Le Molière imaginaire ☆☆☆☆

17 février 1673, Molière, exsangue, remonte sur la scène du théâtre du Palais-Royal pour jouer le dernier acte son Malade imaginaire. Dans deux heures il sera mort.

Le film d’Olivier Py commence fort. Il nous promet de nous raconter quasiment en temps réel les derniers moments de Molière et peut-être de résumer toute une vie en l’espace d’une représentation. Il se lance à lui-même un autre défi : celui de rester enfermé entre les quatre murs du théâtre où se donne la pièce – un espace dont il ne s’échappera que pour un épilogue funèbre.

Pour filmer le théâtre, l’immense dramaturge qu’est Olivier Py utilise pour son premier long métrage de cinéma tous les artifices à sa disposition. Son film a l’apparence dun seul plan séquence – alors qu’il est en fait composé d’une trentaine de plans entre lesquels les coutures sont quasiment invisibles. Sacré gageure en terme de caméra, sans cesse en mouvement, de la scène à la salle en passant par les coulisses, en terme d’éclairage, le film ayant été entièrement tourné à la bougie – ce qui, nous a raconté le réalisateur pendant le débat qui a suivi le film, n’est pas si compliqué grâce à l’hypersensibilité des lentilles aujourd’hui – en terme de tension scénaristique aussi.

Le film repose enfin sur un troisième atout de taille : Laurent Lafitte qui, mieux que personne, incarne un mourant, brûlé par sa passion pour la scène, brisé par la désaffection du roi dans lequel il plaçait tous ses espoirs, refusant jusqu’à son dernier souffle de renier son art.

Mais, pour le reste, j’ai tout détesté de ce Molière crépusculaire voire obituaire. Olivier Py se prend les pieds dans la caméra et imagine que ses mouvements épileptiques suffiront à donner du rythme à son récit. On passe alternativement de la scène aux coulisses. Sur scène, Molière, de plus en plus malade, crache ses poumons en récitant son texte. Dans les coulisses, il croise ceux qui l’entouraient et, dans un songe, retrouve même ses chers disparus, son père, tapissier du Roy, sa défunte épouse, Madeleine Béjart….

Faisant fond sur la bisexualité de Jean-Baptiste Poquelin mentionnée par Grimarest dans sa Vie de monsieur de Molière, Olivier Py ne résiste pas au plaisir de filmer complaisamment ses ébats avec un bel Adonis, le jeune acteur Michel Baron, dans une salle d’eaux aux airs de bain turc dans une scène qu’on croirait tout droit sortie d’un porno de M6. Mais le comble est atteint dans de longs dialogues prétentieusement métaphysiques, dont j’aurais aimé pouvoir noter le texte lourdement sentencieux sur Dieu, la vie, la mort, etc. pour mieux les railler.

Cet étalage de pompe a l’élégance de ne durer qu’une heure trente. Il n’en est pas moins interminable. À aucun moment l’émotion ne jaillit, l’empathie ne naît. Beurk…

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Vivants ★★★☆

Gabrielle (Alice Isaaz) débarque à Paris pour faire un stage . Elle se retrouve dans une équipe de reporters chevronnés, passionnés par leur métier mais obligés de se remettre en cause par une direction qui rogne leur budget et s’inquiète de la baisse de leur audience.

Alix Delaporte est une réalisatrice rare qui a écrit et tourné avec Clotilde Hesme et Grégory Gadebois deux longs métrages remarqués, Angèle et Tony et Le Dernier Coup de marteau, avant de disparaître du radar. Elle revient derrière la caméra avec une histoire inspirée de sa première expérience professionnelle, comme stagiaire à l’agence Capa.

Même si Vivants est censé se passer de nos jours, il a un parfum vintage. Son action pourrait tout aussi bien se dérouler dans les années 70 ou 80. On y retrouve l’ambiance fiévreuse des rédactions et de leurs open spaces, leurs journalistes charismatiques et archétypaux qu’Hollywood nous a rendus presque familiers : Les Hommes du président, Révélations, Spotlight, Pentagon Papers

L’action est vue à travers les yeux – fort jolis – de Gabrielle, double autobiographique d’Alix Delaporte, Candide qui nous fait pénétrer dans ce milieu fermé. Elle rencontre une bande de vieux briscards. À leur tête Vincent (Roschdy Zem, impeccable, comme d’habitude), une légende dans la profession qui ronge son frein à Paris après avoir baroudé sur tous les théâtres de guerre. Camille (Pascale Arbillot, dont j’ai appris qu’elle était sortie de Sciences Po quelques années avant moi) leur sert de mère de substitution : Damien (Vincent Elbaz), la tête brûlée, Kosta (Jean-Charles Clichet), défoncé du soir au matin, Alex (Pierre Lottin)…

Vivants – un titre inutilement lyrique dont je n’ai pas compris le sens – a un gros souci d’écriture et de format. Une fois Gabrielle débarquée au cœur de la rédaction, les personnages introduits et l’enjeu du film exposé, le scénario ne sait quel fil tirer : un reportage dans un pays africain où vient d’éclater une guerre civile ? l’infiltration des triades chinoises du 75013 ? l’histoire d’amour naissante entre Gabrielle et Vincent ? Il n’en tire aucun et se clôt par une séquence certes attachante mais un peu perchée, en une heure et vingt trois minutes, générique inclus.

On passe un excellent moment devant Vivants et on en sort avec un seul regret : le sujet, ses acteurs auraient pu sans problème donner matière à une mini-série de six épisodes.

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Ma part de Gaulois ★☆☆☆

Mourad a douze ans à peine et, par la faute de ses mauvais résultats au collège, a été orienté vers un CAP mécanique à la fin de sa cinquième. Mais grâce aux stratagèmes de sa mère, qui espère pour lui un meilleur avenir, il réussit à revenir au collège. Il parviendra même à force de persévérance jusqu’au lycée et jusqu’au baccalauréat. Mais sa vraie passion est la musique.

Né en 1962 à Toulouse de parents d’origine algérienne, Magyd Cherfy, le fondateur du groupe Zebda, passé à la postérité avec son tube Tomber la chemise, a écrit en 2016 son autobiographie. Malik Chibane, un sexagénaire comme lui, qui a fait ses armes au cinéma et à la télévision, en signe l’adaptation.

Ma part de Gaulois raconte l’adolescence d’un fils d’immigré algérien dans une cité HLM d’une grande ville de province au tournant des années 80. Ce coming-of-age movie sans surprise se regarde sans déplaisir. Il nous donne honnêtement ce qu’il nous a promis. Ni plus ni moins. Le portrait tendre amer d’un adolescent qu’on voit grandir de la cinquième à la terminale, porté par l’amour indéfectible de ses parents. La difficile intégration d’un jeune beur à cheval entre deux pays, l’Algérie où il n’a jamais mis les pieds et dont il ne parle pas la langue et la France où il peine à se faire sa place. Et en arrière-plan la description d’une époque.

Ma part de Gaulois a toutefois une originalité qui le distingue du tout-venant. À rebours du parti pris naturaliste sur lequel reposent la plupart de ses homozygotes, ce film opte pour des décors volontairement artificiels. Cette théâtralité assumée détonne et étonne. Elle donne à Ma part de Gaulois un ton original, celui d’une pièce de théâtre – ce qu’il n’a jamais été – portée à l’écran.

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L’Etoile filante ★☆☆☆

Boris (Dominique Abel) est barman à L’Etoile filante. Il fuit depuis trente-cinq ans la police qui le poursuit pour son implication dans un attentat. Mais une victime le reconnaît et entend se rendre justice elle-même. Pour se protéger, Boris, aidé de Kayoko (Kaori Ito) sa compagne et de Tim, le portier de L’Etoile filante, kidnappe Dom, le sosie dépressif de Boris et lui fait endosser son rôle. Inquiète de sa brutale disparition, l’ex-femme de Dom, Fiona (Fiona Gordon), détective privée de son état, se lance à sa recherche.

Depuis près de vingt ans, Abel et Gordon forment un duo attachant. Héritiers revendiqués de Chaplin, de Keaton et de Kaurismäki, ils tournent des films burlesques et quasiment muets : L’Iceberg (2005), Rumba (2007), La Fée (2011), Paris pieds nus (2017)…

L’Etoile filante se prend les pieds dans une intrigue tarabiscotée, dénuée de crédibilité, dont on a tôt fait de se désintéresser et qui a en outre le défaut de durer vingt minutes de plus qu’il n’aurait été nécessaire. Reste le seul plaisir de retrouver le duo belgo-canadien, ses gags tristes, ses saynètes filmées comme des chorégraphies de danse contemporaine à la Pina Bausch.

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Green Border ★★☆☆

Une famille de réfugiés syriens quitte à l’automne 2021 son pays en guerre pour rejoindre la Suède. Elle a décidé de passer par la Biélorussie et par la frontière polonaise pour rentrer illégalement dans l’espace Schengen. Elle n’imagine pas les difficultés qu’elle va rencontrer sur son chemin.

La Podlachie, à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie, est devenue un des points d’entrée en Europe, a priori moins périlleux que la traversée maritime de la Méditerranée depuis la Libye ou la Turquie. L’immigration est une arme politique pour Alexandre Loukachenko, le président Biélorusse, qui l’utilise comme moyen de pression sur la Pologne. La frontière « verte » serpente dans d’immenses forêts glacées mais n’a rien de pastoral.

Tout Green Border est contenu dans son affiche, l’image choc d’un enfant en anorak séparé d’un garde-frontière lourdement armé par une haie de barbelés. À l’arrière plan, à peine visible, deux femmes à genoux enlacent des bébés emmitouflés. Cet instantané ne peut que nous émouvoir et nous révolter : aucune frontière, aucune force policière ne saurait être opposée à la pureté de l’enfance et à son désir légitime d’une vie meilleure.

Toujours aussi engagée à soixante-quinze ans bien sonnés, qu’il s’agisse de dénoncer le stalinisme, le communisme ou aujourd’hui l’égoïsme de nos sociétés européennes sourdes à la misère du monde, Agnieszka Holland livre un film militant. Avec une redoutable efficacité, elle y montre le sort réservé aux immigrés qui deviennent, à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie, les victimes d’un cruel jeu de dupes. Les Biélorusses, qui leur ont fait miroiter une entrée sans risques dans l’Union européenne, facilitent leur passage en Pologne non sans les avoir dûment rackettés ; quant aux Polonais, en violation de la Convention de Genève sur le droit d’asile et des règlements Schengen, ils refusent d’enregistrer les demandes d’asile de ces indésirables et les refoulent en Biélorussie.

Green Border ne se focalise pas sur le sort de cette seule famille attachante, du père, de la mère, de leurs trois enfants et du grand-père paternel, bientôt rejoints par une femme afghane à laquelle ils ont fait une place dans le minibus qui les a conduits à la frontière. Green Border utilise trois autres focales. La première est celle d’un garde-frontières d’une vingtaine d’années, dont la femme attend leur premier enfant, qui est en train de construire avec son beau-père la maison qui accueillera bientôt son foyer, et qui découvre avec un mélange de résignation et d’effroi la nature du travail qu’il est censé accomplir à la frontière. La deuxième est un groupe d’activistes polonais qui jouent au chat et à la souris avec les garde-frontières pour apporter de l’aide aux immigrés qui ont réussi à passer entre les mailles du filet. La troisième est Julia, une psychologue d’une cinquantaine d’années, récemment installée dans la région, qui répondra à l’appel à l’aide qu’elle entend et décidera de s’engager au service des réfugiés.

Green Border est rigoureusement documenté et nous ouvre les yeux sur une situation scandaleuse et alarmante. Il faut lui reconnaître cette vertu. En particulier, dans ses derniers plans, Green Border souligne combien la disponibilité de la Pologne à ouvrir ses frontières au flot de réfugiés ukrainiens en février 2022 contraste jusqu’à la caricature avec le racisme opposé aux réfugiés extra-européens jusqu’alors. Les caniches des réfugiés ukrainiens, nous dit-il, ont été mieux traités que les enfants des réfugiés syriens !

Mais Green Border n’échappe pas au piège du manichéisme. Les réfugiés sont des malheureux ballottés d’un côté et de l’autre de la frontière, victimes impuissantes d’une hypocrisie politique qui les dépasse. Les gardes-frontières sont des brutes épaisses, racistes et criminelles. Les activistes n’écoutent que leur cœur et leur courage pour donner corps au devoir de fraternité. Même Julia, la psychologue, qui aurait pu être le personnage le plus intéressant du film, se transforme en pasionaria monolithique.

Green Border a fait polémique en Pologne l’automne dernier, s’attirant les foudres du ministre de la justice. Depuis lors, le PiS, ce parti conservateur qui flirtait avec l’extrême-droite, a perdu les élections et quitté le pouvoir, remplacé par une coalition centriste dont on peut espérer qu’elle accueille plus dignement les demandeurs d’asile qui frapperont aux portes de son territoire.

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A Man ★★★☆

Rie (Sakura Andō, à l’affiche en ce moment de L’Innocence et de Godzilla Minus One) n’a pas de chance : après la mort de son premier enfant, celle de son père et son divorce, elle est réduite à élever seule son second fils Yūto avec sa mère et à tenir les rênes de la papeterie familiale à Miyazaki, une petite ville du sud du Japon. C’est là qu’elle rencontre un homme timide, passionné de dessin, qui gagne sa vie comme sylviculteur. Il se présente sous le nom de Daisuke Taniguchi.
Les années passent. Rie et Daisuke forment désormais un foyer harmonieux. Une petite fille leur est née. Mais Daisuke meurt accidentellement dans l’exercice de son métier. Un an après sa mort, Rie apprend du frère même de Daisuke Taniguchi que son mari avait usurpé cette identité. Deux questions se posent : qui était-il vraiment ? qu’est-il advenu du vrai Daisuke Taniguchi ? Un avocat de Yokohama, d’origine coréenne, va mener la double enquête pour le compte de Rie.

Nous vient du Japon le quatrième film de Kei Ishikawa, le premier à sortir en France. C’est l’adaptation d’un roman publié en 2018, non traduit en français, de Keiichiro Hirano, lauréat du prestigieux prix Yomiuri, le Goncourt japonais.

A Man – un titre ambivalent qui peut signifier à la fois « cet homme-là » et « n’importe quel homme » – est un thriller haletant. Un avocat persévérant, lui-même constamment renvoyé à ses origines, y mène une double enquête : sur le défunt mari de Rie et sur celui dont il a usurpé l’identité. L’histoire a son lot de rebondissements, pas toujours très crédibles, mais qui réussissent à tenir le spectateur en haleine. pendant plus de deux heures.

Mais A Man ne se réduit pas à un suspense policier. C’est une réflexion presque métaphysique sur l’identité : qui sommes-nous ? qui prétendons-nous être ? en quoi notre identité nous définit-elle ? peut-on en changer ? nos proches l’appréhendent-ils totalement ou certaines parts peuvent-elles leur rester inconnues ?
Ces questions peuvent sembler bien plombantes. La réponse qu’y donne A Man est si simple qu’elle en est décevante : personne ne se réduit à son état-civil. Mais, avant de parvenir à cette conclusion, A Man renvoie les deux héros mystérieux du film, le vrai et le faux Daisuke Tanaguchi, à une vertigineuse quête identitaire dans laquelle, comme dans le tableau surréaliste de Magritte, La Reproduction interdite – un homme de dos regardant un miroir, qui ne reflète pas son visage mais son dos – chaque identité se révèle le palimpseste d’une autre.
L’une des dernières scènes du film réunit l’avocat qui vient de clore son enquête et sa famille. Une harmonie sans nuage semble enfin rétablie quand une étonnante révélation laisse imaginer une faille qu’on ne soupçonnait pas.

[Pour la petite histoire, j’ai failli passer l’été 1990 en stage ouvrier dans une usine Oji Paper à Miyazaki, où se déroule le film, avant d’être finalement affecté dans une autre usine du groupe, à Yonago, près de Tottori, aux bords de la mer de Corée, mon ami Bertrand D. prenant le poste de Miyazaki]

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They Shot the Piano Player ★☆☆☆

Pianiste brésilien de bossa nova, Tenório Jr. joua dans les années 60 dans les clubs de Copacabana. Sa disparition mystérieuse à Buenos Aires en 1976 accrut son aura. Fernando Trueba a mené l’enquête à son sujet, interrogeant sa famille, ses proches, ses amis musiciens. Au lieu d’en faire un documentaire, il opta avec Javier Mariscal, avec lequel déjà il avait coréalisé sur le même modèle Chico & Rita en 2011, pour un film d’animation.

They Shot the Piano Player – un drôle de titre anglais pour une production franco-espagnole réalisée par deux Espagnols sur un pianiste brésilien mort en Argentine – a une immense qualité : il nous replonge dans le Brésil des années 60 où se crée une musique qui connut un succès mondial, la bossa nova, dont il nous fait entendre quelques-uns des titres les plus connus et rencontrer quelques-uns des musiciens vivants les plus célèbres: Gilberto Gil, Chico Buarque, Joao Donato, etc.

Mais, tout bien considéré, c’est sa seule qualité. Sa forme, une animation en 2D, qui utilise des bleus et des jaunes éclatants pour les années 2000 durant lesquelles un journaliste américain, à qui Jeff Goldblum prête sa voix, est censé rassembler la documentation pour un livre sur Tenório Jr., et des tonalités beaucoup plus sombres pour les flashbacks dans les années 70 de la dictature argentine, n’est guère originale. C’est la même qu’utilisaient Valse pour Bachir ou Josep. C’est surtout un pis-aller auquel les réalisateurs ont recours de plus en plus souvent faute de disposer du matériel pour tourner un documentaire en images réelles.

Quant à l’histoire proprement dite, elle est nimbée d’un voile de mystère bien vite dissipé. Comme des dizaines de milliers d’autres Argentins, Tenório Jr. a été raflé par la police militaire argentine, séquestré, torturé et éliminé parce que son apparence – il portait la barbe et les cheveux longs – et la carte du syndicat de musiciens qu’il avait dans la poche laissaient suspecter des sympathies communistes.

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La Bête ☆☆☆☆

En 2044, dans un monde dominé par l’intelligence artificielle, Gabrielle (Léa Seydoux) doit, pour trouver un emploi, se purger des traumatismes qui ont marqué ses vies antérieures. En 1910, elle était une pianiste renommée, mariée à un industriel fabricant de poupées. En 2014, jeune modèle fraîchement débarquée à Los Angeles, elle avait la garde d’une immense villa hollywoodienne. À ces deux époques, sa route a croisé celle de Louis (George McKay) pour lequel elle a ressenti une grande attraction. Mais le pressentiment funèbre d’une catastrophe imminente – la crue de la Seine en 1910, le « Big One » en 2014 – a chaque fois hypothéqué leur relation.

C’est la seconde fois, à quelques mois de distance, que le court roman de Henry James, La Bête dans la jungle, est porté à l’écran. Bertrand Bonello n’a décidément pas de chance avec ses sujets : la même mésaventure lui était arrivée avec son Saint Laurent. Mais il faut reconnaître à sa Bête plus de souffle, plus d’ambition qu’à l’oubliable Bête dans la Jungle de Patric Chiha avec Anaïs Demoustier et Tom Mercier, tout comme son Saint Laurent dépassait de la tête et des épaules le plus plat Yves Saint Laurent avec Pierre Niney.

D’une durée écrasante de près de deux heures trente, La Bête est dominée par la star Léa Seydoux sur laquelle les avis s’opposent. Certains lui reprochent sa généalogie, comme si elle était coupable d’être la petite-fille de son grand-père et lui devait sa célébrité. Autre reproche, plus pertinent celui-ci : la platitude de son jeu. Ses admirateurs renversent ce reproche-là et soutiennent au contraire que c’est sa capacité à résister à la caméra, à ne rien lui donner qui fait sa grandeur, à l’instar d’une Deneuve.
À ses côtés, George MacKay (1917, Captain Fantastic) a la lourde tâche de remplacer Gaspard Ulliel au pied levé, acteur fétiche de Bonello, à la mémoire duquel le film est dédié, qui devait interpréter le rôle de Louis avant que sa mort subite, en janvier 2022, ne l’en empêche. Il doit être assez pénible pour l’acteur anglais qui, dit-on, a appris le français pour les besoins du rôle, d’être sans cesse renvoyé à ce statut de suppléant.

Le scénario de La Bête est sacrément ambitieux. Le court roman de Henry James, comme son adaptation par Patric Chiha, racontait une seule histoire : celle d’un homme et d’une femme qui n’avaient pas vécu ensemble la grande histoire d’amour qui leur était promise par peur de l’imminence d’une catastrophe. Cette histoire-là, La Bête la décline au carré ou même au cube en trois histoires parallèles à trois époques différentes.

Comme toujours, Bonello crée une ambiance à la fois ouatée et élégante – on n’évoque pas assez son travail sur le son. Elle est la marque d’un grand réalisateur dont il serait malhonnête de nier l’immense talent. Pour autant, très subjectivement, je dois confesser, depuis L’Apollonide (2011) et même depuis Le Pornographe (2001), une grande résistance sinon une franche aversion à son cinéma. Je n’y comprends pas grand’chose, à supposer qu’il y ait quelques chose à y comprendre. Plus grave car Bonello je crois est moins un cinéaste de la réflexion que de la perception : il ne me touche pas.

À aucun moment, je n’ai ressenti d’empathie pour Gabrielle dans ce film, sinon peut-être dans les scènes de home invasion, excellement filmées, qui se plaisent à nous vriller les nerfs. À aucun moment, le couple qu’elle forme, ou essaie de former, avec Louis ne m’a semblé crédible. Pire, le film m’a été une épreuve qui m’a donné un seul plaisir : le soulagement de son terme après deux heures trente pénibles.

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Daaaaaali ! ★★☆☆

Une jeune journaliste (Anaïs Demoustier), aidée par un producteur sans vergogne (Romain Duris), essaie par tous les moyens de réaliser une interview avec Salvador Dali. Mais l’artiste, fantasque et égocentrique, lui rend la tâche bien ardue.

Quentin Dupieux est de retour pour un nouveau film, aussi désopilant que les précédents, quoique tenu, la célébrité venant, à être de plus en plus mainstream. Il retrouve deux de ses actrices fétiches, Anais Demoustier et Agnès Hurstel, et rallie à lui des nouveaux venus qui forment la crème de la crème du cinéma français contemporain et dont la présence au générique témoigne de son aura grandissante.

En filmant Dali, Dupieux joue sur du velours sans vraiment se risquer hors de sa zone de confort. Ce réalisateur, dont le cinéma loufoque aime à jouer avec les frontières de l’absurde, se frotte à un artiste qui lui ressemble, surréaliste, excentrique et volontiers provocateur.

Le résultat est sans surprise, surtout si l’on a vu la bande-annonce diffusée ad nauseam durant tout le mois de janvier. Il ne décevra pas les thuriféraires de Dupieux. Il ménagera son lot de gags surréalistes, tel cet interminable couloir d’hôtel qu’emprunte Dali pour rejoindre son intervieweuse.

Pour des motifs obscurs, Dupieux a choisi de faire jouer Dali par six acteurs différents : Edouard Baer, Jonathan Cohen, Gilles Lellouche, Pio Marmaï, Boris Gillot ainsi que Didier Flamand qui joue Dali vieux, le bonnet de nuit rouge vissé sur la tête. Le rôle les a obligés à se grimer avec la célèbre moustache en croc de l’artiste, à rouler outrageusement les r et à aaaaaaaallonger les voyelles. Le problème est qu’à ce petit jeu-là, on en vient vite à faire des comparaisons. Elles ne sont guère flatteuses pour Gilles Lellouche, manifestement très mal à l’aise dans l’exercice et dont le rôle a quasiment été coupé au montage, et pour Pio Marmaï. Edouard Baer s’en sort beaucoup mieux. Mais c’est Jonathan Cohen qui l’emporte haut la main.

Comme les précédents films de Dupieux, Daaaaaali ! n’a pas vraiment de scénario. Il ne faut pas escompter y apprendre quoi que ce soit sur la vie de Dali. Son pitch est le prétexte à une concaténation de gags, absurdes autant que drôles, qui s’organisent dans une narration qui, comme les films de Buñuel, fait la part belle aux rêves, aux assoupissements et aux brusques réveils.
Le comique de répétition est le principal ingrédient du film. Le problème de cette forme d’humour est son dosage. Dupieux a une fois encore l’élégance de faire tenir son film en moins de quatre-vingt minutes. Mais, comme la géniale petite phrase musicale signée de Thomas Bangalter (ex-duettiste de DaftPunk), utilisée jusqu’à l’overdose, il faut savoir ne pas abuser des bonnes choses…

[P.S. : Une amie me soutient mordicus qu’Isabelle Huppert est la marraine d’Anais Demoustier. Vrai ou faux ?]

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L’Homme d’argile ★☆☆☆

Raphaël (Raphaël Thiéry) est le gardien d’un imposant manoir familial délaissé par ses propriétaires. Il habite avec sa vieille mère autoritaire un pavillon de chasse au fond du jardin et meuble ses journées d’une routine répétitive : la chasse aux taupes, la cornemuse qu’il pratique avec un groupe amateur et les escapades en Kangoo avec la postière saute-au-paf. Une nuit d’orage déboule Garance Chaptel (Emmanuelle Devos), la propriétaire du château. Plasticienne réputée, elle s’y claquemure et soigne son chagrin en s’abrutissant de travail. Elle a décidé de prendre Raphaël comme modèle et de sculpter son portrait.

L’Homme d’argile est un premier film dont l’économie repose largement sur un étrange atout : l’acteur Raphaël Thiéry, venu sur le tard au cinéma à cinquante ans passé, révélé en 2016 pour Rester vertical. Avant d’être acteur, Raphaël Thiéry était musicien. 1 mètre 78, 115 kilos, l’homme a une trogne incroyable, dont la monstruosité est accentuée par le bandeau qui cache son œil borgne. Le cyclope a des mains d’étrangleur. Il m’a rappelé Ron Perlman.

Comme dans le conte de Perrault, la Bête nourrit pour la Belle une passion dévorante. Passion d’autant plus déchirante que la Bête se sait laide et qu’elle présume que son amour ne sera jamais payé de retour. S’ajoute ici une différence de classe infranchissable entre l’homme à tout faire qui n’a jamais quitté sa province et la riche artiste cosmopolite, dont les oeuvres avant-gardistes s’arrachent dans les expositions.

Pourtant une relation se noue entre ces deux êtres si dissemblables. Est-elle amoureuse ? Elle est en tout cas artistique. Garance prend Raphaël pour modèle. Et – la figure prémonitoire du Golem praguois nous en avait averti dès la première séquence – elle va créer avec l’argile collectée par Raphaël une créature à part entière, mi-terre mi-chair.

L’Homme d’argile souffre d’un paradoxe. Il est dans sa forme très modeste, tourné à l’économie sur un lieu quasi-unique, alors que son propos, qui convoque des catégories aussi intimidantes que l’Art et l’Amour, est trop écrasant.

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