dans un milieu modeste, ses traumas (ici la relation au père, un crooner de pacotille qui lui transmit néanmoins sa passion pour l’entertainment), sa percée (c’est peut-être la partie la plus réussie, ou disons la moins ratée, du film, qui montre comment un boy’s band qui visait un public gay est devenu à son corps (!) défendant l’idole des midinettes), l’expérience traumatisante d’une célébrité envahissante, la déchéance avant la rémission finale.

Les fans de Robbie Williams s’y retrouveront peut-être. Je n’en fais pas partie. J’avais même confondu son nom avec celui de Robin Williams, me demandant pourquoi diable le héros de Mrs Doubtfire et du Cercle des poètes disparus jouait dix ans après sa mort dans le biopic d’un chanteur anglais !

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Spectateurs ! ★☆☆☆

Spectateurs ! est un film étrange à mi-chemin de l’autobiographie, du documentaire, de la fiction et de la leçon du cinéma. Arnaud Desplechin y raconte sa cinéphilie.

Il se met en scène à travers son double fictionnel, Paul Dedalus, qu’on retrouve dans plusieurs de ses films depuis Comment je me suis disputé… ma vie sexuelle (1996). À l’époque, Mathieu Amalric – qui fait un caméo à la fin de Spectateurs ! – interprétait ce rôle, celui d’un jeune universitaire amoureux de plusieurs femmes (parmi lesquelles Marianne Denicourt qui, à l’époque, avant leur retentissante séparation, était la compagne de Desplechin à la ville). Dans Trois souvenirs de ma jeunesse (2015), c’est Quentin Dolmaire qui interprète le rôle de Paul adolescent.  Dans Spectateurs ! le même Paul est interprété par quatre acteurs à plusieurs âges de sa vie : Louis Birman à six ans, accompagnant sa grand-mère pour la première fois au cinéma et y découvrant, fasciné, Fantômas, Milo Machado-Graner, la révélation d’Anatomie d’une chute, à quatorze se glissant en trichant sur son âge dans une salle pour y voir un Bergman interdit aux moins de seize, Sam Chemoul à vingt-deux sur les bancs de Censier et Sali Cissé enfin à trente ans, remettant en question tout ce qu’il croyait savoir sur le cinéma.

Desplechin tourne un film de cinéphile pour les cinéphiles. Il sait pouvoir compter sur un public acquis à sa cause, partageant avec lui sa passion. Il pousse d’ailleurs la démagogie jusqu’à accorder au pluriel son titre – et à lui ajouter un point d’exclamation dont on se demande bien le sens – alors que Spectateur aurait parfaitement convenu à ce film égocentrique.

Certes, les spectateurs cinéphiles que nous sommes prendront un plaisir régressif et auto-satisfait à identifier les passages des films qui ont construit notre regard (Lumière, Keaton, Hitchcock, Cimino…).  On en prendra autant à écouter quelques leçons de cinéma, comme si on assistait à un cours à la Fémis ou à Paris-III, en décortiquant les écrits critiques de Cavell, Bazin ou Sadoul.

Mais, la formule lasse. Ou plutôt elle ne mène pas loin. Le film dure 1h28. Il aurait pu durer le double ou la moitié. Je dois humblement confesser la part de subjectivité qui leste mon jugement : le cinéma de Desplechin, qui passe dit-on pour l’un des plus grands réalisateurs de notre époque, m’a toujours semblé surfait, ampoulé, auto-centré et creux. Le voilà rhabillé pour l’hiver alors que, bien entendu, on a le droit de porter sur lui un jugement autrement moins sévère.

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Le Quatrième Mur ★★☆☆

Georges (Laurent Lafitte), un metteur en scène parisien, a promis à Sam, un ami juif mourant, homme de théâtre comme lui, de mener à bien le projet que ce dernier a entrepris au Liban : y monter Antigone avec des acteurs de toutes les communautés.

David Oelhoffen, habitué aux films testostéronés (Les Derniers Hommes en Indochine, Frères ennemis dans le 9.3, Loin des hommes en Algérie) adapte le roman de Sorj Chalandon, prix Goncourt des lycéens en 2013. L’auteur est devenu si célèbre (chacun de ses livres est désormais un best-seller), Le Quatrième Mur fut si populaire (j’ai découvert à ma grande surprise que beaucoup d’amis étaient entrés dans son oeuvre par ce titre-là) que son adaptation à l’écran était assurée d’attirer un large public.

J’ai gardé du livre un souvenir excellent, mais hélas trop brumeux pour savoir si le film lui était ou pas fidèle. En particulier, je ne me souviens pas de cette fin-là, et remercie par avance mes amis moins amnésiques que moi de me dire en mp ce qu’il en est.

On voit d’abord Georges arriver au Liban en 1982 et y découvrir stupéfait un pays déchiré par la guerre. La naïveté comme la nécessité de son projet lui sautent aux yeux : rien de plus futile que de monter une pièce de théâtre dans un pays en guerre, rien de plus nécessaire en même temps que de faire jouer ensemble des acteurs issus de communautés qui se haïssent. Le candide Parisien est pris sous sa coupe par un Druze bourru (Simon Abkarian égal à lui-même) et par sa famille aimante. Il a choisi pour le rôle d’Antigone une jeune enseignante palestinienne (Manal Issa, la révélation de Peur de rien, qu’on avait revue sans déplaisir dans Ulysse et Mona, Mon tissu préféré. et Memory Box) avec laquelle il a tôt fait de nouer une idylle.

À cette première partie, rythmée par les répétitions de la pièce, qui deviennent vite répétitives, succède une seconde, plus dramatique. On ne dira pas quel en est le facteur déclenchant, même s’il ne faut pas être grand clerc pour le deviner quand on sait que l’action se situe à Beyrouth à l’été 1982. Le drame qui éclate – c’est le cas de le dire – est glaçant. Il leste le film (et le livre ?) d’une gravité inattendue et, scénaristiquement parlant, bienvenue. Rien n’aurait été plus bisounours qu’une fin bien-pensante qui aurait vu, le soir de la première, les acteurs triompher devant un Liban enfin réconcilié. Dieu (oui, mais lequel ?!) merci, la fin de ce Quatrième Mur est autrement plus sombre.

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Mémoires d’un escargot ★★★☆

Grace n’a pas eu la vie facile. Sa mère est décédée à sa naissance. Elle est affligée d’un bec-de-lièvre qui en fait la risée de ses camarades d’école. Son père, un artiste des rues de nationalité française, est devenu paraplégique et a sombré dans la boisson. À sa mort, Grace est séparée de son frère jumeau, auquel la liait une relation symbiotique. Gilbert est placé à l’autre bout de l’Australie dans une famille d’horribles bigots. Devenue adulte, Grace se marie à Ken, un vendeur de micro-ondes ; mais le mariage tourne court. La seule joie qui aura été accordée à Grace sera l’amitié de Pinky, une octogénaire excentrique.

Adam Elliot est un réalisateur d’animation rare. Mémoires d’un escargot est son second long métrage après Mary et Max sorti en 2009. On y retrouve la même technique, le stop motion, les mêmes personnages sculptés en pâte à modeler et les mêmes tons sourds et gris – les lunettes flamboyantes de Pinky sont la seule touche de couleur de tout le film.

Ce que raconte Mémoires d’un escargot n’est pas gai ; Mémoires d’un escargot n’est pas triste pour autant. Si l’expression n’était pas si éculée (poke Pierre G.), on dirait que cette histoire dickensienne est un hymne à la vie. On ne peut que s’attacher à la disgracieuse Grace. La nature ne l’a pas gâtée. Son physique revêche cache néanmoins un cœur en or. Comme les personnages aux yeux immenses qui leur mangent le visage et qui se remplissent régulièrement de larmes face aux drames qu’ils traversent, le spectateur, sauf à avoir un cœur de pierre, y ira aussi de sa larme.

Cristal du meilleur long métrage au dernier festival d’Annecy, Mémoires d’un escargot n’est assurément pas un feel-good-movie. Mais c’est un film qui, tant par sa forme que par l’histoire qu’il traite, touche notre âme d’enfant et nous émeut au plus profond.

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