La Chambre de Mariana ★★☆☆

Dans la Bucovine, occupée depuis l’été 1941 par les troupes allemandes, les Juifs sont persécutés. Le père de Hugo, douze ans, a déjà été arrêté. Pour le sauver d’une mort certaine, la mère de Hugo le confie à la garde de Mariana, une amie d’enfance aujourd’hui prostituée dans un bordel dont l’essentiel de la clientèle est constitué de soldats allemands. Mariana le cache dans un débarras adjacent à sa chambre.

La Chambre de Mariana est l’adaptation du livre éponyme et en partie autobiographique de Aharon Appelfeld, écrivain israélien né en 1932, qui, comme il le raconte dans Histoire d’une vie, s’est caché pendant trois ans dans les forêts d’Ukraine.

Le film est réalisé par Emmanuel Finkiel qui clôt avec lui une trilogie entamée en 1999 avec Voyages et poursuivie en 2017 avec La Douleur, l’adaptation du livre de Marguerite Duras. Mélanie Thierry y jouait le rôle principal et c’est elle qu’on retrouve en tête d’affiche. Pour interpréter Mariana, elle a relevé un défi qui force l’admiration : apprendre l’ukrainien et le parler quasiment à la perfection. À part elle, l’ensemble du casting est ukrainien. Le film aurait dû être tourné sur place mais le tournage s’est délocalisé en Hongrie après l’invasion russe de février 2022, compliquant considérablement le travail de la production.

La Chambre de Mariana a deux héros. Son histoire nous est racontée par les yeux et les oreilles de Hugo qui n’en a qu’une perception amputée. Le film joue intelligemment sur les cadrages. Hugo observe, par un trou de son réduit, la cour où il voit des colonnes de Juifs déportés et des Allemands en uniforme. Il regarde par l’entrebaîllement de la porte la chambre où Mariana se dénude et reçoit ses clients. Mais la principale héroïne est Mariana elle-même, Maman et putain, Juste sans le savoir, donnant à l’enfant placé sous sa garde l’amour dont il a été trop tôt sevré.

La Chambre de Mariana coche toutes les cases du drame historique, de l’enfance martyrisée, du lait de la tendresse humaine. D’où vient alors qu’il nous laisse insensible ? D’où vient qu’on ne s’y laisse pas emporter ? De sa longueur ? Il n’a pas suffisamment à dire pour occuper efficacement ses deux heures vingt. De sa prévisibilité ? Rien ne s’y passe qu’on ne voie venir longtemps à l’avance et qui ne nous y surprenne. De la médiocrité du jeu des acteurs, Mélanie Thierry mise à part ?

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L’amour c’est surcoté ★☆☆☆

Anis (Hakim Jehili) est un adulescent secrètement traumatisé par la mort de son meilleur ami, Isma, trois ans plus tôt. Gentil loser, glandeur professionnel, soudé à ses deux amis, Paulo et Sekou, il est incapable de construire une relation sentimentale apaisée. Tout change quand il rencontre Madeleine (Laura Felpin).

L’amour c’est surcoté. C’est surtout survendu. Première nous vend le film comme le meilleur du mois. Adapté du roman éponyme de Mourad Winter, le film est censé réinvéter les codes de la romcom.

Certes les punchlines crépitent, aussi rapides dans leur débit (il faut régler son sonotone pour, à mon âge, arriver à toutes les comprendre) que dans leur rythme. On ne s’y ennuie pas. On rit parfois, mais pas toujours, soit qu’on ne les ait pas entendues (voir le sonotone supra) soit qu’on en ait pas saisi le sens.

Bien sûr les acteurs sont attachants : Hakim Jemili, en nounours cachant ses cicatrices derrière un déluge de blagues plus ou moins affûtées et surtout Laura Felpin, épatante de naturel. Mais hélas, le traitement de l’histoire est désespérément convenu. Le titre du film nous faisait espérer autre chose : une autre façon de concevoir le couple, comme on le lit parfois dans les essais sociologiques qui analysent la vie amoureuse des millenials, hors des catégories traditionnelles de l’amour et de la sexualité. Mais hélas, son titre doit platement se lire par antiphrase : L’amour c’est surcoté est la millième comédie romantique qui raconte – comme cette semaine Une pointe d’amour – la rencontre amoureuse, la parade amoureuse ponctuée de rapprochements et de malentendus et l’inévitable happy end à la fin de ce long processus joué d’avance.

À supposer qu’il capte quelque chose de l’esprit du temps, L’amour c’est surcoté se condamne par son sujet à être très vite terriblement démodé

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Une pointe d’amour ★★☆☆

Mélanie (Julia Piaton), une avocate handicapée atteinte d’une maladie dégénérative, décide d’offrir à son meilleur ami Benjamin (Quentin Dolmaire), paraplégique et, comme elle, condamné à la solitude affective, un cadeau original : une virée dans un bordel espagnol. Pour les y véhiculer, Mélanie recrute l’un de ses clients, Lucas (Grégory Gadebois), un ex-taulard qu’elle vient de réussir à faire libérer.

Une pointe d’amour se présente comme le remake d’un film espagnol très réussi, Hasta la Vista (2011). Il en emprunte le motif, le voyage en minivan d’une bande de handicapés vers un bordel pour y goûter, au moins une fois dans leur vie, aux joies de l’amour physique. Mais il en modifie la structure : le film espagnol avait pour héros trois handicapés alors que le film français se referme sur le couple Mélanie-Benjamin. Le couple, car dès les premières images on a le pressentiment qu’Une pointe d’amour nous racontera l’histoire de la formation sans cesse retardée de ce couple, empêchée par leur handicap. Autre pressentiment : le film se conclura par la mort tragique de Mélanie dont le cœur est voué à lâcher brutalement.

Le scénario tranquille de ce road movie gentillet confirmera – ou pas – nos pressentiments. Son thème central est le handicap. On ne l’évoquait jamais au cinéma au siècle dernier (je me creuse sans succès la tête pour citer un seul titre [post scriptum : mais si ! Le Huitième Jour (1996)]). C’est devenu un marronnier depuis dix ans : Intouchables, Hors normes, Un p’tit truc en plus, Mon inséparableSimón de la montaña pas plus tard que la semaine dernière…. Cette irruption mériterait une analyse cinématographique et politique plus approfondie. Que dit-elle de notre société ?

Une pointe d’amour (un titre que je n’ai pas compris) vaut surtout par son trio d’acteurs. Quentin Dolmaire ne m’avait pas convaincu dans ses premiers rôles chez Desplechin. Je trouvais horripilante sa diction languissante. Mais force m’est de reconnaître qu’il est parfait dans le rôle de Benjamin. Julia Piaton, qui ressemble de plus en plus à sa mère, Charlotte de Turckheim, est elle aussi parfaite de beauté translucide, de fragilité et de détermination. Mais c’est Gregory Gadebois qui décroche, comme à chaque fois, le pompon. Ce qu’il réussit à communiquer, avec un haussement de sourcil, une intonation de voix, est hallucinant.

Road movie en fauteuil, Une pointe d’amour ne restera pas dans les annales. Il n’en a pas d’ailleurs l’ambition. Mais c’est un film sympathique qui se laisse agréablement regarder.

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Simón de la montaña ★★★☆

Simón a vingt-et-un an. Il est handicapé – ou peut-être ne l’est-il pas. Toujours est-il qu’il fuit sa famille pour passer ses journées avec les résidents d’un centre d’accueil pour handicapés.

Simón de la montaña est un film troublant dont on comprend que la Semaine cannoise de la critique l’ait couronné de son Grand prix.

Il reprend la même situation que le succès surprise du box office français de l’an passé, Un p’tit truc en plus : l’infiltration par un non-handicapé d’un groupe de jeunes handicapés. Mais si vous avez aimé le film d’Artus, lisez cette critique jusqu’au bout avant de vous y ruer.

En effet, Simón de la montaña n’a rien d’une comédie. Il ne joue pas, comme Un p’tit truc en plus sur les situations parfois drolatiques que cette rencontre fait naître. Pas plus ne joue-t-il sur la corde sensible qui voudrait nous émouvoir de ces êtres différents et de leur irréductible dignité.

L’originalité de Simón de la montaña est de porter un regard inversé sur le handicap. Je m’explique (et renvoie à Berthe Edelstein qui l’explique beaucoup mieux que moi) : depuis Elephant Man ou Rain Man, l’handicapé est dépeint comme un monstre rejeté par la société qui cache en fait des qualités qui devraient nous inciter à lui faire une place. Le mouvement de ces films-là va de l’extérieur (de la société) vers l’intérieur. Le mouvement de Simón de la montaña est inversé : son héros va de l’intérieur vers l’extérieur. Il ne souhaite pas transformer des handicapés en non-handicapés mais devenir lui-même un des leurs.

L’explication que je viens de faire est bien verbeuse. Elle est surtout manichéenne. Or, Simón de la montaña n’a aucun de ces deux défauts. Il a au contraire une immense qualité : il maintient jusqu’au bout l’ambiguïté sur le personnage de Simón : est-il un mythomane qui souhaite obtenir un certificat de handicap pour bénéficier des avantages qui s’y attachent ? pour approcher les jeunes filles du centre, notamment l’attirante Colo, et abuser d’elles ? ou est-il au contraire un garçon mal dans sa peau, affecté de troubles psychologiques, qui cherche à échapper à une mère toxique et à un beau-père violent ?

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Sebastian ★☆☆☆

Max est un jeune auteur ambitieux. Il a déjà publié une nouvelle dans une revue prestigieuse où il est employé comme pigiste. Il travaille à son premier roman avec le soutien de son agent. Le héros du roman est un jeune prostitué. Max prétend travailler sur la base de témoignages recueillis auprès d’escorts gays. Mais, pour nourrir son roman, il s’adonne à la prostitution sous le nom de Sebastian.

Interdit aux moins de douze ans en raison de ses scènes de sexe très crues, Sebastian, déjà diffusé à Paris en novembre dernier dans le cadre du festival Chéries, Chéris, nous promet une plongée voyeuriste dans le monde de la prostitution londonienne chic et gay. Mais il ne s’y résume pas. Sebastian nous fait miroiter une stimulante réflexion sur le travail de l’écrivain, sur sa mise en danger pour se documenter sur son sujet, sur le risque qu’il court de se perdre entre deux identités, la sienne et celle du personnage qu’il prétend être.

On pense au journaliste italien Fabrizio Gatti qui s’est glissé dans la peau d’un migrant subsahélien pour documenter le long voyage des immigrés africains vers l’Europe. On pense aussi à la romancière française Emma Becker qui a travaillé pendant deux ans dans un bordel berlinois pour écrire Maison close et dont les romans ultérieurs, écrits à la première personne, entretiennent la confusion entre le roman et l’autobiographie.

La comparaison s’arrête là. Sebastian ne convainc pas. Pourtant le jeune acteur italo-écossais Ruaridh Mollica paie de sa personne et on retrouve avec plaisir le grand acteur de théâtre Jonathan Hyde. Mais le scénario de Sebastian manque trop de surprise, les dilemmes auxquels son jeune héros est confronté sont trop convenus, pour laisser une trace marquante.

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Dimanches ★☆☆☆

Un couple de vieux paysans ouzbeks habite une grande ferme. Lui élève quelques chèvres ; elle tisse des tapis et fabrique son propre pain. Leurs enfants devenus grands les ont quittés. Le cadet, avec la complicité de l’aîné, essaie de mettre la main sur un corps de ferme pour s’y installer après son mariage. D’ici là, il couvre ses parents de cadeaux dont ils ne savent que faire.

Dimanches est peut-être le premier film que j’aie jamais vu d’un réalisateur ouzbek. Si les cinémas kazakh et kirghize sont particulièrement prolifiques (Ayka, La Tendre Indifférence du monde, Le Souffle…), le cinéma ouzbek l’est moins, alors que la population de l’Ouzbekistan est largement supérieure à celle de ses deux voisins.

Son affiche place la barre très haut citant Ozu (pour la chronique familiale filmée à ras de chorpoï) et Kiarostami (pour la chronique de la vie rurale). Pas sûr que Shokir Kholikov s’élève dès son premier film à ces hauteurs. Son film contient de nombreuses ellipses qui en rendent parfois la compréhension difficile. L’action se déroule en l’espace de six semaines dont une journée (le lundi de la première semaine, le mardi de la deuxième, etc.) est tour à tour filmée. Chaque jour, une nouveauté technologique s’introduit dans le foyer de nos aimables retraités (un briquet le premier lundi, une gazinière le mardi, une télévision à écran plat le mercredi, etc.) qu’ils sont bien en peine d’utiliser. Le procédé devient vite à mes yeux répétitif.

Que dire de ce couple ? Est-il aimant ? J’en doute. L’usure du temps semble y avoir gommé toute tendresse. Le mari exerce sur son épouse une autorité patriarcale. La force des habitudes plus encore que la soumission explique la subordination de l’épouse. Quant aux enfants, on ne les voit guère, comme si l’essentiel de l’action censée donner son rythme au film se déroulait en arrière-scène.

Dernier défaut de ce film décevant : il ne franchit jamais, sinon dans son dernier plan, les murs de la cour, nous privant des visions exotiques qu’on escomptait de ce voyage dans les steppes de l’Asie centrale.

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Oxana ★☆☆☆

Oksana Chatchko (1987-2018) fut l’une des trois cofondatrices du mouvement Femen. Elle grandit dans une petite ville ukrainienne. Passionnée d’art, elle se consacre à la réalisation d’icônes à côté de ses études à la faculté de philosophie. C’est alors qu’elle rencontre deux jeunes femmes de son âge et fonde le mouvement Femen. Chatchko en inspire l’esthétique : buste nu, slogan peint à même le corps. Le mouvement mène des opérations coup de poing en Ukraine, en Biélorussie – où elles sont torturées par la police – et en Russie – où elles manifestent contre Poutine le jour de l’élection présidentielle.
Les Femen quittent l’Ukraine pour la France où elles obtiennent l’asile politique. Elles se divisent bientôt, Oksana Chatchko critiquant le virage autoritaire et fashion tendance pris par le mouvement sous l’impulsion d’Irina Chevtchenko.

Oxana est le troisième film de Charlène Favier. On avait beaucoup aimé son premier, Slalom, sur l’emprise exercée par un entraîneur de ski sur une jeune sportive de compétition. Noée Abita y jouait le rôle principal. Elle a un petit rôle dans Oxana, celui d’Apolonia Sokol, qui héberge Oksana à son arrivée en France dans une communauté d’artistes dans le dix-huitième arrondissement. D’ailleurs qui a vu le récent documentaire consacré à cette jeune artiste surdouée, Apolonia, Apolonia, se souvient qu’y apparaissait en arrière-plan le personnage d’Oksana.

Oxana a une qualité incontestable : nous raconter, avec une grande fidélité, l’histoire du mouvement des Femen, sa naissance, sa célébrité grandissante, son expatriation en France, ses tiraillements…. Inna Chevtchenko, sa figure emblématique, dont on apprend qu’elle n’a pas participé à la création du mouvement mais l’a rejoint plus tard pour en accaparer la direction, en prend pour son grade. Je me suis demandé comment elle avait réagi à cette version des faits et si elle avait saisi la justice pour la faire interdire.

On s’interroge en regardant Oxana sur la valeur ajoutée de la fiction sur le documentaire. Ce que le film nous raconte des Femen, un documentaire – tel que celui tourné en 2014 par le réalisateur suisse Alain Margot Je suis Femen – l’aurait aussi bien voire mieux raconté. L’intérêt de la fiction est du côté de son personnage principal et du portrait incandescent qu’elle en fait. Oksana est une jeune femme ardente et entière. Pénétrée de religion, elle veut entrer dans les ordres gamine et en est dissuadée par un pope qui lui conseille de développer ses talents artistiques et de peindre des icônes. Le féminisme est pour elle une autre religion à laquelle elle se consacre à corps perdu.

Le défaut hélas d’Oxana est que cette incandescence, selon moi, fait long feu. L’actrice qui l’incarne a beau payer de sa personne, son interprétation m’a semblé bien fade. Je n’ai pas vibré, je n’ai pas trouvé touchante cette figure qui avait vocation à l’être.

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Ce n’est qu’un au revoir ★★☆☆

Deux documentaires de Guillaume Brac sont présentés à la suite l’un de l’autre. Le premier, un long métrage d’une heure à peine, a pour cadre un internat drômois et pour sujets des élèves de terminale. Le second, un moyen métrage d’une demi-heure, tournée une année plus tôt, a pour héroïnes deux amies lycéennes à Hénin-Beaumont dans le Pas-de-Calais.

Guillaume Brac s’est fait connaître au début des années 2010 avec Un homme sans femmes, qui a lancé la carrière de Vincent Macaigne et de Laure Calamy. Il devient, avec Antonin Peretjatko, Sebastien Beitbeder et Justine Triet, l’un des représentants de la Nouvelle nouvelle vague française. Mais il a depuis tracé une voie originale, à cheval sur le documentaire et la fiction.

Ces deux documentaires en portent le témoignage qui auraient aussi bien pu être des œuvres de fiction, comme À l’abordage, l’une de ses précédentes réalisations, aurait aussi bien pu être un documentaire. Il y est question de l’adolescence, du lycée, des amitiés qu’on y noue, des choix qu’on y fait sans toujours en être conscients.

La tentation est grande pour moi de dire que ce n’est pas la première fois. On ne compte plus les documentaires ou les œuvres de fiction qui suivent, pendant quelques semaines ou pendant quelques mois, des lycéens à un moment charnière de leurs vies. Je cite souvent Chante ton bac d’abord, sorti fin 2014, qui m’avait particulièrement séduit ; mais on pourrait en citer d’autres : Château rouge, La Générale, Allons enfants

Et la tentation est plus grande encore que la façon dont Guillaume Brac se saisit de ce sujet-là n’est pas particulièrement novatrice. Mais il le fait avec une telle pudeur, avec une telle intelligence – qui rappellent la caméra bienveillante de Nicolas Philibert dans la trilogie qu’il vient de consacrer à l’hôpital psychiatrique et à ses patients – qu’on ne peut qu’être séduit par ces deux documentaires empathiques

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À la lueur de la chandelle ☆☆☆☆/★★★☆

André Gil Mata est un réalisateur portugais formé à la Film Factory de Béla Tarr, l’immense réalisateur hongrois aux films aussi longs (Le Tango de Satan dure sept heures trente) qu’hypnotisants. Si on rajoute que Mata se revendique des influences d’Andrei Tarkovski, de Chantal Akerman et de Manoel de Oliveira, son célèbre compatriote, on imagine à quel niveau d’exigence son cinéma se hisse.

À la lueur de la chandelle m’a inspiré des sentiments radicalement contradictoires. La lecture de l’excellente critique de Mathieu Macheret (c’est un pléonasme car toutes les critiques de Mathieu Macheret sont excellentes et leurs lectures sont pour moi une leçon d’humilité) m’avait mis en garde. N’étant pas un grand fan du cinéma contemplatif, j’aurais dû me méfier d’un film « presque impossible à raconter tant il se refuse à toute certitude narrative » et je n’aurais pas dû conclure trop vite « l’étrange et stimulant pacte d’hermétisme (au sens ésotérique) que le cinéaste noue avec son spectateur ».

Le visionnage fut une purge. De la première à la dernière minute, je me suis ennuyé comme un rat mort (comment diable un rat mort peut-il s’ennuyer ?). Chaque plan, étendu jusqu’au sadisme, a produit sur moi une irritation croissante, voire une hilarité difficilement contenue. Chaque silence d’un film quasiment muet – c’est le chat qu’on entend le plus – m’a semblé peser des tonnes. Paradoxalement, dans un film où il ne se passe quasiment rien, je n’ai pas compris grand chose, ne réussissant pas à identifier les différents personnages ni à saisir à quel âge de leur vie ils étaient filmés. Bref, je suis sorti de la salle en fulminant et en jurant qu’on ne m’y reprendrait pas (même si, évidemment, je suis allé voir dès le lendemain un film ouzbek sur un couple de vieux paysans).

Mais, après y avoir réfléchi, après m’être documenté, après avoir laissé mon irritation retomber, j’ai changé d’avis sur ce film exigeant. J’ai compris l’intention proustienne de l’auteur : faire revivre, sans s’attacher à la linéarité du récit, sans rien corriger de la confusion nébuleuse dans laquelle ils persistent, les souvenirs d’une vie attachée à la maison qui en fut le cadre.

Car – j’aurais peut-être dû commencer par là – À la lueur de la chandelle est une biographie. Celle de la  propre grand-mère du réalisateur, prénommée Alziria. Toute sa vie durant, jusqu’à sa mort en 2008, cette femme très pieuse a habité dans une grande maison bourgeoise du nord du Portugal. Une domestique brésilienne, Beatriz, l’a servie pendant près de soixante ans. Pour raconter cette vie immobile, Mata use d’un procédé exigeant et déroutant. Sans jamais quitter cette maison, sinon pour quatre promenades circulaires dans le jardin qui rythment le temps qui passe au clocher de l’église et les saisons qui se succèdent, il filme de longs plans silencieux des deux vieilles femmes qui se regardent en chiens de faïence et auxquelles reviennent des souvenirs enfouis.
On voit Alziria plus jeune, avec ses parents, pratiquant le piano et la peinture, mais sacrifiant toute ambition artistique et professionnelle, à un mariage sans amour et à l’éducation de ses enfants.

Vu sous cet angle, À la lueur de la chandelle est autrement plus intelligent et stimulant que l’impression que j’en avais en sortant de la salle. Il n’en reste pas moins que son visionnage fut une épreuve douloureuse dont je peinerai à me remettre.

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La Jeune Femme à l’aiguille ★★★☆

Copenhague 1918. Karoline, employée dans une usine de textile, tire le diable par la queue depuis la disparition de son mari. Son patron la prend sous sa coupe, lui promet de l’épouser. Elle tombe enceinte. Mais sa future belle-mère la jette à la rue. Désespérée, Karoline cherche par tous les moyens à avorter. Une marchande de confiseries, Dagmar, croisée dans les bains publics avec sa fille Irina âgée de sept ans à peine, lui propose une solution.

La Jeune Femme à l’aiguille est un film déroutant, sorti début avril sans grande publicité dans un réseau de salles bien étroit. Pourtant, il a été sélectionné en compétition à Cannes l’an dernier et a représenté le Danemark aux Oscars. Son réalisateur est un Suédois installé en Pologne dont le premier film, Sweat, avait pour héroïne une influenceuse rendue schizophrène par sa soudaine popularité sur les réseaux sociaux.

Avec ce deuxième film, Magnus von Horn change radicalement d’atmosphère. On pourrait penser que le scénario est adapté d’un de ces grands romans naturalistes, façon Charles Dickens ou Eugène Sue, dont la fin du XIXème siècle était friand. Mais c’est un scénario original, inspiré d’un fait divers macabre qui s’est déroulé à Copenhague au début du XXème siècle. L’action se met en place lentement. Le personnage de Dagmar n’apparaît qu’au milieu du film. J’ai cru un temps qu’il était interprété par Sidse Babett Knudsen (Borgen, L’Hermine, La Fille de Brest) que j’ai confondue avec Trine Dyrholm (Festen, Royal Affair, La Communauté).

Le film est interdit aux moins de douze ans et mérite de l’être. À raison de ce qu’il raconte. Et à raison de la façon dont il le raconte. C’est un film historique, filmé en noir et blanc, avec des décors volontairement artificieux, montrant une ville (Copenhague ?) boueuse et crasseuse. Les intérieurs suintent la misère et la saleté. Les employées de l’usine qui emploie Karoline rappellent les ouvrières sortant en foule des usines Lumière à Lyon. Une musique lancinante vient se surajouter à ce tableau déjà particulièrement lugubre.

Longtemps après le générique de fin, La Jeune Femme à l’aiguille laisse une trace durable. La trace d’un film original, par sa forme, par son fond, qui ne s’oublie pas de sitôt.

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