L’Innocent ★★★☆

Jeune veuf, Abel (Louis Garrel) est abasourdi d’apprendre que sa mère Sylvie (Anouk Grinberg), la soixantaine joyeusement frappée, a décidé d’épouser Michel (Roschdy Zem), un braqueur à qui elle donnait des cours de théâtre en prison. Si Michel, à sa libération, a promis de se ranger et propose à sa nouvelle épouse d’ouvrir une boutique de fleurs dans le Vieux Lyon, Abel et sa meilleure amie Clémence (Noémie Merlant) ont raison de suspecter anguille sous roche. Car bientôt Michel les entraîne dans la préparation d’un casse rocambolesque.

L’Innocent déboule sur les écrans, précédé d’une réputation flatteuse. Les critiques sont excellentes. La foule, dont on craignait qu’elle ait déserté les salles obscures, s’y presse pour aller le voir. Elle ne sera pas déçue : L’Innocent est une totale réussite.

Cette réussite, Louis Garrel la doit au scénario malin qu’il a co-écrit avec Tanguy Viel, le romancier à succès dont les livres exigeants publiés aux Editions de Minuit aiment raconter des intrigues complexes très cinématographiques.
Sa mise en place est lente sinon besogneuse. Il faut près d’une heure à L’Innocent pour poser le cadre de son intrigue et caractériser ses personnages. Mais le spectateur impatient sera bientôt récompensé par une scène d’anthologie que chaque critique, chaque interview du réalisateur évoque longuement : celle où Abel et Clémence doivent jouer une scène de ménage pour détourner l’attention du conducteur du camion rempli de caviar qu’Abel et un complice veulent dévaliser. Cette scène, où les deux protagonistes se révèlent l’un à l’autre leurs sentiments profonds, est un bijou de drôlerie, d’émotion et de dramaturgie.

Louis Garrel réunit autour de lui des acteurs exceptionnels. Lui ferait-on le procès de se mettre une fois encore en scène (comme il l’avait déjà fait dans les trois précédents films dont il avait signé la réalisation Les Deux Amis, L’Homme fidèle, La Croisade), on lui répondrait qu’il ne se donne pas le beau rôle. Au contraire. Son personnage est un veuf triste, un fils inquiet et protecteur que la moindre prise de risque tétanise. Ce sont les trois autres personnages qui dirigent l’action et la font subir à Abel : Sylvie interprétée par Anouk Grinberg que l’on pensait définitivement rangée des voitures, Michel, ce voyou élégant dont Roschdy Zem endosse avec un plaisir communicatif le veston en cuir des petites frappes, et Clémence. Noémie Merlant est éblouissante dans ce rôle. On le pressent dès la bande-annonce où elle crève l’écran (je ne me lasse pas de l’entendre répéter « Je veux draguer le chauffeur »). On le mesure dans le fameux face-à-face dans le restoroute – malgré les faux-raccords sur son maquillage.

Cerise sur le gâteau : Louis Garrel a habillé sa bande-annonce de tubes des années 80 joyeusement démodés, dont les dégueulandos sont restés gravés dans notre mémoire : Pour le plaisir de Herbert Léonard, Nuit magique de Catherine Lara, Une autre histoire de Gérard Blanc….

Mon meilleur ami, cinéphile aux goûts pointus (il vénère Ruben Östlund, Peter Greenaway ou Michael Hanneke et ne supporte pas Cédric Klapisch ou Michel Hazanavicius) est sorti de l’Escurial très déçu. Le film, à l’en croire, était mal joué. L’intrigue d’après lui manquait de crédibilité. Sa conclusion, accuse-t-il, était prévisible et téléphonée. Je comprends sa critique. Je reconnais que L’Innocent ne restera pas dans les annales et que la marque qu’il laissera sera vite effacée. Pour autant, je me refuse à bouder le plaisir jubilatoire que ce feel good movie fait naître au croisement du polar, de la comédie familiale et de la romance.

La bande-annonce

Butterfly Vision ★☆☆☆

Lilya (Rita Burkovska) est une jeune opératrice ukrainienne pilote de drone. Capturée par les séparatistes du Donbass, elle fait l’objet d’un échange de prisonniers et rentre à Kiev où l’attendent Tokha son époux, un ancien militaire comme elle, sa mère et ses anciens compagnons de lutte démobilisés. Malgré ses cauchemars récurrents, Lilya cache aux siens les viols qu’elle a subis et l’enfant qu’elle attend. Elle doit rapidement décider d’avorter ou pas.

Présenté à la sélection Un certain regard au dernier festival de Cannes, Butterfly Vision est le premier film d’un jeune réalisateur ukrainien. Il a pour thème le retour au foyer d’un ancien prisonnier de guerre après une captivité traumatisante. C’était celui de Voyage au bout de l’enfer (The Deer Hunter) ou de Rambo. Une scène du premier m’avait marqué – sans parler évidemment de la roulette russe jouée par Christopher Walken : celle où Robert De Niro sort du taxi qui le ramène chez lui, voit sa maison pavoisée et ses amis qui l’y attendent pour célébrer son retour, mais se refuse à y rentrer. Elle m’avait dérouté à l’époque. Je ne comprenais pas comment on pouvait ne pas avoir envie de fêter sa libération avec les siens. La maturité – et la misanthropie – aidant, je la comprends mieux aujourd’hui.

L’invasion qu’a subie l’Ukraine a provoqué une telle indignation à travers le monde qu’elle a compliqué la réception des films ukrainiens, surtout lorsqu’ils ont la guerre pour objet. Comment ne pas les applaudir en solidarité avec les épreuves que ce peuple courageux traverse ? Comment s’autoriser la moindre réserve qui ne soit pas aussitôt interprétée comme un manque de soutien à la résistance ukrainienne voire un appui silencieux à l’agresseur russe honni ?

Butterfly Vision appelle d’autant moins de réserves qu’il a reçu des critiques unanimement positives et qu’il a l’honnêteté, à travers le personnage de Tokha et les choix qu’il fait, d’évoquer la face sombre du nationalisme ukrainien. Pour autant, je dois avouer honteusement que ce film ne m’a pas embarqué. Une fois qu’on a compris le traumatisme subi par son héroïne et pressenti la décision qu’elle va prendre, Butterfly Vision perd toute tension, tout suspens. Le fil du récit se détend. Si Lilya inspire de la sympathie et sa résilience de l’admiration, son histoire tristement banale et la façon dont elle se dénoue ne suscitent guère d’intérêt.

La bande-annonce

Les Harkis ★★☆☆

Les Harkis raconte la vie de 1959 à 1962 de ces hommes algériens qui se sont engagés sous le drapeau français avec la promesse que jamais la France ne les abandonnerait. À travers l’histoire de Salah, de Kaddour et de Djilali qui rejoignent la harka placée sous les ordres du lieutenant Pascal, on comprend le quotidien de ces supplétifs chargés des basses oeuvres de l’armée française. Quand la rumeur des négociations menées par le Gouvernement français avec le FLM s’ébruite, leur inquiétude sur leur sort croît. Quand la victoire des fellaghas et l’indépendance se dessinent, ils savent qu’aucun retour en arrière n’est pour eux possible. La seule issue est le départ en métropole avec leur famille. Mais la France a tôt fait d’oublier ses promesses et la détermination du seul lieutenant Pascal à les aider ne suffira pas.

Philippe Faucon est un réalisateur toulonnais qui a creusé depuis trente ans un sillon original dans le cinéma français. Son oeuvre peut se lire comme le portrait d’une France post-coloniale qui n’a jamais réussi à solder un passé qui ne passe pas. La guerre d’Algérie en constitue le point aveugle dont les repercussions continuent à travailler la communauté maghrébine installée en France et compliquent son intégration. Philippe Faucon a obtenu la consécration en 2015 avec le César du meilleur film pour Fatima. Mais ce film, qui est resté un semi-échec au box-office, ne lui a pas pour autant apporté la célébrité.

Les Harkis a deux qualités éminentes. La première est de lever le voile sur un pan oublié de notre histoire. Contrairement à un raccourci souvent répété, la guerre d’Algérie n’est pas la grande absente du cinéma français. Plusieurs films, plusieurs documentaires, et non des moindres, lui ont été consacrés : Le Petit Soldat de Jean-Luc Godard, Avoir vingt ans dans les Aurés de René Vautier, La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier, Mon Colonel de Laurent Herbiet… Philippe Faucon lui-même s’était déjà frotté au sujet en adaptant le bref récit de Claude Sales La Trahison. Pour autant, la guerre d’Algérie n’a pas laissé dans le cinéma français l’empreinte dont celle du Vietnam a marqué Hollywood.

La seconde est la méticulosité quasi documentaire avec laquelle Les Harkis radioscopie une panoplie de situations humaines. À travers les destins de Salah, de Kaddour, de Djelali, c’est un échantillon très représentatif des profils de ces hommes et des motifs pour lesquels ils s’engageaient qui est passé en revue : attachement sincère à la France et à l’Algérie française, réaction au crime barbare d’un frère par les fellaghas, nécessité économique de nourrir sa famille…. Ce souci sociologique poussé trop loin finit d’ailleurs par donner au film le ton un peu trop appliqué d’un essai de sciences politiques.

Le principal défaut du film est sa brièveté : une heure et vingt-deux minutes seulement pour une fresque qui aurait pu constituer la matière d’une série à épisodes. Les personnages y sont trop brièvement dessinés sans qu’on parvienne clairement à les identifier et a fortiori à s’y attacher. Le film se termine brutalement et a besoin de longs cartons explicatifs pour se clore, une autre page de la vie des harkis s’ouvrant après 1962, en Algérie ou en France.

Mais Les Harkis a un autre défaut. Il démontre, s’il en était besoin, que la France a en Algérie auprès de ces hommes doublement trahi sa parole. Elle l’a trahie en leur faisant miroiter une victoire sur les indépendantistes dont ils auraient pu partager les dividendes. Elle l’a trahie en leur promettant de les protéger dans la défaite alors qu’elle n’avait jamais eu l’intention ni les moyens de tous les rapatrier en métropole avec leurs familles.
La faute ne fait pas de doute. Mais, à elle seule, aussi grave soit-elle, elle peine à constituer le ressort dramatique de tout un film.

La bande-annonce

Ninjababy ★☆☆☆

Rakel a vingt-trois ans, des rêves plein la tête (devenir astronaute, garde-forestier ou dessinatrice de BD), une vie de bâton de chaise entre soirées copieusement arrosées et amants d’un soir, et un mal au bide qui se révèle bientôt, à sa plus grande stupéfaction, être un fœtus de six mois. Les délais légaux pour avorter sont largement passés. Que faire de ce bébé dont Rakel ne veut pas et qui déjà s’invite dans sa vie sous les traits d’un cocasse personnage de BD ? Le faire adopter par sa sœur qui essaie désespérément de concevoir ? responsabiliser son père génétique, un adulescent égocentrique ? Ou l’élever avec Mos, le professeur d’aïkido dont Rakel est en train de tomber amoureuse ?

Ninjababy nous vient de Norvège – un pays dont l’existence sur la planète cinéma se réduit hélas à un seul réalisateur connu, Joachim Trier (Oslo, 31 août, Julie (en 12 chapitres)…), et un seul acteur, Anders Danielsen Lie. Ninjababy est l’adaptation d’une bande dessinée – ou plutôt faut-il aujourd’hui écrire d’un roman graphique – de Inga Sætre publiée en 2011.

Ninjababy utilise la même technique que celle qu’on voit dans Tout le monde aime Jeanne – et qu’on trouvait déjà il y a près de quarante ans dans le clip iconique du groupe norvégien A-ha Take on Me où une lectrice charmée voyait le charmant garçon de la BD qu’elle lisait prendre vie : des images animées sont surajoutées aux plans filmés et ces personnages imaginaires dialoguent avec les acteurs bien réels. Un moyen graphiquement innovant et scénaristiquement malin de donner corps aux sentiments intérieurs des personnages sans recourir à la voix off.

Rakel incarne un personnage bien de son temps : une jeune femme indépendante qui ne veut pas que la fatalité lui impose un enfant qu’elle n’a pas souhaité. Rakel a ce mélange de dureté et de douceur (dans l’amour naissant qui se noue avec le timide Mos), d’égoïsme et d’altruisme (dans sa relation avec son bébé qu’elle ne veut pas abandonner à n’importe qui) qui la rend éminemment sympathique. Trop peut-être. Le thème de la grossesse non désirée a été si souvent traité au cinéma (4 mois, 3 semaines, 2 jours, Juno, Never Rarely Sometimes Always) qu’il ne surprend guère. Qu’il soit ici traité avec humour et tendresse, sur un mode comique qui dépare avec celui, plus grave sur lequel on le voit d’habitude abordé, ne suffit pas à lui donner beaucoup d’intérêt.

La bande-annonce

Coup de théâtre ★★☆☆

En 1953, dans le West End à Londres, La Souricière, une pièce de théâtre écrite par Agatha Christie, fait un tabac. Un producteur américain en a acheté les droits. Le réalisateur américain (Adrien Brody) qui a traversé l’Atlantique pour travailler avec le metteur en scène anglais est sauvagement assassiné. Un inspecteur de police londonien porté sur la bouteille (Sam Rockwell) est chargé de l’enquête. Une jeune policière zélée mais inexpérimentée (Saoirse Ronan) le seconde.

On a vu tellement de whodunit (une si parfaite expression anglaise à laquelle n’existe aucune traduction adéquate) que le genre, avec ses personnages caricaturaux et ses scènes obligées est devenu indigeste, sauf à lui donner un sacré coup de jeune. Murder Party s’y était essayé en France début 2022 ; À couteaux tirés aux États-Unis fin 2019.

Coup de théâtre prend le parti réussi mais risqué de la mise en abyme. Il s’agit d’un whodunit dans un whodunit : une enquête policière pour élucider un crime commis dans le cadre de l’adaptation au théâtre – et potentiellement à l’écran – d’un roman policier. Une piste s’esquisse rapidement : une clause du contrat signé à Hollywood prévoyant que l’adaptation cinématographique ne pourrait être réalisée que six mois après la fin de l’exploitation, son producteur américain aurait tout intérêt à en interrompre les représentations. Mais, bien évidemment, cette piste est trop évidente pour être la bonne.

Coup de théâtre réussit à merveille à jouer avec les codes du genre. Il nous offre, comme nous nous y attendions, les mêmes ingrédients que ceux qu’on retrouve habituellement dans un whodunit : l’assassinat d’un des personnages, l’enquête confiée à un policier roué et sympathique, la réunion de tous les coupables potentiels pour un dénouement où sera révélée la culpabilité de l’un d’entre eux… Mais il le fait avec un second degré délicieux, comme s’il disait : « Je suis bien obligé de passer par là… mais mon film est plus malin qu’il n’en a l’air ».

L’exercice a ses limites. Coup de théâtre ne révolutionne pas l’histoire du cinéma. Mais il constitue un divertissement intelligent et a sa place dans l’histoire qu’on croyait achevée du whodunit.

La bande-annonce

Le Tigre et le Président ★☆☆☆

Inconnu du public, Paul Deschanel, qui présidait la Chambre des députés depuis 1912, souffle en janvier 1920 la présidence de la République à Georges Clémenceau, le « Tigre », auréolé de la gloire de la Victoire, mais fragilisé par les nombreuses inimitiés que sa personnalité autoritaire a fait naître sur les bancs de droite comme de gauche. Le nouveau Président n’entend pas se cantonner au rôle purement protocolaire auquel la pratique constitutionnelle de la IIIème République condamne le Chef de l’Etat. Mais sa santé fragile et sa chute accidentelle en mai 1920 du train qui l’emmenait à Montbrison en déplacement officiel l’obligeront à démissionner sept mois plus tard.

Mais quelle mouche a donc piqué Jean-Marc Peyrefitte pour qu’il consacre son premier film à l’un des présidents de la République les plus éphémères de notre histoire (le mandat de Jean Casimir-Périer en 1894-1895 fut plus bref encore) dont la seule trace marquante qu’il ait laissée dans l’histoire fut sa chute ridicule du train de Montbrison ? Une sorte d’Alain Poher en plus maigre….

Le réalisateur dit avoir voulu faire le portrait d’un « perdant magnifique ». Pourquoi pas ? Mais il le fait au prix de tant de libertés avec la réalité historique que sa méticuleuse reconstitution en perd toute authenticité. Ainsi Deschanel est-il présenté dès la première scène comme un opposant au Traité de Versailles dont il aurait critiqué les conditions trop rigoureuses faites à l’Allemagne et pressenti qu’elles porteraient en germe un nouveau conflit mondial. En fait, s’il était hostile au traité, c’est parce que, favorable à une ligne dure contre l’Allemagne, il en jugeait les stipulations trop peu contraignantes. Lorsque la Ruhr se soulève en mars 1920, il critique le gouvernement d’Alexandre Millerand non pas pour la dureté de sa réaction mais au contraire pour sa modération.

Paul Deschanel est présenté dans ce film comme un esprit progressiste qui a défendu des réformes en avance sur son temps : le droit de vote des femmes, l’abolition de la peine de mort…. Il est exact qu’il était favorable à l’abolition de la peine capitale (Clémenceau l’était aussi d’ailleurs) ; mais le film se garde bien d’évoquer ses positions moins politiquement correctes comme le rétablissement des relations avec le Saint-Siège – qui lui avait valu le soutien de la droite catholique et de l’Action française de Charles Maurras.
Si Deschanel, comme Casimir-Périer avant lui et Millerand après lui, avait espéré restaurer la fonction présidentielle, il est inimaginable qu’il se fût permis – et que le Président du Conseil lui eût permis – d’exclure un ministre d’une séance du Conseil des ministres comme une scène du film le laisse penser. L’expression « inaugurer les chrysanthèmes » que le scénario met dans la bouche de Raymond Poincaré lors de l’investiture de Deschanel est un anachronisme.

Ce qui est le plus gênant dans ce film est ce qui constitue son cœur : la confrontation entre le « tigre » et le « président ». Certes, Deschanel a soufflé l’élection de 1920 à Clémenceau. Mais après sa défaite, Clémenceau se retire de la vie politique. En avril 1920, il part en voyages en Egypte. En septembre, il n’est pas aux Etats-Unis (il ne s’y rendra qu’à l’automne suivant) le jour de la démission de Deschanel mais en France qu’il quitte le lendemain pour Ceylan. Sans doute n’avait-il que peu d’estime pour le président de la République élu contre lui. Pour autant, imaginer le face à face des deux hommes et a fortiori leur duel n’est pas conforme à la réalité historique.

On me rétorquera qu’il s’agit là de détails qui ne troublent que quelques historiens vétilleux. On n’aurait qu’à moitié raison. Car, si on passe par-dessus les libertés que le film prend avec l’histoire, on ne trouve pas grand-chose pour le sauver. Qu’on ne me parle pas de son interprétation ! André Dussollier m’a en particulier paru caricatural dans le rôle d’un gros chat matois et avide de vengeance. Reste Anne Mouglalis dont la voix m’ensorcelle et dont je n’ose pas avouer que les brèves apparitions en mère maquerelle d’un bordel dont les décors ont été filmés au premier étage du quai d’Orsay, dans la salle de bains Art déco attenante à la Chambre du Roi, ne m’ont pas laissé de marbre…

La bande-annonce

Le Sixième Enfant ★★★☆

Franck (Damien Bonnard) est ferrailleur. Sa femme, Meriem (Judith Chemla) et lui sont gitans et vivent avec leurs cinq enfants dans une caravane en Seine-Saint-Denis au milieu d’un camp sordide et surpeuplé. Julien (Benjamin Lavernhe), un avocat, lui évite la prison après l’accident qui détruit son camion et provoque son arrestation. À cette occasion Franck et Meriem rencontrent Julien et sa femme, Anna, une avocate elle aussi, rongée par le désir d’enfant. Le couple, qui attend leur sixième enfant, propose aux jeunes bobos un marché simple quoiqu’illégal : leur enfant à naître en échange de l’effacement de leurs dettes et du rachat d’un nouveau camion.

Le premier film de Léopold Legrand, remarquable de maîtrise, repose sur une idée qui peut sembler tirée par les cheveux mais qui, une fois qu’on l’a admise, entraîne les conséquences en série des meilleurs films des frères Dardenne. Il est remarquablement servi par un quatuor d’acteurs dont chacun des personnages possède une épaisseur et une complexité qu’on trouve rarement. Damien Bonnard est sans doute le plus impressionnant, dans le rôle très physique du pilier de famille obligé, pour protéger les siens, de mettre un mouchoir sur ses valeurs. Judith Chemla est la plus ambiguë dont on se demandera jusqu’au bout si son inhumanité apparente est un antidote à la douleur que lui causera la séparation d’avec son enfant. Mais c’est Sara Giraudeau qui est la plus étonnante. Sa voix de crécelle en irrite beaucoup. Mais, si on passe par-dessus, on ne pourra que saluer la maîtrise avec laquelle elle joue cette femme à qui l’obsession de la maternité fait perdre pied. Dans ce quatuor, Benjamin Lavernhe, tout sociétaire de la Comédie-française qu’il est, est le maillon faible, avec le rôle le plus ingrat.

Comme avec les scénarios des frères Dardenne, celui co-écrit par Léopold Legrand, d’après le livre d’Alain Jaspard Pleurer des rivières a le mérite de compter bien des bifurcations et de nous réserver bien des surprises. On ne s’ennuie pas une seule seconde. On est ému de bout en bout. La fin du film est étonnante. Tout bien considéré, elle est la plus logique qui soit. Elle réussit à ne pas être moralisatrice sans être immorale.

La bande-annonce

Poulet Frites ★★★☆

Une prostituée a été sauvagement égorgée dans un appartement sordide du quartier populaire de Matonge à Bruxelles. La police criminelle enquête. Alain Mertens, un voisin, client occasionnel, est immédiatement arrêté. Son lourd passé criminel et la faiblesse de son alibi le désignent comme le coupable idéal.

Pendant près de trente ans, l’émission belge Striptease a « déshabillé la France et la Belgique » en en montrant, sans voix off ni interview, les travers tragi-comiques. L’émission s’est arrêtée en 2012.

En 2018, Jean Libon, son co-créateur, et Yves Hinant, l’un des réalisateurs récurrents de l’émission, ont suivi au jour le jour un juge d’instruction aux méthodes hétérodoxes et en ont tiré Ni juge ni soumise un documentaire qui eut un grand succès public et critique et fut couronné du César du meilleur documentaire. Profitant du Covid pour se replonger dans les émissions de Striptease, ils ont exhumé une enquête filmée en 2003 (les GSM sont encore préhistoriques et les ordinateurs mastoc) et en ont remonté les rushes.

C’est ce travail de montage qu’il faut saluer. C’est grâce à lui que cette banale enquête ne cesse de nous surprendre et nous tient en haleine tout du long. Aucun temps mort, aucune baisse de régime dans un film qui pourtant ne déploie pas toute l’armurerie d’un blockbuster hollywoodien et ne sort guère des bureaux de la police criminelle de Bruxelles, sinon pour une perquisition.

Tout se passe dans le bureau du commissaire Lemoine et dans celui de la juge d’instruction. Les premières déclarations d’un prévenu, Alain Martens, font de lui le coupable tout désigné. Mais les enquêteurs creusent une affaire qu’ils auraient pu déjà paresseusement boucler et leurs découvertes viennent ébranler les conclusions auxquelles ils auraient pu trop vite aboutir.

En allant voir Poulet Frites, j’imaginais voir un film comique, un film qui, comme Ni juge ni soumise, aurait utilisé un humour noir et provocateur, se moquant tout à la fois des juges, des policiers et des accusés. Tout me laissait l’escompter, depuis la réputation sulfureuse de Striptease qui a fait de cette ligne-là son credo, au titre du documentaire en passant par son résumé qui indique qu’une frite constituerait une pièce à conviction – ce qui n’est ni tout à fait juste ni tout à fait faux.

Certes, il y a quelques séquences qui, par leur trivialité, suscitent le rire sinon le malaise. Mais Poulet Frites me semble avant tout un documentaire très sérieux qui, à une époque où il est de bon temps de se méfier de tout, à commencer de nos institutions dont on critique tout à la fois le manque de moyens, la gabegie, la politisation et l’incompétence, décrit des services de police qui, sans compter leurs heures sup (l’enquête se déroule durant quelques jours et quelques nuits pendant lesquels on a l’impression que les policiers de la brigade criminelle et la juge ne quittent jamais leur bureau et ne prennent aucun repos), accomplissent en toute impartialité, au service de l’intérêt général et de la justice, un travail admirable.

La bande-annonce

Une femme de notre temps ☆☆☆☆

La cinquantaine, Juliane Verbecke (Sophie Marceau) est commissaire de police à Paris. Durant ses loisirs, elle écrit des polars. Elle ne se remet pas de la mort accidentelle de sa sœur Lara, cinq ans plus tôt. Son chagrin est décuplé quand elle découvre l’infidélité de son mari (Johan Heldenbergh).

Tout est raté dans le dernier film de Jean-Pazul Civeyrac qu’on avait connu plus inspiré (Mes Provinciales). À commencer par ce titre prétentieux qui voudrait faire de cette femme trompée mais entière le symbole de son époque.

Sophie Marceau incarne le rôle-titre. On la reconnaît facilement sur l’affiche. Mais elle est méconnaissable dans la bande annonce, les traits tirés par les liftings ou les années qui passent. L’actrice-préférée-des-Français (l’est-elle encore ?) a le mérite de se faire rare sur les écrans. Ici elle fait la gueule pendant tout le film dans le rôle improbable d’une commissaire de police qui ne mène aucune enquête et d’une écrivaine qui n’écrit pas une ligne.

On comprend mal ce que le réalisateur a voulu lui faire jouer : la détresse de la femme trompée ? la détermination d’une Diane vengeresse ? la bifurcation d’une vie qui bascule ? Sophie Marceau a appris à tirer à l’arc pour les besoins du rôle. Les heures de coaching se voient à l’écran : on entend son professeur lui répéter « le coude levé ! » quand elle arme ses flèches.

Le scénario la met dans des situations aussi dénuées de crédibilité qu’embarrassantes. À commencer par celle, dans la garçonnière de son mari (qui donne sur la porte Saint-Denis), où elle assiste à ses ébats bruyants depuis la salle de bains. De façon récurrente, il recourt aux cauchemars et aux réveils en sursaut pour faire avancer l’action, une facilité qu’on pensait prohibée par le code de déontologie des scénaristes. Le ridicule culmine avec la scène finale dont on ne dira rien, mais que l’affiche laisse augurer (eh oui ! c’est ça ! vous avez bien compris !).

La bande-annonce

Kompromat ★☆☆☆

Directeur de l’Alliance française d’Irkoutsk en Sibérie, Mathieu Roussel (Gilles Lellouche) est brutalement arrêté par la police. Accusé d’inceste et de pédopornographie, il est jeté en prison et tabassé par ses codétenus. Les services consulaires français et son avocat obtiennent sa libération provisoire. Il attendra son procès à son domicile, en résidence surveillée, avec un bracelet électronique au pied. Mais, refusant la perspective d’une condamnation cousue de fil blanc, sur la base dun « kompromat » fabriqué par le FSB, Mathieu Roussel décide de quitter la Russie. Il y parviendra avec l’aide providentielle de Svetlana (Joanna Kulig) la seule personne à ne pas l’abandonner quand tous lui tournent le dos.

Kompromat est inspiré de faits réels : ceux qui sont arrivés à Yoann Barbereau entre 2015 et 2018 et qu’il a racontés dans un livre autobiographique, Dans les geôles de Sibérie. Mais il s’en éloigne considérablement pour lui donner tous les ressorts caricaturaux du film d’action hollywoodien.

Gilles Lellouche y joue à la perfection un rôle qui lui va si bien : celui d’un homme ordinaire dont la vie bascule brutalement. Quelque part entre Edmond Dantès (la soif de vengeance) et Jason Bourne (la capacité à semer ses poursuivants), son personnage gagne la course poursuite que le FSB a lancée contre lui …. quitte à laisser penser que c’est un surhomme ou que la police russe n’est pas capable d’appréhender un détenu français en fuite qui traverse son territoire avec un sac à dos, un téléphone portable et un compte PayPal.

Kompromat se laisse regarder sans déplaisir même si on en connaît par avance le dénouement. Mais il accumule les clichés au-delà du raisonnable avec un étalonnage désaturé pour souligner combien la Russie est triste et laide sous la neige. Les Russes y sont soit des alcooliques philosophes soit des anciens combattants culs-de-jatte soit encore des policiers sadiques. Quant aux diplomates français (on reconnaît Mireille Perrier dans le rôle d’une attachée d’ambassade et Louis-Do de Lencquesaing dans celui de l’ambassadeur de France à Moscou), ils sont prêts à sacrifier un innocent sur l’autel de la raison d’Etat.

Tant de caricatures ravalent ce film d’évasion à ce qu’il n’a pas eu l’ambition de dépasser : un film d’action aux ficelles scénaristiques trop grosses.

La bande-annonce