Après que sa productrice y a été soignée pendant deux ans et avant d’y être elle-même prise en charge pour un cancer du sein qui s’est révélé pendant le tournage, la documentariste Claire Simon (Les Bureaux de Dieu sur le Planning familial, Le Bois dont les rêves sont faits sur le Bois de Vincennes et les promeneurs qui y ont leurs habitudes, Le Concours sur l’entrée à la Fémis, Premières solitudes sur des lycéens d’Ivry et leurs questionnements face à la vie) a planté sa caméra à l’hôpital Tenon dans le vingtième arrondissement parisien. Elle y a filmé le corps des femmes souffrantes : des victimes d’endométriose ou de cancers, des parturientes en plein travail accouchant par voie basse ou par césarienne, des femmes en transition de genre qui suivent une hormonothérapie et réfléchissent à une mastectomie voire à une hystérectomie, des femmes en fin de vie auxquelles la médecine impuissante n’a d’autres ressources que de proposer des soins palliatifs…
J’appréhendais un peu les deux heures et quarante-huit minutes de ce documentaire hors normes. J’ai souvent pesté contre ces durées excessives, leur reprochant d’épuiser notre patience – et notre vessie – et regrettant qu’un montage plus serré ne les ramène pas à des formats plus comestibles. Pour autant, je n’ai pas regardé ma montre une seule fois pendant toute la projection de ce documentaire-là, même si on pourrait lui faire le reproche de passer en revue, sans beaucoup d’imagination, la quasi-totalité des pathologies traitées à Tenon et de pouvoir indifféremment durer une heure de moins – ou trois heures de plus – en fonction des consignes données au monteur.
Si je n’ai pas regardé ma montre, c’est parce que les séquences de Notre corps m’ont toutes profondément touché. À la différence des documentaires ou des films, nombreux, qui prennent l’hôpital pour cadre (Hippocrate, Premières Urgences, Sage-Femmes…), Notre corps s’intéresse moins aux soignants qu’aux malades. Notre corps ne dit rien du dévouement des médecins et des infirmiers, du stress permanent qu’ils subissent, de leurs conditions de travail dégradées à force de coups de rabot budgétaire. D’ailleurs le silence gardé sur toutes ces questions brûlantes pourrait presque lui être reproché. Il ne s’intéresse qu’à une seule chose : le corps souffrant des femmes.
Je ferais pourtant à Notre corps deux critiques.
La première, volontiers injuste, est de nous prendre en otage, d’exercer sur nous un chantage affectif. Qui n’est pas ému aux larmes par un accouchement, par le corps si fragile d’un nouveau-né, tout gluant de vernix, qu’on pose sur le sein de sa mère ? Qui n’est pas déchiré devant le désarroi d’une patiente en fin de vie à laquelle le médecin annonce l’échec de son ultime radiothérapie ?
La seconde me mettra probablement à dos les féministes les plus radicaux. Car Notre corps se revendique telle, qui filme, avec une équipe technique uniquement composée de femmes, des patientes exclusivement. Si, bien sûr, il existe des pathologies – l’endométriose – et des situations – l’accouchement – que seules les femmes vivent, je ne suis pas convaincu que la situation des femmes face à la maladie, face à la souffrance, face à la mort, soit radicalement différente de celle des hommes. À l’approche genrée portée par le film, qui voudrait cliver l’humanité en deux catégories, je préfère l’universalisme qui unit les hommes et les femmes face aux défis communs auxquels ils sont confrontés. Si le possessif pluriel du titre me galvanise, c’est à condition de nous englober tous, pas de nous diviser.