Entre les vagues ★☆☆☆

Margot (Souheila Yacoub, révélée dans Climax et qui occupait déjà le haut de l’affiche dans De bas étage) et Alma (Déborah Lukumuena qui tenait la dragée haute à Gérard Depardieu dans le récent Robuste) sont les meilleures amies du monde. Elles partagent un rêve : monter sur les planches. Et ce rêve est sur le point de se concrétiser : au terme d’un long casting, Alma a été retenue pour interpréter le premier rôle de la pièce montée par une dramaturge italienne (on reconnaît Sveva Alviti qui campait Dalida dans le biopic de Lisa Azuelos) et Margot est embauchée comme doublure.
Mais le destin va rattraper les deux jeunes filles.

Entre les vagues raconte une histoire déchirante dont il est impossible de trop en dire, sauf à se faire reprocher d’en divulgâcher le contenu. D’autres critiques n’ont pas mes pudeurs de vierge qui en parlent explicitement. J’en ai peut-être d’ailleurs déjà trop dit en écrivant que je devais ne rien en dire. Toujours est-il que, loin du programme annoncé de joyeuse sororité que l’affiche du film et sa bande-annonce nous laissaient escompter, Entre les vagues prend en son milieu une tonalité plus dramatique.

Sa seconde moitié devrait faire pleurer les pierres. Étrangement, elle ne m’a pas touché. Pourtant, c’est précisément le genre de sujet qui me fait fondre en larmes. Mais ici, rien, nada, pas l’ombre d’un sanglot.
Ce n’est pourtant pas la faute des deux actrices, aussi excellentes l’une que l’autre. Mais c’est peut-être celle d’un scénario trop mélodramatique qui, à force de vouloir à tout prix susciter l’émotion, la fait fuir.

La bande-annonce

La Légende du roi crabe ☆☆☆☆

Une joyeuse assemblée de chasseurs italiens raconte une ancienne légende, vieille d’au moins un siècle : elle a pour héros Luciano, un ivrogne, qui défia le prince de Tuscie qui avait interdit aux bergers et à leurs bêtes le passage à travers sa propriété. Obligé de s’exiler en Terre de Feu, Luciano y partit à la recherche d’un trésor avec comme seule boussole…. un crabe.

La Légende du roi crabe est l’œuvre de deux co-réalisateurs américano-italiens, amis d’enfance, venus du documentaire. En 2013, ils tournaient ensemble un court-métrage consacré à une autre légende colportée par les chasseurs de Vejano, ce petit village du Latium où débute La Légende du roi crabe : elle avait pour principale protagoniste une panthère noire que l’un d’entre eux prétendait avoir vue. Il Solengo en 2015 était consacré à un vagabond, vivant tel un ermite dans les bois près de Rome.

La Légende du roi crabe aurait pu être un documentaire. Il a finalement pris la forme d’une reconstitution historique découpée en deux parties nettement distinctes. La première se déroule dans la campagne romaine à une époque indéterminée, presqu’atemporelle, qui pourrait être la fin du XIXème siècle ou le début du XXième. On y découvre Luciano, un fier-à-bras porté sur la bouteille qui n’hésite pas à tenir tête aux autorités. Cette partie raconte la passion qui l’unit à Maria, la fille d’un paysan qui voit d’un mauvais œil cette amourette.

La seconde partie nous fait traverser l’Atlantique. On se retrouve dans les décors arides, glacés et majestueux de la Patagonie où Viggo Mortensen était déjà allé se perdre dans un film, Jauja, qui présente bien des analogies formelles avec celui-ci (j’en avais fait en douze mots la critique la plus courte de ce blog).
La majesté des paysages fueginos a sur moi un effet puissamment narcoleptique. J’ai vaillamment résisté au sommeil jusqu’à la dernière des quatre-vingt-dix-neuf interminables minutes que compte ce film. Mon endurance a été récompensée par un beau duel au soleil, digne des meilleurs westerns., et par un épilogue dont je ne suis pas sûr d’avoir compris le sens (pour être clair, je ne sais pas si finalement Luciano trouve ou pas son trésor…. et, pour être honnête, je m’en étais désintéressé depuis longtemps)

La bande-annonce

Media Crash ★☆☆☆

Luc Hermann, codirigeant de l’agence Premières Lignes, une société de production spécialisée dans le journalisme d’investigation notamment productrice de Cash Investigation sur France 2, et Valentine Oberti, journaliste à Mediapart passée par Cash Investigation ou Quotidien sur Canal, ont réalisé en quelques mois à peine ce documentaire dont la sortie à la mi-février a coïncidé avec les travaux de la commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias.
Ils y dénoncent le danger que fait peser sur la démocratie la concentration des médias français, de la presse écrite et audiovisuelle, entre les mains de quelques milliardaires.

Découpé en trois chapitres (les incendiaires, les barbouzes et les complices), le documentaire se présente, au risque de l’éparpillement voire du hors sujet, comme une succession de mini-reportages d’une dizaine de minutes chacun.
Media Crash montre comment les chaines de Vincent Bolloré, C News et D8, ont servi de rampe de lancement aux idées d’extrême-droite et à la campagne d’Eric Zemmour. Il montre aussi les pressions que le milliardaire s’est autorisées sur Le Monde quand le quotidien du soir a publié une enquête dénonçant ses opérations en Afrique.
De longs développements sont également consacrés à Bernard Arnault, le président de LVMH, et sur la façon dont, avec l’aide de l’ancien patron des RG, Bernard Squarcini, il a en 2013 bâillonné François Ruffin, qui dirigeait à l’époque le journal Fakir et tournait Merci patron !. Un reportage montre les pressions qu’il exerce sur Tristan Waleckx, un journaliste parti enquêter en Roumanie sur les sous-traitants du maroquinier de luxe.
Une dernière séquence – dont on peine à comprendre le lien avec le sujet du documentaire – raconte les difficultés rencontrées par Valentine Oberti, accusée de mettre en cause la sécurité nationale, pour enquêter sur les ventes d’armes françaises à l’Arabie saoudite et leur utilisation au Yémen contre des cibles civiles.

Les faits que Media Crash documentent sont choquants. Ils révèlent les dérives que la concentration des médias aux mains de quelques capitaines d’industrie autorise. Pour autant, comme le montre d’ailleurs honnêtement ce documentaire, les pressions exercées par les Bolloré ou Arnault rencontrent des résistances : plusieurs reportages du service public de France Télévisions ont finalement été diffusés sans changement malgré les interventions pressantes visant à les censurer.
En affirmant « Il y a ce que vous voyez, ce que certains souhaitent que vous voyiez, et ce que vous ne voyez pas », Media Crash jette la suspicion sur l’ensemble des médias, encourage la défiance et nourrit le complotisme.

La bande-annonce

Le Dernier Témoignage ★★☆☆

Mort en 2020, le documentariste britannique Luke Holland avait consacré les ultimes années de sa vie à interviewer les derniers survivants allemands du Troisième Reich. Logiquement, il s’agit de vieillards octogénaires ou nonagénaires qui reviennent sur des faits vieux de plus de soixante ans vécus durant leur enfance voire leur adolescence.
Les moins âgés racontent leur embrigadement dans les Jeunesses hitlériennes ; les plus vieux, en âge d’être incorporés, évoquent les combats qu’ils ont vécus.

Trois questions se posent à eux.
La première est celle de leur adhésion à la folie criminelle hitlérienne. Elle ne fait hélas guère de doute, fruit du conformisme, de la passivité et de la crainte des représailles qu’un acte de résistance aurait déclenché.

La deuxième est celle de leur degré de connaissance des crimes perpétrés, notamment du génocide juif. Cette question-là appelle une réponse moins tranchée. Comme l’ont montré les travaux des historiens du nazisme, la population allemande aurait pu savoir mais a préféré refuser de savoir. Des rumeurs circulaient sur l’existence de camps de concentration et sur ce qui s’y faisait, colportées par les voisins ou par les militaires qui y étaient affectés. Pour certains, elles étaient tellement monstrueuses qu’elles étaient incroyables. Pour d’autres, il n’y avait rien de bon à y prêter l’oreille ou, pire, à les relayer.

La troisième, la plus délicate, est celle de la culpabilité. Bien sûr, chacun se réfugie derrière l’obligation de respecter les ordres reçus (le fameux Führerprinzip) et le danger couru à y déroger. Mais, les témoignages recueillis par Luke Holland révèlent une subtile palette de réactions, entre ceux qui se considèrent exempts de toute culpabilité et d’autres, plus sensibles, qui reconnaissent que, quand bien même ils n’auraient de leurs mains commis aucun crime, leur simple passivité en a permis la commission par d’autres.

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Moneyboys ★☆☆☆

Fei est un « moneyboy », un jeune homme qui se prostitue à Pékin pour subvenir aux besoins de sa famille. Il y fait la connaissance de Xiaolai, un giton comme lui, avec qui il vit une passion amoureuse aussi fulgurante que brève. Un drame les oblige à se séparer.
Les années passent. Fei s’est réinstallé dans une autre mégalopole chinoise et continue à vivre au crochet de quelques clients fortunés. La santé déclinante de son grand-père le conduit à revenir dans son village natal, au Shandong. Il y constate l’hostilité de sa famille qui s’estime déshonorée par son commerce. Il y retrouve Long, un ami d’enfance, qui rêve de s’échapper pour le rejoindre à la ville sans comprendre clairement les implications de la vie menée par Fei et le stigmate social qui l’entâche.

Moneyboys est l’oeuvre de C.B. Yi, un réalisateur d’origine chinoise installé en Autriche et formé auprès de Michael Haneke. Son film n’a pourtant rien de l’austérité du grand maître autrichien. Il lorgnerait plutôt du côté de Tsai Min-liang, avec lesquels il partage une vision joyeusement désespérée de la jeunesse chinoise ou de Wong Kar Wai pour sa sensualité esthétisante.

Je me suis laissé hypnotiser par Moneyboys, par ses longs plans fixes, par ses brutales ellipses qui brouillent souvent la compréhension du récit. Cette hypnose aurait pu être agréable : Moneyboys avait beaucoup d’arguments pour me séduire. Mais, au terme de ses deux heures bien trop longues, c’est l’ennui qui a prévalu voire la perplexité devant un dénouement que je n’ai toujours pas compris (merci de m’éclairer en mp).

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Seule la Terre est éternelle ★★☆☆

Jim Harrison (1937-2016) est un immense écrivain américain, l’auteur de Légendes d’automne et de Dalva. François Busnel est allé le filmer dans les paysages splendides de l’Ouest américain durant le dernier été de sa vie. Pour des raisons qu’on peine à comprendre, son documentaire a attendu le sixième anniversaire de sa mort pour sortir sur les écrans.

Le brillant présentateur français est fasciné par les Etats-Unis et sa littérature. Il a lancé le mook America en 2017. Il consacre aux auteurs américains une place d’honneur dans son émission télévisée La Grande Librairie. Dans son panthéon, il classe au sommet Jim Harrison. En 2011, il lui avait consacré un des épisodes de ses Carnets de route, filmés au travers des Etats-Unis, où il partait à la rencontre des plus grands romanciers américains vivants (Philip Roth, Paul Auster, Joyce Carol Oates, James Ellroy…).

Quelques années plus tard, il a réussi à le retrouver pendant trois semaines. L’écrivain vit ses derniers moments. Il est exténué, à bout de souffle, même s’il continue à fumer cigarette sur cigarette. Obèse, il se déplace avec difficulté. Mais il n’a rien perdu de sa lucidité et son oeil (droit, il a perdu le gauche tout enfant) continue à briller d’une lueur malicieuse.

Seule la terre est éternelle n’apprendra pas grand chose au spectateur sur la vie ou sur l’oeuvre de Jim Harrison qu’il évoque à petites touches. Deux ou trois romans à peine sont mentionnés : Wolf qui lui apporte la célébrité, Dalva son oeuvre maîtresse… L’écrivain est filmé chez lui, à table (c’est un fin gourmet), à son bureau d’écrivain où il écrit au Bic avant de faxer (sic) ses pages à une dactylo qui les tape. Il est surtout filmé au cœur de cet Ouest sauvage qui constitue l’écrin majestueux de ses romans.

À tort comparé à Hemingway dont il partage la silhouette, mais pas le virilisme, Jim Harrison est un auteur « terrien », profondément lié à la nature, écologiste avant l’heure. Ses journées alternent l’écriture et la pêche et on l’accompagne sur la Yellowstone River. Il est devenu le porte-drapeau des peuples premiers amérindiens dont il entretient la mémoire et dont il a raconté l’histoire.

Il n’est pas nécessaire de connaître l’oeuvre de Jim Harrison (je n’ai guère lu de lui que Dalva) pour apprécier ce documentaire bien léché, qui vaut autant par la beauté sublime de ses paysages que par la figure étonnante de ce « monstre sacré » de la littérature américaine.

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En corps ★★★★

Elise (Marion Barbeau) a vingt-six ans. Elle est danseuse étoile dans une grande compagnie. Elle se blesse gravement lors de la première de La Bayadère. Sa convalescence sera longue ; peut-être même devra-t-elle renoncer à la danse. Cet arrêt impromptu oblige Elise – dont le fiancé vient de la quitter – à une douloureuse introspection. Elle peut s’appuyer sur son kinésithérapeuthe (François Civil), qui l’aime secrètement. Son père (Denid Podalydès), en revanche, est plus maladroit avec elle et peine à lui exprimer ses sentiments.
Pour chasser l’ennui, Elise trouve à s’employer auprès de Loïc (Pio Marmaï) et Sabrina (Souheila Yacoub), un couple de restaurateurs qui travaille dans une résidence d’artistes, sur la côte armorique, tenue par Josiane (Muriel Robin). C’est là qu’Elise retrouve par hasard le chorégraphe israélien Hofesh Shechter et sa troupe.

J’ai pour le cinéma de Cédric Klapisch les yeux de Chimène. J’ai grandi avec lui depuis Le Péril jeune et Un air de famille. J’ai applaudi comme des millions de spectateurs au succès de L’Auberge espagnole. Je lui trouve un talent unique pour comprendre et restituer, avec humour et finesse, les états d’âme de ma génération, qui entra dans l’âge adulte dans les années 90, avant Internet et Meetic, avec Erasmus et le 3615.

Certes Cédric Klapisch a vieilli. Il a dépassé les soixante ans. Ses derniers films, Ce qui nous lie et Deux moi, ne sont pas totalement convaincants, même si je les ai défendus avec une fidélité inaltérable. Mais, on retrouve dans En corps la justesse de son regard.
On la retrouve dans la façon dont il campe son héroïne brutalement confrontée à l’obligation de s’inventer une seconde vie. On le retrouve dans la relation qu’elle entretient avec son père, interprété à la perfection (comment en aurait-il pu être autrement ?) par le toujours parfait Denis Podalydès. On la retrouve aussi dans le soin qu’il porte aux seconds rôles. Il les a confiés à des acteurs qu’il connaît bien : François Civil (dont la ressemblance avec Romain Duris que Klapisch avait lancé m’a toujours frappé) interprète un kiné un peu branque, secrètement amoureux d’Elise. Pio Marmaï joue un cuisinier obsessionnel qui forme avec la volcanique Souheila Yacoub (Entre les vagues, De bas étage, Climax) un couple détonnant.

Mais si En corps m’a tant séduit, c’est pour un motif très personnel. Son vrai sujet est la danse contemporaine qui est ma passion secrète, une passion dont, bizarrement, je suis incapable de parler. Je suis un fan de la première heure du Théâtre de la Ville et de sa programmation éclectique. J’ai biberonné aux spectacles de Pina Bausch, de Maguy Marin, de Wim Vandekeybus, de Jan Fabre, de Ohad Naharin et bien sûr de Hofesh Schechter. Je ne pouvais par conséquent qu’être enthousiasmé par cette histoire qui raconte de l’intérieur la préparation d’un spectacle – comme je l’ai été l’an dernier par Indes galantes.

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Plumes ☆☆☆☆

C’est l’histoire, à la fois banale et extraordinaire, d’une famille pauvre égyptienne. Le père est ouvrier dans une usine et y occupe un logement, exigu et insalubre. La mère veille sur ses trois enfants en bas âge. Pour l’anniversaire de l’aîné, un prestidigitateur incompétent rate son tour de magie, fait disparaître le père et le transforme… en gallinacé. La mère signale sans succès la disparition de son époux à la police et sollicite même un marabout et un vétérinaire. Se résignant à son sort, elle tente tant bien que mal de prendre les rênes du foyer et de faire face aux créanciers qui l’assaillent.

Plumes est un film déroutant, à mi-chemin du documentaire et de l’allégorie. Il n’a rien de drôle ni de burlesque sinon le prétexte passablement surréaliste sur lequel il est construit. Il est tourné en plans fixes – une originalité à une époque où une image tremblotante, filmée à bout de bras, au mépris des spectateurs migraineux, semble être la règle – d’une longueur variable. Certains durent à peine quelques secondes, d’autres plusieurs minutes. Quasiment aucune parole n’est échangée. L’action se déroule souvent hors-champ.

Ce formalisme exigeant peut susciter l’admiration. Je ne lui trouve quant à moi aucun intérêt en lui-même sinon celui de se mettre au service d’un propos. Ce propos se résume à peu de chose : la dénonciation de la condition féminine en Égypte, de la subordination de la femme à l’homme. Bien sûr, cette dénonciation est nécessaire. D’autres films s’y sont déjà d’ailleurs employés en Égypte ou au Maghreb : ainsi des Femmes du bus 678 de Mohamed Diab en 2011, du marocain Much Loved, du tunisien À peine j’ouvre les yeux, de l’algérien À mon âge je me cache encore pour fumer

On a vite compris l’horreur de la condition féminine en Égypte à travers les avanies que doit subir en silence l’héroïne de Plumes : d’abord sa soumission à son mari, un idiot machiste, ensuite les humiliations qui lui sont infligées par le chef d’ilôt qui refuse de l’aider et par un cousin libidineux qui voudrait abuser d’elle, etc.

Les plans fixes se succèdent et se répètent. On pense au cinéma nordique de Aki Kaurismäki ou de Roy Andersson. Leur sens n’est pas toujours clair. On y voit des personnages crasseux échanger des billets froissés dans des locaux lépreux. Aux deux tiers du film – qui dure près de deux heures – un coup de théâtre dont on ne dira rien relance l’action. Mais il est déjà trop tard pour réveiller le spectateur qui a lentement sombré dans l’ennui…

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De nos frères blessés ★☆☆☆

Fernand Iveton (Vincent Lacoste) est un militant communiste indépendantiste guillotiné en 1957 pour avoir fomenté un attentat à Gaz d’Algérie qui l’employait comme ouvrier tourneur.
De nos frères blessés est l’adaptation à l’écran du livre éponyme de Joseph Andras, Goncourt 2016 du premier roman.

La figure de Fernand Iveton, le seul Européen parmi les 198 prisonniers politiques guillotinés de la guerre d’Algérie, est méconnue. Elle a été éclipsée par celle de Maurice Audin, ce jeune professeur de mathématiques arrêté après la bataille d’Alger pour ses sympathies communistes et probablement torturé à mort par les parachutistes de Massu.

Le film de Hélier Cisterne lui rend hommage en décrivant la lutte qu’il mène avec ses frères algériens injustement brimés par un régime colonialiste qui leur interdit le droit à l’autodétermination, son arrestation, sa torture et le procès inique qui lui est intenté par une cour militaire qui le condamne à la peine capitale.

Le handicap paradoxal de ce film est d’être interprété par un couple de stars qui écrasent de leurs talents un scénario par ailleurs un peu faiblard et qui, surtout, le font glisser vers une direction inattendue. Les scènes les plus réussies du film sont en effet celles, bucoliques et légères, où le couple s’aime : près de Paris, en bord de Marne, où Hélène, une réfugiée politique polonaise, rencontre Fernand, puis à Alger, sur la plage où elle l’a suivi avec son fils que Fernand a adopté.

Le charme et la fraîcheur de Vicky Krieps (Bergman Island, Old, Serre moi fort…) y est pour beaucoup. Quant à Vincent Lacoste, récemment légitimé par son César pour Illusions perdues, sa silhouette d’adolescent dégingandé m’empêche toujours de le prendre tout à fait au sérieux dans un rôle tragique. Je le trouve beaucoup plus convaincant dans ses scènes de marivaudage avec Vicky Krieps que dans les scènes de procès ou de prison.

De nos frères blessés nous rend attachant ce couple amoureux mais peine, par la faute de sa reconstitution trop figée, à restituer la violence politique de l’époque alors que c’est son objectif affiché.

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Un peuple ★★☆☆

Emmanuel Gras, documentariste déjà salué pour Bovines, 300 hommes et Makala, est allé filmer un groupe de Gilets jaunes, à Chartres, début 2019. Il en a suivi les membres au jour le jour, qui se réunissaient sur un rond-point autour d’un brasero et menèrent quelques actions : une manifestation dans les rues de Chartres, l’ouverture des barrières de l’autoroute… Il les a accompagnés à Paris.

Le documentaire d’Emmanuel Gras arrive bien tard. Le mouvement des Gilets jaunes a débuté à l’automne 2018 avant de se dissoudre lentement au printemps 2019. Plusieurs documentaires lui ont déjà été consacrés : celui du sautillant François Ruffin J’veux du soleil et celui de David Dufresne sur les violences policières commises durant ces manifestations Un pays qui se tient sage. À l’un comme à l’autre, j’avais mis trois étoiles, séduit par leur énergie et par leur intelligence.

Mon opinion sur Un peuple est plus réservée, même si j’en salue la qualité de la réalisation (l’image est impeccable, contrastant avec celle souvent médiocre de documentaires filmés à la va-vite) et surtout la délicatesse du regard qu’Emmanuel Gras porte sur les manifestants qu’il filme. Car c’est bien là le principal atout de ce documentaire empathique : Un peuple s’intéresse aux hommes et aux femmes qui vont battre le pavé chaque jour, chaque week-end. C’est du coup son principal défaut : Un peuple, contrairement à son titre ronflant et à quelqu’un de ses plans tournés par drone, ne prend pas assez de hauteur, ne donne jamais de l’ensemble du mouvement une vision synthétique.

Un peuple ne s’intéresse pas aux Gilets jaunes en général, mais à Benoît, Agnès, Nathalie, Allan et quelques autres. Avec beaucoup d’humour, ils se qualifient eux-mêmes de « cassos sur un rond-point » et redoutent de renvoyer cette image guère valorisante aux médias. Pourtant, même s’ils connaissent des fins de mois difficiles où chaque euro est compté, même si la hausse des prix de l’essence – qui aura mis le feu aux poudres – menace l’équilibre de leurs petits budgets, les Gilets jaunes ne sont pas pauvres. Ils l’ont été comme Benoît qui raconte son lourd passé d’alcoolisme ou Nathalie qui évoque ses difficultés à élever ses deux enfants ; mais ils ne le sont plus. Pour manifester, il faut un téléphone portable, un moyen de locomotion et un toit sous lequel se réchauffer après une journée dehors dans les frimas.

Les Gilets jaunes que filme Emmanuel Gras appartiennent à cette France périphérique qui stagne juste au-dessus du seuil de pauvreté et qui redoute d’y tomber ou d’y retomber. Ils sont unis par une même colère, par le même sentiment d’injustice et de révolte. Ils nourrissent une haine disproportionnée pour les politiques qui nous gouvernent et au premier chef pour le Président de la République dont ils réclament la démission, sinon la tête.

Un peuple devient passionnant quand il interroge les formes de l’action collective (comme l’avait fait pour Nuit debout L’Assemblée de Mariana Otero). Car, contrairement à l’image déformée qui en a souvent été donnée, les Gilets jaunes ne constituaient pas une populace amorphe sans programme politique. Le groupe filmé par Emmanuel Gras est conscient de la nécessité de s’organiser, de penser un projet. Il repose sur quelques revendications : la suppression de la TVA pour les biens de première nécessité, le relèvement des minima sociaux, le référendum d’initiative citoyenne (RIC)…

Un peuple filme aussi les logiques de groupe, parfois galvanisantes, souvent délétères. Il commence par l’élection unanime à mains levée du coordinateur, Benoît, et de son adjoint. Mais il filme aussi, sans concession, une réunion dès potron-minet, convoquée à sept heures du matin, à laquelle quasiment personne ne se présente, provoquant la rage des quelques présents et les excuses confuses des absents.

En évoquant avec pudeur la vie cabossée de Benoît, en saluant le dévouement de Nathalie, en se moquant gentiment des utopies d’Allan, Un peuple souligne peut-être l’aspect le plus important du mouvement : il était constitué d’hommes et de femmes qui s’estimaient – à tort ou à raison – méprisés par le « système » (mot fourre-tout dans lequel on met ce que l’on veut) et qui, dans l’action collective, ont retrouvé un peu de leur dignité perdue.

La bande-annonce