Les Avantages de voyager en train ★★☆☆

Helga Pato, une éditrice, se voit obligée de placer son mari coprophage dans un asile du nord de l’Espagne. Dans le train qui la ramène à Madrid, elle est assise en face d’un psychiatre, Angel Sanagustin, qui lui raconte l’histoire de l’un de ses patients, Martin Urales de Ubeda.

Au lendemain de la disparition de Prigojine, Les Avantages de voyager en train aurait pu sonner comme une publicité du Kremlin. Le titre est trompeur, dont l’action certes se déroule dans un train en grande vitesse mais dont rien sinon n’évoque les avantages du rail.

Adapté du roman éponyme de Antonio Orejudo publié en 2000, Les Avantages… se présente comme un catalogue psychiatrique des schizophrénies ou des paranoïas les plus délirantes et les plus monstrueuses. Le film est d’ailleurs, à bon droit, interdit aux moins de douze ans, dont les deux premières histoires, convoquent pêle-mêle rudologie, pédophilie, snuff movies et zoophilie.

Mais, au lieu de se borner paresseusement à raconter des histoires à la chaîne, des liens se nouent bientôt qui transforment ces malades successifs en autant de poupées russes dont les récits s’enchâssent, comme l’affiche du film nous l’avait laissé augurer. J’ai lu dans une critique une référence à Engrenages de David Mamet, un film culte que j’avais vu, encore adolescent à sa sortie en 1988 et qui m’avait laissé un souvenir vertigineux. Sans doute le parallèle est-il exagéré, Les Avantages… n’atteignant pas la complexité de ce chef d’oeuvre indépassable – que je n’ose pas revoir de peur de réaliser qu’il a mal vieilli.

Il n’en reste pas moins, à condition d’avoir le cœur bien accroché, un film qui mérite d’être vu et qui témoigne une fois encore, dans cet été où les films espagnols ont, par leur quantité et leur qualité, tenu le haut du pavé (Suro, Les Tournesols sauvagesÀ contretemps, Francesca et l’amour…) du dynamisme du cinéma ibérique.

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Les Fantômes d’Istanbul ★☆☆☆

Quatre personnages se croisent à Istanbul, l’espace d’une journée rendue chaotique par une gigantesque panne d’électricité : une jeune danseuse de hip hop qui court les castings, une mère de famille réduite aux dernières extrémités pour payer la dette que son fils a contractée en prison, un vendeur de sommeil impliqué dans toutes sortes de trafics louches, une activiste féministe.

Les Fantômes d’Istanbul est le premier long métrage d’Azra Deniz Okyay. Prix de la semaine de la critique à Venise en 2020, il a mis trois ans à se frayer un chemin jusqu’aux écrans français.

Une caméra épileptique – « saisie par la fièvre de Saint-Guy » écrit méchamment Jacques Mandelbaum dans Le Monde – filme au plus près les corps avec l’objectif envahissant de montrer une Turquie en surtension au bord de l’explosion. Tous les sujets graves du moment sont évoqués, au risque de tout survoler : la liberté d’expression, la condition féminine, la corruption du pouvoir, le sort des immigrés syriens…

La construction en puzzle de ce film choral est inutilement emberlificotée – même si j’ai dit hier que cette accumulation de flashbacks et de flashforwards était particulièrement séduisante, qui rompait avec la linéarité ennuyeuse du récit chronologique. On a un peu l’impression, à la fin du film, de s’être fait arnaquer et on se dit qu’on aurait mieux passé son temps, quand on aime Istanbul, à lire ou relire Le Sillon de Valérie Manteau.

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Les Promesses ★★☆☆

Alexander (Pierfrancesco Favino) a passé son existence entre l’Italie de son père, trop tôt décédé, où son grand-père (Jean Reno) possède une immense fortune qu’il n’est pas près de lui léguer, et l’Angleterre de sa mère, où il a finalement fait sa vie, dans le commerce des livres, auprès de ses amis, Louis et Jack, dont il est inséparable, et où il a fondé un foyer avec sa femme Bianca et sa fille Penelope. La vie lui a fait, à l’aube, des promesses, qu’elle n’aura jamais tenues (Romain Gary, sors de ce corps !)
Alexander a failli connaître le grand amour avec Laura (Kelly Reilly) ; mais les circonstances l’en auront sans cesse empêché.

Amanda Sthers adapte son propre roman, sorti en 2015. Son action se déroulait entre la France et l’Italie. Les hasards de la production – ou les langues maîtrisées par son casting très cosmopolite – l’auront conduite à la transposer en Angleterre. Mais l’essentiel demeure : la vie d’un homme, de son enfance dorée à sa vieillesse solitaire, scandée par les matches de foot regardés avec ses deux poteaux, histoire de donner aux spectateurs des repères chronologiques.

Les Promesses rappelle Le Colibri. Il a le même thème, le même héros, Pierfrancesco Favino, les mêmes décors, la presqu’île de l’Argentario au large de la Toscane. Il a le défaut d’être sorti une semaine après, à une date, le 9 août, qui n’est pas la plus porteuse de l’année. Trois semaines plus tard, il a quasiment disparu des écrans.

J’entends parfaitement les critiques aigres qui l’ont descendu – comme elles avaient exécuté, huit ans plus tôt, le roman d’Amanda Sthers – lui reprochant pêle-mêle, un sujet trop mélo, une construction inutilement alambiquée multipliant flashbacks et flashforwards, des acteurs grossièrement grimés pour rendre crédibles un vieillissement ou un rajeunissement qui ne le sont pas. C’était d’ailleurs quasiment les mêmes que celles qui avaient été adressées au Colibri.

Mais pour les mêmes raisons que j’avais aimé Le Colibri, j’ai aimé Les Promesses, malgré ses nombreux défauts. Avec la horde ses admiratrices pâmées, je suis sur le point de m’inscrire au fan club de Piefrancesco Favini qui, non content d’avoir un charme fou, joue décidément impeccablement bien. La structure emberlificotée du récit m’a plu ; elle rompt avec la linéarité ennuyeuse des histoires qui se contentent de suivre la chronologie ; elle sera peut-être démodée dans dix ans mais elle est aujourd’hui furieusement de son temps. Quant au sujet du film, l’histoire d’un homme qui a raté sa vie, elle me touche douloureusement. Ne manque peut-être pour une troisième étoile que le charme de Bérénice Bejo à côté de laquelle Keilly Reilly, aussi roussoyante soit-elle, fait pâle figure.

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Reality ★★☆☆

Une jeune femme, la vingtaine, de retour du supermarché, est interpelée devant son domicile par deux agents du FBI, bientôt rejoints par une escouade de collègues qui ratissent au peigne fin le petit pavillon qu’elle loue à Augusta en Géorgie. Que lui reproche-t-on ?

Pas plus tard qu’hier, j’écrivais dans ma critique de Fermer les yeux, qu’il fallait avoir lu son dossier de presse avant de le voir. C’est la recommandation exactement inverse que je ferai aujourd’hui au sujet de Reality : allez le voir sans rien en lire… et surtout pas les lignes qui vont suivre. Sachez simplement, pour aiguiser votre curiosité, que les dialogues du film reproduisent quasi intégralement ceux de l’interrogatoire subi par Reality Winner à son domicile dans l’après-midi du 3 juin 2017 et que le film, qui transpose à l’écran la pièce de théâtre écrite dès 2018 par la dramaturge Tina Satter, se déroule quasiment en temps réel, le temps de cet interrogatoire qui dura un peu moins de deux heures.

C’est dans sa première moitié que Reality est le plus envoûtant, tant qu’on ignore les motifs de cet interrogatoire et les soupçons qui pèsent sur cette jeune femme en apparence si banale. Le film fait le même effet que Le Procès de Kafka et est construit sur le même ressort : la conscience anxieuse d’avoir quelque chose à se reprocher face à un pouvoir inquisiteur, omniscient et omnipotent, qui menace de nous enfermer pour une faute dont nous ignorons tout.

Au fur et à mesure que l’interrogatoire avance, des pans de la vie de Reality Winner se dévoilent : elle a travaillé pour l’US Airforce comme linguiste ; elle parle le farsi, le dari et le pachto ; elle possède chez elle un arsenal d’armes à feu. Et, parce qu’on a été biberonné aux séries américaines et qu’on est un enfant du 11-septembre, on imagine toutes sortes de choses : s’est-elle convertie à l’Islam le plus radical ? est-elle un agent dormant d’une cellule terroriste ? préparait-elle un attentat ?

La réalité est plus prosaïque et il faut bien, hélas, qu’on la découvre dans la seconde partie du film. Reality Winner a transmis à un site d’informations, The Intercept, un rapport classifié de la NSA sur les manoeuvres russes pour influencer l’élection présidentielle de 2016. Ces faits lui vaudront, après son arrestation, un procès et une condamnation à cinq ans de prison.

Lorsqu’on apprend la réalité (si j’ose dire), Reality se dégonfle et perd immédiatement tout l’intérêt qu’il avait fait naître dans sa première moitié. Sans doute, si on est un ardent défenseur de la liberté d’expression et hostile à Donald Trump – et nous le sommes quasiment tous – le personnage de Reality Winner, une lanceuse d’alerte qui a divulgué des informations confidentielles pour corroborer les accusations lancées par Hillary Clinton contre le candidat  Donald Trump d’avoir bénéficié de la complicité des services russes pour remporter l’élection de 2016, nous devient-il alors sympathique. Mais il s’agit d’un autre film, sur la politique américaine, sur les élections de 2016, sur les dilemmes éthiques posés par les lanceurs d’alerte comme Snowden, Assange ou Manning. Un autre film qui n’est pas sans intérêt mais qui n’a plus grand chose à voir avec celui, envoûtant, vendu dans la première moitié de Reality.

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Fermer les yeux ☆☆☆☆

En 1947, dans une longère perdue au fond des bois, un riche propriétaire au crépuscule de sa vie reçoit une sorte de détective privé pour lui demander de retrouver sa fille kidnappée par sa mère en Chine.
On comprend que le long face-à-face est une scène d’un film dont le tournage en 1990 a dû s’interrompre après la disparition d’un des deux acteurs. Vingt-deux ans plus tard, le réalisateur, contacté par une chaîne de télévision, replonge dans ce passé douloureux.

Pour comprendre et apprécier Fermer les yeux, il ne faut pas arriver vierge au cinéma mais avoir fait ses devoirs. Il faut savoir que son réalisateur, Victor Erice, est un monstre sacré du cinéma espagnol, qu’il a quatre-vint-trois ans et qu’il a réalisé en tout et pour tout quatre longs-métrages, le premier remontant à 1973 (où jouait déjà Ana Torrent qu’on revoit ici) et le dernier en date de 1992. Ces éléments en main, on comprend deux choses. La première : le style étonnamment démodé de Fermer les yeux qui s’ouvre par un interminable dialogue qu’on croirait tout droit sorti d’un vieux film de Buñuel. La seconde : l’écho troublant entre la vie de Victor Erice, ses difficultés à produire ses films, sa tentation de se retirer du monde, sa foi inébranlable dans le pouvoir démiurgique des images et les deux personnages du réalisateur, qui part à la recherche de son acteur évanoui, et de l’acteur qui, dans le film, était chargé de retrouver l’enfant disparu d’un vieillard moribond.

Mais hélas – et c’est un problème récurrent – on ne va pas toujours voir un film après s’être préalablement documenté sur lui. Certains de mes amis font d’ailleurs profession de ne jamais rien en lire avant la séance pour ne pas être influencés. Je ne partage pas une telle radicalité – et je ne la prône pas car elle me priverait de 90 % de mes lecteurs ! – mais je reconnais à chacun le droit de faire comme il l’entend. Et en tout état de cause je n’imagine pas qu’on oblige les spectateurs de Fermer les yeux à se renseigner sur la vie de Victor Erice avant de leur donner leur billet d’entrée.

Le problème est que, sans ces clés-là, que je n’avais pas, je n’ai pas compris grand-chose à ce film et ai trouvé le temps bien long. Car Fermer les yeux dure deux heures quarante neuf minutes, une durée obèse que rien ne vient justifier. Aurait-il été amputé de moitié, il eût été probablement plus comestible. Mais cette soupe tiédasse diluée pendant une durée interminable devient vite insupportable. D’autant que la conclusion qu’elle nous fait miroiter nous laisse sur notre faim.

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Anatomie d’une chute ★★★★

Samuel, le compagnon de Sandra, est mort dans des conditions mystérieuses. Son fils, Daniel, onze ans, malvoyant, a découvert son corps inanimé dans la neige devant le chalet où la famille s’était installée depuis un an espérant y recommencer sa vie sur d’autres bases. Samuel, écrivain raté et dépressif, s’est-il suicidé ? Ou a-t-il été poussé dans le vide par Sandra ?
Après un an d’enquête, l’instruction conclut à la culpabilité de Sandra. Un procès se tient qui la met sur la sellette, révèle ses infidélités passées, met à nu les disputes orageuses qui l’opposaient à Samuel et laisse au seul Daniel la seule responsabilité dans son témoignage d’innocenter ou d’incriminer sa mère.

La Palme d’or décernée en mai dernier à Justine Triet a fait couler beaucoup d’encre. Pour de mauvaises raisons. En recevant son prix, la jeune réalisatrice avait défendu l’exception culturelle française et reproché à Emmanuel Macron sa politique néolibérale et sa réforme des retraites provoquant immédiatement une homérique polémique. D’un côté de l’échiquier politique, on la félicitait d’avoir saisi la tribune qui lui état offerte pour tenir un discours militant comme Ken Loach avant elle ; de l’autre on lui reprochait l’outrance de ses propos et son ingratitude, son film ayant largement bénéficié des subventions publiques de l’Etat et de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

Ce n’est pas le lieu de rouvrir cette polémique mais bien d’examiner les qualités de cette Palme d’or.

Elles sont immenses.
Anatomie d’une chute est un film exceptionnel, une réussite totale, dont la longueur (2h30) peut intimider, mais qui ne connaît aucun temps mort.

Anatomie d’une chute est un film de procès, un genre dont on sait l’efficacité cinématographique. Douze hommes en colère, Du silence et des ombres, Autopsie d’un meurtre, La Vérité, JFK en constituent les modèles quasiment indépassables. Un autre film de procès a eu un grand succès l’an passé : Saint Omer. À rebours de la critique, unanime et enthousiaste, je ne l’avais pas aimé car j’avais été dérouté par le comportement contradictoire, pour ne pas dire schizophrène, de son héroïne.
Sandra Hüller, à laquelle le Prix d’interprétation féminine a sans doute échappé pour le seul motif qu’il ne pouvait être cumulé avec la Palme, n’est pas moins ambiguë que l’héroïne de Saint Omer interprétée par Guslagie Malanda. Tout le film repose précisément sur la question de sa culpabilité – a-t-elle oui ou non tué Samuel ? – alors que dans Saint Omer l’infanticide de l’accusée ne faisait aucun doute.

Mais Sandra n’est pas la seule héroïne du film. Comme on le comprend dans son dernier tiers, Daniel, son fils, en est le véritable héros. C’est de lui que dépendra le destin de sa mère. Non pas que son témoignage suffira à la blanchir. Ce serait trop simple… et trop facile. Mais son témoignage, selon qu’il lui sera favorable ou défavorable, l’accusera d’un crime qu’elle n’a peut-être pas commis ou, au contraire, la blanchira d’un meurtre dont elle est peut-être innocente. Avoir privé de la vue ce pré-adolescent hypersensible est une idée de génie qui donne à ce gamin, qui ne cabotine jamais, un rôle d’anthologie, qui m’a rappelé celui du héros du Tambour ou comme on en trouve parfois dans la mythologie grecque.

Le scénario est excellent, qui maintiendra jusqu’au bout ce suspense. Le jeu des acteurs, je l’ai dit, est remarquable. Et au surplus, pour achever ce panégyrique, la caméra de Justine Triet est d’une incroyable acuité. On est loin des essais, charmants mais inaboutis de ses premiers films qui lui avaient donné une jolie place parmi les réalisateurs de la nouvelle Nouvelle Vague française (Brac, Betbeder, Peretjatko, Salvador…). Les premières scènes du film qui suivent pas à pas le chien Snoop – dont la prestation lui a valu la Palme Dog – en sont un premier exemple. Les scènes de procès, par exemple celle de la comparution de Daniel, pris en tenaille entre l’avocat de sa mère (Swann Arlaud) et le procureur (Antoine Reinartz), en sont un autre.

On peut légitimement avoir été rebuté par les propos tenus par Justine Triet à Cannes le 27 mai. Mais, pour elle comme pour d’autres, il faut « distinguer l’artiste de l’œuvre » et ne pas boycotter celle-ci parce qu’on n’aime pas celle-là.

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Navigators ★★☆☆

Fin 1919, les Etats-Unis déportent 249 anarchistes étrangers vers la Russie bolchévique à bord d’un transporteur de troupes, l’USAT Buford. Le même navire, peu avant d’être démantelé, servira à Buster Keaton en 1924 pour y filmer ce qui deviendra son plus grand succès, La Croisière du Navigator.

De nationalité américaine, installé depuis une quinzaine d’années en France (dont il parle la langue avec un accent délicieux), titulaire depuis 2021 d’une thèse en études cinématographiques, chargé de cours à Paris-8, Noah Teichner est un fou de cinéma. Pour raconter un pan méconnu de l’histoire – cette première « peur rouge » (Red Scare) avant le maccarthysme trente ans plus tard, à partir des écrits des principaux protagonistes et des coupures de presse de l’époque, il puise dans un matériau documentaire que ce spécialiste du cinéma burlesque américain connaît bien : les films muets de Buster Keaton. Et il a recours à un procédé bien particulier pour permettre à ceux-ci d’illustrer ceux-là : le split screen, l’écran divisé en deux entre d’un côté les images de Keaton et de l’autre des extraits écrits des mémoires des passagers de l’USAT Buford, ballotés sur l’Atlantique, la mer du Nord et la Baltique jusqu’en Finlande où ils accostent enfin après un mois de mer.

Le résultat est austère. Navigators n’est pas un blockbuster. Il se regarde comme se lirait un article scientifique d’une revue du CNRS, avec sa bibliographie et ses notes de bas de page. On y découvre la joie mauvaise des États-Unis à expulser ces anarchistes, présentés comme des corps étrangers et malfaisants. On partage l’inquiétude des déportés sur le bateau dont ils ignorent la destination (ils redoutent un temps d’être remis aux Russes blancs en guerre contre Moscou). On aimerait en savoir plus sur leur destin après leur arrivée en Terre promise soviétique. Pour leurs deux leaders, Alexandre Berkman et Emma Goldman, la désillusion fut amère qui les conduisit moins de deux ans plus tard à quitter l’URSS et à reprendre le chemin de l’exil.

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Rendez-vous à Tokyo ★☆☆☆

Teruo, un danseur qu’une blessure condamne à renoncer à sa vocation, et Yo, une conductrice de taxi, se rencontrent, s’aiment et se quittent. Rendez-vous à Tokyo raconte leur histoire du 26 juillet 2015 au 26 juillet 2021 en filmant dans l’ordre rétrochronologique chacun des anniversaires de Teruo.

Sitôt que l’Homme a raconté des histoires, il s’est demandé dans quel ordre le faire [Dieu que cette entrée en matière est pontifiante !]. Pour le dire avec moins de lyrisme : on peut raconter une histoire dans tous les sens, avec des sauts dans le temps, des flashbacks, des flashforwards, ou même en commençant par la fin. Ne me viennent pas spontanément à l’esprit des exemples de récits littéraires antéchronologiques. En revanche, je pense à Irrésistible et à 5*2, le film de François Ozon qui, comme celui de Daigo Matsui, raconte les cinq moments clés de la vie d’un couple en commençant par la fin.

Rendez-vous à Tokyo utilise le même procédé au risque de nous perdre. Nous sommes donc le 26 juillet 2021, le jour de l’anniversaire de Teruo qui vit seul avec son chat dans un appartement minuscule où il regarde Night on Earth de Jim Jarmusch, son film fétiche. Comme en miroir au personnage interprété dans ce film par Winona Ryder, on découvre Yo, une conductrice de taxi dont on aura compris qu’elle fut quelques années plus tôt la compagne de Teruo.

En fait leur liaison ne durera qu’un an, de 2016 à 2017. Un an plus tôt, en 2015, ils se rencontrent à peine. Un an plus tard, en 2018, ils se séparent – avec une dureté que je n’ai pas comprise. Si bien que les trois derniers (pardon « premiers ») volets de leur histoire, en 2019, en 2020 (le plus bref, dont la concision illustre à merveille la parenthèse de nos vies que fut pour nous tous cette année-là) et en 2021 les voient évoluer séparément.

Le problème de ce film est qu’on a l’impression que l’histoire d’amour qu’il raconte aurait été bien fade si sa narration avait été linéaire et que le seul motif pour lequel son réalisateur a eu recours à ce procédé original était de faire naître ainsi une originalité qui manquait à son scénario.

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À contretemps ★★☆☆

En Espagne comme aux États-Unis, la crise des subprimes de 2008 a provoqué l’envolée des taux d’intérêt et la faillite individuelle de milliers de propriétaires endettés. À contretemps – traduction fumeuse de En los márgenes – traite ce sujet en entrelaçant trois récits filmés en parallèle durant la même journée. Le premier a pour héros un avocat qui peine à concilier sa vie de famille (son épouse effectue ce jour là une amniocentèse et son beau-fils était censé partir en excursion scolaire) et son militantisme pour des associations luttant contre les expulsions locatives. Le deuxième est centré autour du personnage d’Azucena (Penélope Cruz, qui co-produit le film et dont on imagine que la cause lui tient à cœur) qui est paniquée à la perspective de son expulsion imminente. Le troisième, réduit à la portion congrue, met en scène un fils et sa mère dont on ne saura pas avant l’ultime scène la raison de la brouille.

À contretemps peine à cacher les ressorts racoleurs sur lesquels il est construit. Tout est résumé dans la citation qui barre l’affiche française : « Une plongée en apnée aux côtés de ceux qui combattent ». Il s’agit, sans reculer devant aucun effet, de tourner un film rythmé sur un sujet sensible. Le cocktail pourrait légitimement rebuter. Force est de reconnaître honnêtement qu’il fonctionne très bien. Penélope Cruz y est pour beaucoup dans un rôle de Mère courage. Mais l’incroyable Luis Tosar (Les Repentis) réussit à lui voler la vedette dans le rôle inoubliable d’un avocat au grand cœur. Nommé aux Goyas 2023, il a été éclipsé par Denis Ménochet pour As bestas.

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Pornomelancolia ★☆☆☆

Lalo Santos, la trentaine, possède un compte Twitter sur lequel il poste régulièrement des photos dénudées. Le succès venant, il est recruté pour tourner un film X gay à gros budget sur la révolution mexicaine.

« La chair est triste hélas ». Je ne sais pas si Lalo Santos, acteur X argentin à la ville et qui joue ici son propre rôle, a lu tous les livres. Mais peu importe…. Il se fond à merveille dans le rôle d’un acteur X dépressif. Quasiment muet, son rôle est tout en demi-teinte. On ne saura rien de son passé, de sa famille, de ses amours – à l’exception de celles, fugaces, qu’il noue, dans un sauna gay ou dans un parc à la nuit tombée. Tout au plus le voit-on au début du film employé dans une usine électrique – qu’il utilise comme arrière-plan pour prendre des photos lascives, le bleu de travail suggestivement entrebâillé pour laisser deviner son – avantageuse – anatomie.

On pourrait croire que Pornomelancolia est une dénonciation en règle de l’industrie du porno, comme le glaçant Pleasure ou le documentaire Hot Girls Wanted, de ses artifices plus ou moins frelatés, des clichés qu’elle véhicule, du sexisme crasse qui y règne, des conditions de travail dégradantes de ses acteurs et de ses techniciens. On se tromperait.
Pornomelancolia ne glamourise pas le porno non plus. Qui irait le voir en espérant en ressortir émoustillé ferait fausse route. Mais, comme l’écrit avec beaucoup d’intelligence Louis Guichard dans Télérama : « Pornomelancolia se situe toutefois au-delà, ou en-deça, de la dénonciation, n’imposant aucun message ».

Pornomelancolia n’est pas un film à thèse. Son héros n’est pas un symbole ou une incarnation. C’est un homme tout simplement, avec deux bras, deux jambes, une… et beaucoup d’états d’âme. Son défaut : il nous reste opaque tout du long… quand bien même il se dénude sans retenue avec une impudeur qui justifie une interdiction aux moins de seize ans. Et il n’évolue pas. On a l’impression de faire du surplace dans une histoire douce amère qui, tout bien considéré, ne raconte rien, sinon un mal-être diffus et constant.

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