Vers la lumière ★☆☆☆

Misako est audiodescriptrice : elle décrit à des spectateurs malvoyants les films qu’ils ne peuvent voir. Masaya est un photographe qui perd la vue.

On l’aura compris : le dernier film de Naomi Kawase, la réalisatrice des Délices de Tokyo et de Still the Water, interroge le regard.

Sa première scène est doublement intéressante. La jeune Misako y teste sur un panel d’une demie-douzaine de malvoyants son audiodescription d’une scène d’un film. Elle est intéressante par ce qu’elle nous montre des relations interpersonnelles au Japon : l’extrême délicatesse des compliments adressés à la jeune femme laisse bientôt percer des critiques d’autant plus blessantes qu’elles sont formulées avec une grande douceur.
Elle est aussi intéressante par le défi qu’elle lance, à nous, voyants, de nous mettre dans la peau d’un aveugle. Comment décrire la scène muette d’un film ? Faut-il rester dans la description objective des faits et des gestes au risque de la froideur ? Faut-il – comme le fait Misako et comme son panel le lui reproche – se risquer à une description plus psychologique, au risque de donner à la scène une signification qu’elle n’a pas et au risque surtout de priver le spectateur de sa liberté d’imagination ?

La question est passionnante. Mais elle ne fait pas un film. Et au bout de vingt minutes, le constat s’impose : on tourne en rond. Pour sortir de l’impasse, Naomi Kawase imagine une idylle entre l’audiodescriptrice et le photographe aveugle. Sur une musique envahissante et sursignifiante, c’est une catastrophe. Dommage.

La bande-annonce

La Rivière rouge ★☆☆☆

Dans les années 1850, le cowboy Tom Dunson franchit la rivière rouge pour aller au Texas élever du bétail et y faire fortune. Il recueille un orphelin.
Quatorze années ont passé. Dunson a constitué un immense cheptel. Mais la Guerre de Sécession a désorganisé le marché. Pour vendre ses bêtes un bon prix, Dunson doit emmener son cheptel dans le Missouri à près de deux mille kilomètres. Mais son caractère autoritaire suscite l’hostilité croissante de ses hommes.

La Rivière rouge ressort aux Écoles 21 (le nouveau nom du Desperado). C’est un western mythique, le premier tourné par Howard Hawkes – qui réalisa ensuite La Captive aux yeux clairs, Rio Bravo et El Dorado. C’est son premier film tourné avec John Wayne et la première apparition de Montgomery Clift, une jeune révélation promise à un brillant avenir.

Mais, si l’on fait abstraction de la place qu’il occupe dans l’histoire du genre, La Rivière rouge ne mérite guère qu’on s’y arrête. Sans doute pour l’époque, son tournage en décors naturels a-t-il frappé les esprits – même si son noir et blanc en limite la majesté. On voit, dans des scènes quasi-documentaires, le troupeau franchir à gué une rivière tumultueuse ou se débander sous l’effet de la panique.

Autre scène qui a retenu l’attention des scénaristes de The Celluloid Closet (1995), un documentaire exceptionnel qui faisait l’histoire de l’homosexualité vue par le cinéma hollywoodien : celle où deux cow-boys comparent amoureusement la longueur de leur pistolet et la précision de leurs tirs (https://www.youtube.com/watch?v=GQmaLlmutlY)

Hélas, le film s’étire interminablement durant cent vingt-deux trop longues minutes. À l’issue de ce périple interminable, la caravane atteint enfin sa destination. On attend un dénouement épique, un duel au soleil façon Le Train sifflera trois fois. Bernique ! Le combat final se conclut en eau de boudin, trahissant le roman de Borden Chase dont La Rivière rouge est l’adaptation.

La bande-annonce

Gaspard va au mariage ★★★☆

Gaspard (Félix Moati) se rend au mariage de son père (Johan Heldenbergh) qui dirige un zoo dans le Limousin. Il demande à Laura (Laetitia Dosch) de l’accompagner et de se faire passer pour sa petite amie. Il y retrouve sa sœur Coline (Christa Théret) qui vit en symbiose avec les animaux et son frère Virgil (Guillaume Gouix) qui porte à bout de bras l’entreprise familiale menacée de faillite.

Gaspard… commence comme Ce qui nous lie, le dernier Klapisch : un fils prodigue revient au foyer après une longue absence pour y retrouver sa sœur et son frère. La ressemblance est d’autant plus troublante que Félix Moati et Pio Marmai portent le même collier de barbe et présentent les mêmes syndromes adulescents. Mais la ressemblance s’arrête là. Le troisième film d’Antony Cordier, un réalisateur peu prolixe dont j’avais adoré en son temps Sueurs froides (2005), préfère au réalisme un peu planplan du dernier Klapisch l’univers décalé de Wes Anderson – comme le remarque pertinemment le critique de Télérama. Comme dans La Famille Tenebaum ou La Vie aquatique, Gaspard… met en scène une famille gentiment dysfonctionnelle, loufoquement branquignole : la mère est morte sous les dents d’un tigre – quoique les circonstances exactes de son décès varient selon celui qui les raconte – le père compulsivement infidèle ne parvient pas à convaincre la vétérinaire de l’exploitation (Marina Foïs) de la sincérité de son attachement, la sœur qui se prend pour un ours nourrit pour Gaspard une attraction incestueuse, le frère est en passe d’épouser une tatoueuse professionnelle…

Le seul personnage un tant soit peu équilibré de cette réjouissante ménagerie est Laura l’intruse. Équilibrée, elle ne l’est pourtant pas tant que cela si l’on en croit le prologue qui la voit embarquée par des altermondialistes qui s’enchaînent sur une voie ferré pour y empêcher le passage de je-ne-sais- quel convoi. Jolie comme un cœur, d’une rafraichissante spontanéité, Laetitia Dosch confirme le succès de Jeune femme – qui devrait lui valoir le 2 mars prochain le César du meilleur espoir féminin.

Comme chez Wes Anderson, l’inéluctable sortie de l’enfance est le thème principal du film d’Antony Cordier. Gaspard et sa famille doivent sortir de l’Éden originel et vivre enfin une vie d’adulte loin de ce zoo enchanteur. La décrépitude de l’entreprise familiale, vidée de ses visiteurs, menacée par une bande de chiens sauvages qui s’attaquent aux bêtes dès la nuit tombée, les y contraint. C’est pour Coline que le choc est le plus rude qui porte depuis l’enfance une peau d’ours qui fait fuir ses soupirants par son odeur pestilentielle (dommage que le film ne soit pas projeté en odorama). C’est pour Gaspard que l’épreuve est la plus facile, lui qui déjà s’était tenu à distance depuis plusieurs années de cet environnement, lui qui y a introduit avec Laura un corps étranger, lui dont on sait dès la première scène qu’il en repartira avec elle, le veinard.

La bande-annonce

Le Poison ★★★☆

Écrivain raté, paralysé par l’angoisse de la feuille blanche, Don Burnam est alcoolique depuis six ans. Son frère et sa fiancée, d’un dévouement exemplaire, veulent l’emmener en week-end à la campagne. Mais Don parvient à échapper à leur vigilance. Il a tôt fait de dépenser les gages que son frère avait prévus pour la femme de ménage. Pour se procurer à boire, il supplie un barman, emprunte de l’argent à une amie, vole le sac à main d’une cliente d’un restaurant. Il finit même par mettre en gage sa machine à écrire. Abruti d’alcool, il chute dans l’escalier et se retrouve dans un hôpital psychiatrique en proie à une crise de delirium tremens.

The Lost Weekend fut à sa sortie en 1946 un triomphe : quatre Oscars (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleur acteur masculin), la Palme d’Or et le prix d’interprétation masculine à Cannes. Aucun film depuis lors sinon Marty en 1955 ne réussit plus le doublé Palme d’Or – Oscar.

Rien n’annonçait un tel triomphe. Billy Wilder – qui venait certes de tourner Assurance sur la mort – n’était pas encore l’immense réalisateur de Boulevard du Crépuscule, Certains l’aiment chaud et La Garçonnière. Ray Milland n’avait pas la célébrité d’un Gary Cooper ou d’un James Stewart. Surtout, le thème de l’alcoolisme flirtait avec la censure. Pour satisfaire au code Hays, Billy Wilder dut modifier la fin du roman et lui substituer un happy end convenu – qui n’est pas ce que le film a de meilleur.

Le Poison n’en reste pas moins un chef d’œuvre. Unité de temps (tout se déroule l’espace d’un week-end), de lieu (New York écrasé par la chaleur de l’été), d’action (la quête d’alcool sans cesse recommencée). Il est étonnant que le thème de l’addiction à l’alcool et de la désintoxication, si prégnant en littérature (on pense à Bukowski ou Burroughs), soit resté largement inexploré au cinéma. On pense à L’Homme au bras d’or (1955) de Preminger et, plus près de nous, à Shame (2011) de McQueen – qui ne traitait pas de l’addiction à l’alcool mais au sexe. On pense de ce côté-ci de l’Atlantique au Dernier pour la route (2009) avec François Cluzet et Mélanie Thierry, l’adaptation du roman autobiographique de Hervé Chabalier, qui avait plongé dans l’alcool et avait non sans mal réussi à en revenir.

La bande-annonce

Centaure ★☆☆☆

Centaure s’est marié sur le tard. Sa femme qu’il chérit est sourde et muette. Son fils, âgé de quatre ans seulement, tarde à parler. Projectionniste jusqu’à la fermeture de la salle de cinéma qui l’employait, il est désormais manœuvre sur les chantiers.
Centaure nourrit surtout une passion ardente pour les chevaux. En bon Kirghiz qu’il est, il croit aux légendes traditionnelles qui en font l’inséparable compagnon de l’Homme. Ce lien symbiotique est en passe d’être rompu par la vie moderne.
Centaure ne supporte pas de les voir en captivité. À la nuit tombée, il se glisse dans les haras pour libérer les pur-sangs que les nouveaux riches achètent à prix d’or pour parader dans les concours.

Vous aimez les chevaux ? Vous êtes en mal d’exotisme ? Le cinéma d’Asie centrale exerce sur vous une fascination cachée ? Courez voir Centaure, un film où, comme le laisse escompter son affiche, des chevaux montés à cru caracolent sur la  steppe kirghize sur fond de montagnes enneigées.

Quant aux autres, ceux qui n’aiment pas les chevaux, ceux que l’exotisme n’excite pas, ceux qui peinent à situer le Kirghizstan sur la carte compliquée de l’Asie centrale, abstenez-vous.

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Sparring ★☆☆☆

Steve Landry a quarante ans passés, bientôt cinquante combats au compteur et plus de défaites que de victoires. Pas facile pour lui, sa femme et ses deux enfants de joindre les deux bouts avec les minables cachets que ses combats lui procurent et un travail de cuistot dans une cantine professionnelle.
Aussi, pour acheter un piano à sa fille, il décide de jouer un rôle qu’il s’était toujours juré de refuser : celui de « sparring » [partenaire d’entraînement] d’un champion qui prépare un combat décisif.

Des films sur la boxe, on en a vu une tripotée. La plupart nous viennent des États-Unis : Raging Bull, Rocky, Million Dollar Baby, Ali… Les films français sur la boxe sont moins nombreux et moins connus. Je me souviens de l’excellent Dans les cordes (2006) où Richard Anconina jouait le rôle d’un entraîneur ; mais je peinerais à en citer beaucoup d’autres.

Pas sûr que le premier film de Samuel Jouy comble ce manque. Certes Mathieu Kassovitz fait le job et le fait bien. Après l’avoir vu passé à tabac pendant toute la saison 3 du Bureau des légendes, on le retrouve roué de coups pendant tout ce film. Si le César de l’acteur le plus masochiste existait, il le mériterait haut la main.

Le problème est le scénario inconsistant de Sparring. Son moteur est l’amour que porte Steve à sa famille. Difficile de faire plus gnangnan. Son fil directeur est la préparation du combat que doit livrer son employeur. Problème : comment s’enthousiasmer pour un match auquel le héros ne participera pas ? Je me suis demandé comment le scénariste se sortirait de cette impasse : filmer ce combat final au risque de devoir délaisser Steve ? ou ne pas le filmer en nous frustrant d’en connaître le vainqueur ? Aucune solution n’était satisfaisante. Las ! celle qui est choisie ne l’est guère plus.

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L’Insulte ★★★☆

En 2016 à Beyrouth deux hommes s’insultent et en viennent aux mains. Toni, la quarantaine, est un militant des Forces libanaises, une ancienne milice chrétienne violemment anti-palestinienne. Yasser, la soixantaine, est un réfugié palestinien, chassé de Jordanie en 1971.

Ziad Doueiri est le réalisateur de la série Baron noir. On retrouve dans L’Insulte la subtilité, l’intelligence, la complexité qui caractérisent la série à succès de Canal Plus.

La situation politique au Liban est autrement plus explosive que celle de la fédération PS du Nord. Faisant abstraction du Hezbollah pro-iranien et de l’ombre portée par le puissant voisin syrien (considérablement affaibli depuis 2011), L’Insulte se concentre sur les deux principales forces dont Toni et Yasser se font, à leurs corps défendant, les porte-drapeaux. D’un côté les chrétiens qui se posent en gardiens de l’identité nationale. De l’autre les Palestiniens qui, chassés de tous les pays de la région, ont immigré en masse après Septembre noir, ont plongé le pays dans la guerre civile et y vivent encore en nombre, tolérés du bout des lèvres au nom de la solidarité arabe face à l’ennemi israélien honni, mais relégués à un statut de paria.

Alors qu’il effectue avec son équipe, composée pour l’essentiel de Palestiniens travaillant au noir, des travaux de construction dans un quartier phalangiste, Yasser s’inquiète du danger provoqué par la gouttière de l’appartement de Toni. Il lui demande d’y remédier. Face au silence buté de Toni, il fait procéder lui-même à la réparation. Toni s’énerve, détruit la gouttière à coups de marteau. Yasser prend la mouche et le traite de « sale con ». L’insulte est inacceptable. Toni exige des excuses. Yasser renâcle mais son patron le convainc. Il est sur le point de les présenter à Toni quand celui-ci l’insulte à son tour « Sharon aurait dû vous exterminer tous ». Le sang de Yasser ne fait qu’un tour : il frappe Toni violemment et lui casse deux côtes.

La bande-annonce de L’Insulte laisse subtilement planer le doute sur la nature de l’insulte proférée par Toni qui a provoqué la réaction violente de Yasser. Le résumé détaillé que je viens de faire des premières minutes du film lève ce mystère mais pose les termes du film dans toute sa complexité. Car la situation n’est pas manichéenne. Il n’y a pas un agresseur et un agressé : si Yasser a porté les coups, c’est lui qui a reçu l’insulte.

S’ouvre un procès. celui qu’on voit dans la bande-annonce n’est qu’un amuse-bouche. Il y aura un appel. Les pénalistes y verront à redire tant les principes les plus simples de la procédure y sont mis à mal. Ils se formaliseront légitimement que l’avocat du plaignant soit le père de celui du défendeur en violation flagrante des règles déontologiques. Mais ce qui est perdu en orthodoxie procédurale est gagné en intensité dramatique. Les nombreux rebondissements qui ponctuent l’audience maintiennent la tension jusqu’au dénouement. Dommage que celui-ci, par son simplisme – il faut hélas bien que l’inculpé soit condamné ou libéré – ne permette pas de trouver une issue plus équilibrée à un problème sans solution.

La bande-annonce

The Greatest Showman ☆☆☆☆

Fils d’un modeste tailleur, P. T. Barnum (Hugh Jackman) a connu une enfance misérable. Il se marie avec Charity (Michelle Williams), la fille d’un bourgeois fortuné. Il rachète à New York un musée de curiosités qu’il baptise de son nom. Mais le succès tarde à venir. C’est alors que Barnum a l’idée d’embaucher des « monstres » (un nain, un géant, une femme à barbe, des frères siamois et…  des trapézistes noirs) pour monter un spectacle vivant. Puis, la fortune venue, il décide de produire Jennifer Lind (Rebecca Ferguson), le Rossignol suédois au risque de briser son mariage.

Toi, fidèle lecteur, qui connais mon penchant coupable pour les comédies musicales (La La land, Les Parapluies de Cherbourg, West Side Story), même les plus mièvres (Moulin Rouge, Les Misérables, Mamma Mia), tu imagines sans peine la gourmandise avec laquelle je me suis rué dans les salles pour aller la voir The Greatest Showman.

Quelle ne fut ma déception ! Dès les premières minutes, mon sang s’est glacé devant un numéro qui ressemble plus à un final étourdissant qu’à un timide prologue – tu me rétorqueras que c’était un peu le cas du préambule de La La Land et tu n’auras pas tort.

Tout sonne faux dans The Greatest Showman. Les acteurs ? Hugh Jackman a vingt ans de trop pour le rôle. Vingt ans de trop pour interpréter un personnage historique qui a ouvert son premier musée de curiosités à vingt-quatre ans seulement. Vingt ans de trop pour chanter et danser comme un fringant gandin qu’il n’est plus. Aucune alchimie avec la – vraie – blonde Michelle Williams. Guère plus avec la – fausse – blonde Rebecca Ferguson.

Quant à l’histoire, qu’en dire sinon qu’elle accumule les clichés et les contre-vérités ? Clichés ? cette enfance malheureuse à la Oliver Twist qui mène le jeune orphelin Phineas (avec un prénom pareil, la vie s’annonçait rude) des caniveaux de New York – où il manque être envoyé aux galères pour avoir volé un pain – aux riches palais que sa soudaine fortune lui permet d’habiter. Contre-vérités ? Barnum est présenté comme l’inventeur génial du cirque moderne – qui utilisa la publicité et se produisit sous un chapiteau – ce qu’il fut peut-être. Mais il est aussi présenté comme un philanthrope qui exhiba des monstres pour asseoir leur dignité alors que c’était un bonimenteur et un exploiteur qui apprit à un enfant de quatre ans à boire et à fumer pour le faire passer pour un nain adulte.

Les chansons sont exécrables. Je dois reconnaître, le cœur brisé, qu’elles sont signées  par Benj Pasek et Justin Paul, les compositeurs de La La Land. Mais, autant j’adore à peu près tout dans la BO du film de Damien Chazelle, autant je n’ai jamais vibré aux hurlements assourdissants, tout droit importés des pires débordements de The Voice, que The Greatest Showman nous inflige.

Bref, cher lecteur qui partage sans oser le dire mon goût immodéré pour les comédies musicales, ne fais pas demain ton coming out en allant voir ce navet en salles et reste plutôt chez toi pour regarder le DVD des Parapluies ou de La La land en pleurant des rivières.

La bande-annonce

Enquête au paradis ★★☆☆

Le cinéma algérien est d’une étonnante vitalité. Depuis quelques années, au risque d’ailleurs de créer un effet de lassitude, les films se multiplient, documentaires ou fictions, qui dressent de l’Algérie le portrait le plus sombre : La Chine est encore loin (2008), Les Terrasses (2013), Contre-pouvoirs (2015), Dans ma tête un rond-point (2016), En attendant les hirondelles (2016), À mon âge je me cache encore pour fumer (2016), Les Bienheureux (2017), etc.

Cette longue énumération est doublement révélatrice. Révélatrice bien sûr au premier chef de l’état de l’Algérie qui peine à refermer les blessures de la guerre civile qui l’a déchirée pendant dix ans. Mais révélatrice aussi paradoxalement de l’ouverture d’un régime qui accepte sinon de financer (ses films sont le plus souvent tournés avec des capitaux étrangers) du moins de laisser tourner des réalisations aussi critiques. Il est significatif que la Russie, la Turquie ou la Chine, pour ne citer que ces sympathiques démocraties, ne produisent guère d’œuvres similaires – ou du moins que, si elles existent, elles ne soient pas diffusées en France.

Le réalisateur Merzak Allouache, qui, à cheval sur les deux rives de la Méditerranée, s’est fait un nom dans la fiction (Chouchou, Bab el web, Les Terrasses…) choisit la voie du documentaire pour décrire son pays. Un documentaire en partie fictionnalisé puisqu’il confie le rôle de la journaliste à l’actrice des Terrasses Salima Abada. Comme le titre l’annonce, son enquête a pour objet le paradis et les fantasmes qu’il nourrit. La thèse est simple et la démonstration aisée : les Algériens projettent au paradis leurs frustrations et leurs rêves. En particulier, la frustration sexuelle masculine y trouve un mirage : ces 72 vierges qui attendent pantelantes le Musulman méritant.

En interrogeant tour à tour des hommes de la rue – les femmes refusent de répondre au micro qui leur est tendu – des imams qui incarnent un Islam malékite modéré, des intellectuels laïcs (on reconnaît au passage Kamel Daoud et Boualem Sansal), Enquête au paradis a tôt fait de mettre les rieurs et les cartésiens de son côté : d’où viennent ces 72 vierges et comment gérer le déséquilibre démographique du paradis ? les hommes mariés pourraient-ils en jouir ? quelle place y aurait-il pour les femmes mariées ? et comment ces vierges le resteraient-elles ?

Il n’est pas sûr que ce seul sujet suffise à nourrir un film. D’ailleurs, Enquête au paradis s’en écarte pour élargir son propos. Il le fait malheureusement sans ordre ni rigueur pour dénoncer l’usage pernicieux d’Internet, qui est devenu le seul loisir et la seule éducation d’une jeunesse désœuvrée, les dérives d’un régime corrompu qui a passé un pacte tacite avec les religieux pour enfermer la société dans une gangue moralisatrice et l’influence rampante du wahhabisme – ce qui décharge peut-être un peu vite l’Algérie et les Algériens de toute responsabilité dans la montée du fondamentalisme. Il a aussi le tort de le faire dans une durée trop longue qui, passé deux heures, perd en efficacité. C’est d’autant plus dommage que la sincérité du propos et l’intérêt du sujet auraient pu faire de ce documentaire, resserré autour d’un thème mieux délimité et dans une durée plus maîtrisée, une complète réussite.

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Pentagon Papers ★★☆☆

En 1971, deux ans avant que Carl Bernstein et Bob Wooodward ne mettent à jour le scandale du Watergate, le Washington Post a publié les « Pentagon Papers », des documents classifiés du ministère de la Défense qui démontraient l’hypocrisie de la Maison-Blanche et de ses locataires successifs au Vietnam.

À la vérité, le résumé du film et la réalité historique sont un peu plus complexes que le résumé en une phrase que je viens d’en faire. Ce n’est pas le Washington Post, mais le New York Times qui, le premier mit la main sur le rapport McNamara, l’éplucha pendant plus de trois mois et le publia – selon une procédure qui n’est pas sans rappeler celle qui a été suivie pour le Cable Gate ou les Panama Papers. Mais une injonction d’un juge new-yorkais lui lia les mains. Et c’est alors – et alors seulement que le Washington Post prit le relais. Un autre juge refusant à l’administration d’adresser au Post une injonction similaire à celle que contenait l’ordonnance du juge new-yorkais, la Cour suprême fut saisie. Et, statuant donc à la fois sur les deux affaires, elle fit prévaloir la liberté de la presse sur la protection du secret d’État.

Le Post eut donc moins de mérite dans cette histoire que le Times. Et c’est avec raison que les journalistes du second ont reproché à Spielberg le titre de son film : The Post – dont, pour une fois, la traduction de ce côté-ci de l’Atlantique, n’est pas idiote. Mais ne nous arrêtons pas à ces détails.

Pentagon Papers aurait aussi bien pu s’intituler Katharine. Car au-delà d’un hymne à la grandeur du métier de journaliste et à la liberté de la presse, Pentagon Papers est un film sur la présidente du Post, Katharine Graham qui hérita de cette fonction après la mort de son père et le suicide de son mari. Le rôle, qui ne le sait, est interprété par Meryl Streep – et lui vaut sa vingt-et-unième nomination aux Oscars et peut-être sa quatrième statuette. Au début du film, c’est une grande bourgeoise qui a intériorisé le soupçon d’incompétence qui pèse sur elle et ne parvient pas à se faire entendre des membres exclusivement masculins de son conseil d’administration. À la fin, on s’en doute, elle aura pris de l’assurance et aura réussi à faire entendre sa voix – même si j’ai été frustré de ne pas l’entendre prononcer quelques paroles vibrantes sur les marches de la Cour suprême.

Bien sûr, Pentagon Papers est tourné par un excellent réalisateur qui sait comment écrire une histoire, la filmer et maintenir en haleine son auditoire pendant deux heures de rang. Bien sûr, Pentagon Papers est interprété par deux monstres sacrés du cinéma américain. Bien sûr, Pentagon Papers brasse des sujets (la liberté de la presse, l’empowerment des femmes) ô combien sensibles et bienvenus.

Mais c’est paradoxalement l’accumulation de toutes ces qualités, de toutes ces perfections, de tant de bien-pensance, de tant d’inconsciente vanité cocardière qui constitue le principal défaut de ce film. Avec les mêmes acteurs, sans doute excellents mais largement sexagénaires, avec la même insupportable et envahissante musique dont il ne résiste pas au besoin de saturer chaque scène, avec les mêmes procédés filmiques, quasiment sur les mêmes thèmes empruntés à l’âge d’or du cinéma fordien des années quarante, Spielberg tourne et retourne depuis vingt ans le même film. Romain Gary aurait dit : « Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable ».

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