Fin 1919, les Etats-Unis déportent 249 anarchistes étrangers vers la Russie bolchévique à bord d’un transporteur de troupes, l’USAT Buford. Le même navire, peu avant d’être démantelé, servira à Buster Keaton en 1924 pour y filmer ce qui deviendra son plus grand succès, La Croisière du Navigator.
De nationalité américaine, installé depuis une quinzaine d’années en France (dont il parle la langue avec un accent délicieux), titulaire depuis 2021 d’une thèse en études cinématographiques, chargé de cours à Paris-8, Noah Teichner est un fou de cinéma. Pour raconter un pan méconnu de l’histoire – cette première « peur rouge » (Red Scare) avant le maccarthysme trente ans plus tard, à partir des écrits des principaux protagonistes et des coupures de presse de l’époque, il puise dans un matériau documentaire que ce spécialiste du cinéma burlesque américain connaît bien : les films muets de Buster Keaton. Et il a recours à un procédé bien particulier pour permettre à ceux-ci d’illustrer ceux-là : le split screen, l’écran divisé en deux entre d’un côté les images de Keaton et de l’autre des extraits écrits des mémoires des passagers de l’USAT Buford, ballotés sur l’Atlantique, la mer du Nord et la Baltique jusqu’en Finlande où ils accostent enfin après un mois de mer.
Le résultat est austère. Navigators n’est pas un blockbuster. Il se regarde comme se lirait un article scientifique d’une revue du CNRS, avec sa bibliographie et ses notes de bas de page. On y découvre la joie mauvaise des États-Unis à expulser ces anarchistes, présentés comme des corps étrangers et malfaisants. On partage l’inquiétude des déportés sur le bateau dont ils ignorent la destination (ils redoutent un temps d’être remis aux Russes blancs en guerre contre Moscou). On aimerait en savoir plus sur leur destin après leur arrivée en Terre promise soviétique. Pour leurs deux leaders, Alexandre Berkman et Emma Goldman, la désillusion fut amère qui les conduisit moins de deux ans plus tard à quitter l’URSS et à reprendre le chemin de l’exil.