Dans la peau de Blanche Houellebecq ★★☆☆

L’écrivain Michel Houellebecq se voit offrir la possibilité de fuir la grisaille de l’hiver parisien pour aller assister en Guadeloupe à un improbable concours de ses sosies. Il y retrouve la présidente du jury, Blanche Gardin. Entre les deux stars que tout oppose, la complicité se noue grâce aux péripéties qu’elles traversent.

C’est la troisième fois que Guillaume Nicloux fait tourner Michel Houellebecq dans son propre rôle. La première, c’était en 2013, pour Arte, dans L’Enlèvement de Michel Houellebecq. La deuxième, en 2019, il le confrontait à Gérard Depardieu dans Thalasso et le duo y faisait des étincelles. On imagine aisément les arguments qu’il a déployés auprès de l’écrivain pour le convaincre de rempiler une troisième fois :
– « Le tournage se déroulera à la Guadeloupe ! On ira faire de la plongée ! »
– « Ah bon ? Ca me tente pas trop ! J’ai peur de l’avion. Et puis j’ai un rendez-vous avec mon dentiste »
– « Allez ! Tu rencontreras Blanche Gardin ! Elle est incroyable ! »
– « Bon… alors je vais y réfléchir peut-être…. »

Le résultat est désopilant, à mi chemin de la pure fiction et du documentaire. On aimerait jeter un oeil au scénario pour savoir ce qui en a été écrit et la part de l’improvisation.

Michel Houellebecq, la mine cadavérique, le cheveu filasse, la peau huileuse, plus Droopy que jamais, mais pas si impotent que je l’imaginais, promène son costume essoré sous les tropiques et manque se noyer dans la piscine où il plonge lourdement alcoolisé alors qu’il ne sait pas nager. Beaucoup plus ingambe (elle a vingt ans de moins que lui), Blanche Gardin forme avec l’écrivain un attelage surprenant mais efficace. Elle cède volontiers à l’autoparodie sans pour autant s’en laisser compter, assénant à Houellebecq ses quatre vérités quand il s’égare avec Michel Onfray : « Arrêtez de donner des interviews, écrivez des livres et fermez votre gueule ». Le duo est lesté d’un troisième larron, Luc Schwartz, un improbable gitan juif (ou corse ?), aux faux airs de Patrick Sébastien, qui joue le rôle de l’impresario (du garde du corps ? du garde-malade ?) de Michel Houellebecq.

Le scénario du film est un prétexte. Il contient des rebondissements dont on aurait pu faire l’économie. Ainsi d’un sombre trafic dans lequel Luc Schwartz est impliqué qui va mettre la police guadeloupéenne aux trousses du trio. Ainsi aussi – un aspect du film plus intéressant mais pas assez creusé – d’une réflexion ébauchée sur la situation post-coloniale de la Guadeloupe, le racisme anti-Noir et anti-Blanc qui y prévaut, ses aspirations à l’indépendance… L’intérêt du film, le seul en vérité, est dans les scènes qui mettent face à face les deux stars où le cynisme neurasthénique du premier et la répartie pétaradante de la seconde font des étincelles.

La bande-annonce

Laissez-moi ★★☆☆

Couturière à domicile, Claudine (Jeanne Balibar) élève seule, avec une dévotion admirable, son fils, lourdement handicapé et désormais adulte. Chaque mardi, elle le confie aux bons soins d’une voisine et s’offre une plage de liberté dans les bras d’un client, différent chaque semaine, d’un hôtel de haute montagne. Sa vie bien huilée se grippe le jour où un amant de passage s’attache à elle et demande à la revoir.

Ce premier film d’un réalisateur suisse venu de la mode détonne. Il détonne par son sujet original : le portrait d’une femme à la fois libre et prisonnière. Il détonne par ses décors : le Valais, le couloir rhodanien et les Alpes qui l’entourent. Il détonne par sa temporalité : on comprend que l’action se déroule au mois d’août 1997 mais elle aurait tout aussi bien pu se dérouler vingt ans plus tôt ou plus tard.

Laissez-moi est un film d’une infinie délicatesse porté par son héroïne. On connaît Jeanne Balibar depuis bientôt trente ans. Son élégance racée a fait d’elle une égérie du cinéma d’auteur français. Elle frise souvent la caricature, et parfois s’y égare. Sa consécration dans Barbara, qui lui a valu en 2018 le César de la meilleure actrice, a soulevé des réactions contrastées. L’honnêteté m’oblige à dire que je faisais partie de ceux que la sophistication de son jeu exaspérait.

Mais force m’est de reconnaître qu’elle est parfaite ici. Sans doute pourrait-on considérer que son élégance de grande bourgeoise, son tailleur blanc, ses bottines, son maquillage chargé sont pour le moins improbables, pour ne pas dire absolument pas crédibles, dans le petit village du Valais où l’action est censée se dérouler. Il faut passer par-dessus cette réserve que son apparition inspire, au faîte du barrage de la Grande-Dixence qu’elle traverse chaque mardi avant de rejoindre ses amants. Il faut se laisser envoûter par sa voix, reconnaissable entre mille.

Laissez-moi m’a fait penser à un conte de Maupassant. Il en a l’éclat, la brièveté, la cruauté aussi. Le film a la durée canonique de quatre-vingt-treize minutes. Il est un chouïa trop long. Un format plus réduit aurait peut-être mieux convenu à son sujet minimaliste.

La bande-annonce

Comme un fils ★☆☆☆

Jacques Romand (Vincent Lindon) est en pleine dépression après le drame familial qu’il a vécu. Après une altercation au collège où il enseigne, amplement relayée sur les réseaux sociaux, il a demandé une disponibilité à l’Education nationale. Un soir, il est témoin d’un vol à la supérette où il fait ses courses et collabore à l’arrestation d’un des larrons. Victor (Stefan Virgil Stoica) a quatorze ans. Il est rom. Orphelin, il est sous la coupe de son oncle qui le bat comme plâtre s’il ne ramène pas chaque jour le fruit de ses petits larcins. Jacques n’accepte pas d’abandonner le gamin à son sort et décide, avec l’aide de Harmel, la directrice d’une association, de lui venir en aide.

Je suis allé voir avec des semelles de plomb ce film dont la bande-annonce avait été diffusée ad nauseam pendant tout le mois de février. Il ne passait plus en troisième semaine que dans une seule salle parisienne, à des heures improbables, signe évident de son échec cinglant. Pourtant j’aime beaucoup le cinéma noir et tendu de Nicolas Boukhrief (Le Convoyeur, Made in France, Trois Jours et une vie…).

Abandonnant son registre habituel, Boukhrief marche sur les pas du cinéma social des frères Dardenne et de Stéphane Brizé. On pense aux premiers, et notamment au Gamin au vélo, un de leurs tout meilleurs films, qui racontait aussi l’histoire de l’attachement d’une adulte (Cécile de France) pour un enfant. On pense évidemment au second à cause de Vincent Lindon, son acteur fétiche. Le futur candidat à l’élection présidentielle – Le Monde, dans un long reportage, racontait le mois dernier ce fantasme délirant – se plaît à passer le costume d’un rôle qui lui est désormais familier : celui du mâle blanc d’âge mûr qui tout à la fois porte sur ses épaules le poids de la culpabilité de notre système injuste/capitaliste/postcolonial, refuse de se laisser broyer et puise dans les forces qui lui restent le ressort d’une juste colère.

Ce message, si politiquement correct, me sort des yeux. Je conçois volontiers la subjectivité de ma réaction et j’accepte tout aussi volontiers qu’on ne la partage pas. On me rétorquera – et on n’aura pas tort – que les violences infligées à ce gamin, la main tendue de cet homme en miettes, la manière dont il aide ce fils de substitution (ah ! le titre !) tout en se reconstruisant sont justes et belles. On pourra même ajouter que ces sentiments là sont préférables à ceux, radicalement opposés, qui prôneraient le racisme ou l’exclusion. Ces arguments sont recevables. Mais tant de bien-pensance mielleuse finit par coller aux doigts.
Et, si on revient d’un terrain politique vers celui plus strictement cinématographique, on ne peut que bâiller d’ennui devant un scénario qui déroule un récit dont on connaît depuis la bande-annonce le début, le milieu et la fin.

La bande-annonce

La Jeune Fille et les Paysans ★★☆☆

L’action de La Jeune Fille et les Paysans se déroule dans un petit village polonais. Elle est rythmée par les saisons qui passent. Le film a pour héroïne Jagna, une superbe jeune femme que tout le village convoite. Jagna est secrètement amoureuse d’Antek, un homme marié et père de famille qui fait d’elle sa maîtresse. Mais le propre père d’Antek, un veuf riche, convainc la mère de Jagna de lui donner sa fille.

Les réalisateurs sont un couple anglo-polonais, Hugh Welchman et Dorota Kobiela. Ce film n’est pas leur coup d’essai. En 2017, ils avaient réalisé ensemble  La Passion Van Gogh en usant de la même technique.

La rotoscopie est un procédé cinématographique consistant à dessiner par dessus des images réelles. Le film a été tourné avec de vrais acteurs, la pellicule étant ensuite retouchée par une armada de dessinateurs. Le grain en est unique, qui rappelle les peintres impressionnistes de la Jeune Pologne. On a parfois envie que l’image s’arrête pour pouvoir en contempler à son aise la si belle composition et le jeu des couleurs. Mais autant le procédé se justifiait pour raconter Van Gogh, autant son utilisation ici ne coule pas de source. Là où l’image animée permet des élans oniriques qui s’affranchissent de la réalité – comme par exemple dans le récent Blue Giant qui réussit le pari de mettre en musique les sensations que fait naître un morceau de jazz – la rotoscopie reste prisonnière de l’image filmée et se condamne à n’en être qu’une variation. Plus grave : à la longue, l’effet de surprise et de nouveauté disparaissant, grandit l’impression de voir des acteurs lourdement grimés, écrasés sous un fond de teint trop épais.

Pour autant, La Jeune Fille et les Paysans présente l’intérêt de nous faire découvrir – comme Pan Tadeusz en son temps – un chef d’oeuvre méconnu de la littérature polonaise. Écrit durant les premières années du vingtième siècle, Les Paysans valut à son auteur, Władysław Reymont, le prix Nobel de littérature en 1924. Les Paysans est une éblouissante fresque de la vie rurale polonaise à la fin du XIXème siècle. Son thème, sa construction rappellent les grands romans de Thomas Hardy ; son héroïne est la cousine de Tess d’Urberville. Traduit en français en 1925 seulement, accueilli à l’époque avec enthousiasme (c’était le temps où Ernest Perrochon ou Maurice Genevoix se voyaient décerner le prix Goncourt), ce livre est tombé dans l’oubli et, s’il fut à nouveau publié en 2009 à L’âge d’homme, personne ne le lit plus en France alors que tous les écoliers de Pologne l’ont étudié durant leur scolarité.

La bande-annonce

Une famille ☆☆☆☆

Née en 1959 à Châteauroux, Christine Schwartz n’est reconnue qu’à quatorze ans par son père qui lui transmet son patronyme. Christine Angot est violée par son père entre treize et seize ans. Elle révèle l’inceste qu’elle subit en 1999. Elle en fait le sujet de plusieurs de ses livres : L’Inceste, Un amour impossible, Le Voyage dans l’Est. Elle a décidé de poursuivre au cinéma son entreprise littéraire.

Depuis vingt-cinq ans maintenant, Christine Angot est devenue un personnage de la scène littéraire. On connaît ses livres, qui ont fait naître un courant littéraire prolifique, l’ego-histoire. On connaît ses interventions médiatiques transgressives dans des émissions de grande écoute. On connaît surtout le traumatisme qu’elle a subi adolescente, dont elle ne s’est jamais remise et qui constitue l’objet sans cesse recommencé de sa création littéraire.

La soixantaine bien entamée, Christine Angot n’a pas changé. La colère qui l’anime ne s’est pas apaisée. Alors même qu’elle avoue que son histoire l’écrase, elle continue à la ressasser et en fait le sujet central de son premier documentaire. Questionnant la famille qui l’entoure, elle sillonne la France pour rencontrer ses proches – sa belle-mère, sa mère, son ex-mari, son actuel compagnon, sa fille…- et les interroger sur le sens qu’ils donnent au crime qu’elle a subi.

Une famille débute par une séquence sidérante. Elle a été tournée en septembre 2021 à Strasbourg où Christine Angot était allée présenter son dernier livre. À cette occasion, elle se rend au domicile de la veuve de son père. Elle n’en cache ni le nom ni l’adresse. Elle sonne à sa porte, en force l’entrée et lui impose la présence d’une équipe de tournage pour recueillir son témoignage. L’atteinte à la vie privée de cette personne, filmée contre son gré, est flagrante. La défense de l’avocat de Christine Angot, qui estime qu’en révélant les dénis des conséquences de l’inceste sa cliente accomplit une œuvre d’intérêt général à laquelle l’intimité de la plaignante ne saurait être opposée, ne tient juridiquement pas la route.

Si elle est bien plus violente que celles qui suivent, cette première séquence est au diapason du film et en donne le ton. Dans une démarche vengeresse, Christine Angot se filme sillonnant la France pour aller demander des comptes à ses proches. Qu’elle ait été victime d’un crime odieux, qu’elle en porte encore les séquelles, nul ne le lui conteste et, mieux encore, tous aujourd’hui en conviennent – alors que fut un temps, heureusement révolu, où sa parole a été mise en doute et son traumatisme euphémisé. Que sa « famille » ne lui ait pas montré à l’époque des faits et, dans une certaine mesure, renâcle encore aujourd’hui à lui témoigner la solidarité qu’elle aurait méritée, chacun aujourd’hui le reconnaît volontiers et le déplore.
Mais l’outrage qu’elle a subi ne saurait exonérer l’autrice-réalisatrice de toute mesure. Elle n’a pas le droit, en son nom, de tout ramener à son statut de victime. Si sourcilleuse sur sa vie privée et les violences qu’elle a subies, elle gagnerait à l’être de temps en temps sur celle de ses proches et les atteintes que sa violence leur cause.

La bande-annonce

Hors-saison ★★★☆

Mathieu (Guillaume Canet quasiment dans son propre rôle) est un acteur célèbre en pleine crise de la quarantaine. Noué par la peur de l’échec, il vient de laisser en plan la pièce de théâtre qu’il devait interpréter deux semaines avant la première. Loin de Paris, il se réfugie à Quiberon pour une semaine de thalassothérapie. Alice (Alba Rohrwacher) l’y retrouve. Elle fut son amoureuse quinze ans plus tôt avant de venir s’installer en Bretagne, s’y marier et y avoir un enfant.

Stéphane Brizé délaisse « les terres brûlantes du cinéma social et engagé » (l’expression est superbe, mais hélas Télérama l’a écrite avant moi). Il délaisse aussi Vincent Lindon, son acteur fétiche. Après La Loi du marché (2015), En guerre (2018) et Un autre monde (2021), une trilogie qui, à mes yeux, compte parmi les meilleurs films réalisés en France ces dernières années, Stéphane Brizé revient à une veine intimiste, qu’il avait déjà fait résonner avec l’adaptation du roman de Eric Holder, Mademoiselle Chambon, que j’avais elle aussi adorée.

Hors-saison renferme deux films en un. Le premier a pour seul héros Guillaume Canet, dans un registre autobiographique proche de celui qu’il avait déjà emprunté pour l’hyper-réussi Rock’n Roll et le terriblement raté Lui. C’est l’histoire houellebecquienne d’une star triste qu’une cafetière détraquée fait fondre en larmes : la monotonie des soins, les repas pris seul à table, les rares conversations téléphoniques avec sa femme à Paris (Marie Drucker, star du 20h, qui a cosigné le scénario avec Stéphane Brizé) les clients de l’hôtel et ses employés qui lui demandent timidement un selfie que Mathieu/Guillaume accepte de bonne grâce…

Avec l’arrivée d’Alba Rohrwacher commence un second film. Il est frappé au sceau de la nostalgie, celle des amours passées, des regrets sinon des remords. Quinze ans plus tôt, Mathieu a quitté Alice. Fatalement blessée, elle a quitté Paris et s’est lentement reconstruite dans cette petite ville littorale de Bretagne. Tandis que Mathieu volait de succès en succès, devenait la star qu’il avait vocation à être, Alice s’est éteinte dans une vie routinière de professeure de piano, d’épouse et de mère, dont elle ne parvient pas à déterminer si elle la comble ou la frustre. Les anciens amants se retrouvent, se réconcilient, se pardonnent, caressent l’espace d’une nuit l’espoir de renouer la chaîne des temps, avant de finalement se quitter. Mais j’en ai peut-être trop dit…

Je suis un fan de la première heure de Guillaume Canet. J’ai le sentiment, totalement fantasmagorique, qu’on pourrait devenir les meilleurs amis du monde (quel intérêt pourrait-il trouver à un conseiller d’Etat narcissique ?!). J’aime son humour, ses yeux étrécis, sa barbe de trois jours, son auto-dérision…. Je trouve qu’il fait des choix de carrière intelligents et qu’il accepte de prendre des risques. J’aime la lucidité dont il fait preuve sur la célébrité dont il jouit, ses ressorts et aussi sa fragilité. Rock’n Roll précité restera pour moi l’un des films les plus culottés qui soit.
Au contraire, je n’étais jusqu’à présent guère convaincu par Alba Rohrwacher. Réincarnation contemporaine de la Gelsomina de La Strada, je lui reprochais d’être dans l’excès. Je l’ai au contraire trouvée impeccable, plus taiseuse, plus retenue, dans Hors-saison. Elle n’a pas un rôle facile. Elle le joue pourtant à la perfection.

Je comprends fort bien qu’on puisse ne pas aimer ce film, qu’on puisse même s’y ennuyer, comme l’ont manifesté plusieurs spectateurs de la salle où je l’ai vu qui l’ont quittée en soupirant bruyamment. Une amie a même parlé d’un « kolossal NAVET » (en majuscules).
Pour autant, je le conseille chaleureusement à tous mes amis un peu neurasthéniques qui, lorsqu’ils jettent un regard rétrospectif sur leur vie, jugent lucidement, comme Mathieu/Guillaume que « tout ne va pas bien mais que le tout va bien ».

La bande-annonce

Chroniques de Téhéran ★★★☆

Chroniques de Téhéran n’est pas un documentaire, même si son sujet s’en rapproche, mais un film de fiction. Il est composé de neuf saynètes toutes filmées selon un protocole identique. On y voit un seul personnage, en plan américain comme le montre son affiche. On comprend bientôt qu’il s’agit d’une galerie d’Iraniens et d’Iraniennes filmés aux différents âges de leur vie. Ils sont confrontés à un interlocuteur invisible, un détenteur d’une autorité exercée sur eux avec violence et arbitraire : un père de famille se voit refuser d’enregistrer son enfant sous le prénom de David au motif qu’il véhiculerait une influence étrangère, une conductrice de taxi doit acquitter une amende pour avoir conduit sans hijab, un réalisateur est contraint de dénaturer son scénario s’il veut obtenir le visa de la censure, etc.

Le procédé pourrait devenir répétitif. Chroniques de Téhéran a l’intelligence de durer une heure et dix-sept minutes seulement et évite ainsi la lassitude qu’il aurait pu faire naître.

Il est diablement efficace. Chaque scène est étouffante sinon irrespirable – ainsi de celle d’une gamine ravissante obligée de cacher sa splendide chevelure rousse dans un hijab informe. La question du port obligatoire du voile revient régulièrement, comme celle de la norme ou de la normalité à laquelle chaque personnage est renvoyé.  Chacun aspire à une petite parcelle de liberté qui lui est refusée par une autorité arbitraire. Le seul moyen d’en échapper, comme le fait la lycéenne menacée par sa directrice d’être dénoncée à son père, est d’entrer dans son jeu et d’utiliser les mêmes armes qu’elle.

Tourné au nez et à la barbe (!) des mollahs, Chroniques de Téhéran ne se réduit toutefois pas à un procès à charge contre le régime iranien. La société totalitaire qu’il décrit, qui enserre chaque citoyen dans les limites indépassables de ce qui lui est autorisé et de ce qui lui est interdit pour chaque geste de la vie quotidienne, n’est d’aucun lieu ni d’aucun temps. L’entretien d’embauche que subit une jeune femme sur qui son futur employeur entend exercer son droit de cuissage, l’examen humiliant d’un homme obligé de se dénuder devant le fonctionnaire censé lui délivrer son permis de conduire sont deux situations qui pourraient survenir n’importe où.

La bande-annonce

Boléro ★★☆☆

En 1928, Maurice Ravel (Raphaël Personnaz) est au sommet de sa gloire. Il part en tournée de concert aux Etats-Unis. Son amie Ida Rubinstein (Jeanne Balibar) lui a commandé un ballet. Cloîtré dans la villa qu’il vient d’acquérir à Montfort-l’Amaury, il s’échine à mettre en musique les bruits du monde. Son projet expérimental sera créé à l’Opéra-Garnier et suscita immédiatement l’enthousiasme. Le Boléro est devenu l’un des rares « tubes » planétaires de la musique classique – au point que les ayants droit de Ravel ont jusqu’à ce jour engagé une longue bataille judiciaire afin qu’il ne tombe pas dans le domaine public et qu’il continue ainsi à produire de considérables royalties.

À soixante ans passés, Anne Fontaine est une réalisatrice installée. Son oeuvre est éclectique : on lui doit Nettoyage à sec, Gemma Bovery, Police ou Présidents… Elle s’était déjà frottée au film à costumes avec Coco avant Chanel et ses toilettes d’une classe folle.

Je suis ressorti du cinéma, où j’avais tardé à voir ce film sorti depuis bientôt deux semaines et porté par un bouche-à-oreille révérencieux, partagé. D’un côté, j’ai été sensible à sa grande élégance. Elegance de la musique bien entendu, tant Ravel incarne, au croisement de la musique classique et de la musique contemporaine, une forme de perfection. Elegance des décors et des costumes (ah ! les tailleurs de Doria Tellier ! ah ! les bijoux de Jeanne Balibar !). Mais aussi élégance des sentiments qui traversent le film où la passion de la musique sublime tout, notamment la relation qui unit Maurice Ravel à sa muse, Missia Sert.

Mais, de l’autre, je dois hélas avouer m’être un peu ennuyé à ce film très académique et paradoxalement assez plat. je ne suis pas certain de la qualité du jeu de ses acteurs, enfermés dans les stéréotypes qu’ils sont censés incarner. Raphaël Personnaz aurait, dit-on, perdu dix kilos pour jouer un Ravel sec de corps et de cœur, atteint d’une maladie dégénérative qui transformera l’enfant pathologiquement attaché à sa mère (Anne Alvaro) en vieillard précoce. Il joue un personnage beaucoup plus terne, beaucoup moins excentrique que ne l’était le vrai Ravel si on en croit les anecdotes croustillantes rapportées à son sujet par Jean Echenoz (Ravel) ou J.M.G. Le Clézio (Ritournelle de la faim) (mais il faut reconnaître que Anne Fontaine, en puisant à la source de la somme du musicologue Marcel Marnat, a prévenu tous les procès en infidélité). Jeanne Balibar fait du Jeanne Balibar en multipliant les roucoulades et en rentrant le ventre pour danser le Boléro sur scène à cinquante-cinq ans. Dora Tellier déploie son mètre quatre vingt en affichant toujours le même sourire compassé (Anouk Grinberg  dans Bonnard, Pierre et Marthe, donnait du personnage fantasque de Missia Sert une interprétation autrement plus inspirée). Quant à Emmanuelle Devos et Vincent Perez, ils en sont réduits à jouer les faire-valoir de luxe.

Boléro a un dernier défaut : réduire l’oeuvre de Ravel à ce seul chef d’oeuvre si connu qu’il en devient – comme la Cinquième de Beethoven ou Les Quatre Saisons – insupportable. Il serait pour autant injuste de lui reprocher d’ignorer ses autres oeuvres, notamment ce sublime Concerto en sol, que le film m’a donné envie de réécouter et qui, de mon point de vue, constitue peut-être la forme la plus élevée de musique jamais écrite.

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Le Pion du général ★☆☆☆

Comme son père et son grand-père avant lui, le jeune Rakib voue une indéfectible loyauté au général Purna. Homme à tout faire, gardien, cuisinier, chauffeur, il assiste le vieil homme, revenu habiter sa maison de famille pour briguer les suffrages de ses concitoyens qui le craignent et le vénèrent.

Le Pion du général est un film indonésien, le quatrième pays le plus peuplé au monde, le plus grand pays musulman par sa population, mais dont la production cinématographique n’est pas au diapason de sa taille. L’Indonésie, on le sait (ou pas !) a connu pendant la Guerre froide trente années de pouvoir autoritaire sinon de dictature, pour se démocratiser tardivement à la fin des années 90. Elle porte encore les stigmates de ces temps troublés  comme l’ont montré les deux documentaires époustouflants de Joshua Oppenheimer sur les massacres de 1966 : The Act of Killing et The Look of Silence.

Makbul Mubarak, dont la famille servit sous le régime de Suharto, interroge la figure de l’autorité et les limites de la loyauté. Le titre original du film, Autobiography, souligne cette inspiration personnelle. La traduction française n’en est pas moins habile, qui fait référence au goût du héros pour les échecs.

Pour le jeune Rabik, le général Purna est tour à tour un mentor, un père de substitution et un ogre dont il doit à tout prix, sauf à y perdre son âme, échapper à l’emprise carnassière. Mais, comme d’ailleurs un autre film diffusé en France l’an passé, Une femme indonésienne, Le Pion du général souffre d’une mise en scène trop taiseuse et empesée, qui étire le scénario sur près de deux heures sans qu’on comprenne le retournement de son héros, qui passe de la soumission la plus totale à l’insubordination.

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Shikun ★☆☆☆

Amos Gitaï est sans doute le plus grand réalisateur israélien. C’est par lui que le cinéma de ce pays s’est fait connaître au monde dans les années 90, avec des oeuvres aussi saisissantes que Kadosh ou Kippour. À soixante-dix ans passés, il n’a rien perdu de son énergie et de sa détermination. Alors qu’il aurait pu céder aux sirènes du mainstream et de l’entertainment, il continue à bricoler ses films sans rien euphémiser de son engagement politique en faveur de la paix.

L’idée de Shikun lui est venue alors qu’il travaillait sur la mise en scène de House, une pièce de théâtre inspirée de son tout premier film, House, tourné en 1980, sur la reconstruction d’une maison à Jérusalem qui avait appartenu à des Palestiniens avant 1948. Alors qu’Amos Gitaï manifestait chaque jour contre le projet de Benjamin Netanyahou de réduire l’indépendance de la Justice, le réalisateur relisait Rhinocéros de Ionesco. Il a été frappé par l’actualité de cette pièce, métaphore anti-totalitariste écrite en 1959 par un écrivain roumain réfugié en France.

Il a décidé de la mettre en scène – en y intercalant d’autres textes, un poème de Mahmoud Darwich et un texte de Amira Hass. Il a tourné dans un immense immeuble HLM de la périphérie de Beer-Sheva, dans le Néguev, qui a donné son nom au film, ainsi que dans les sous-sols abandonnés de l’ancienne gare routière de Tel Aviv.

Le résultat est déconcertant sinon décevant. La raison de ma déception s’explique peut-être par ma relation à la pièce de Ionesco, que j’avais étudiée au lycée (ou au collège ?) sans y rien comprendre, ce qui avait fait naître chez le bon élève que j’étais alors une immense frustration.

Amos Gitaï opte pour le plan-séquence pour suivre l’héroïne interprétée par Irène Jacob – qui est venue à l’Arlequin présenter ce film – dont on comprend qu’elle interprète non seulement le rôle de Daisy, mais celui de tous les protagonistes de la pièce. Tout au long du film, elle porte le même T-shirt vert, censé peut-être rappeler la couleur de la peau des rhinoceros. Son interprétation est impressionnante mais la tâche qu’on lui assigne lui fait perdre toute cohérence. On la voit à la fois, comme Jean, se transformer en pachyderme et, comme Bérenger, refuser de capituler jusqu’au dernier souffle : « Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu’au bout ! Je ne capitule pas ! »

Shikun est un geste politique. C’est un hymne à la résistance et à la fraternité, notamment envers les réfugiés. C’est aussi un happening théâtral. Mais tout cela ne fait pas un film, aussi grande que soit notre déférence à son réalisateur.

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