Chevalier noir ★★☆☆

Chevalier noir raconte, à Téhéran, de nos jours, la vie de deux frères aussi dissemblables que possible, qui vivent après la mort de leur mère, avec leur père, un héroïnomane à bout de souffle, dans une maison décatie sur les hauteurs de la ville.
L’aîné, Iman, est un dealer dont les trafics et la cavalerie qui les financent sont de plus en plus périlleux. Le cadet, Payar, un champion de boxe thaï qui débute peut-être une histoire d’amour avec Hanna, une voisine fraîchement divorcée, revenue de France avec un fils, est plus placide.

Le cinéma iranien ne cesse de nous surprendre, qui nous expédie à flux régulier des pépites, souvent noires. Parmi elles, La Loi de Téhéran, une plongée asphyxiante dans le monde des trafiquants de drogue et dans celui des policiers qui les traquent, avait connu, en 2021, un succès mérité. Juste une nuit nous faisait partager l’angoisse en temps réel d’une mère célibataire condamnée à cacher à ses parents de passage à Téhéran l’existence de son nouveau-né conçu hors mariage. Leila et ses frères dressait le portrait d’une bruyante fratrie tutoyant les limites de la légalité pour réussir en affaires. Les Nuits de Mashhad menait l’enquête sur les assassinats de plusieurs prostituées par un tueur en série. Les Enfants du soleil avait pour cadre une école de quartier et pour héros une bande d’enfants abandonnés à eux-mêmes à la recherche d’un trésor. La liste pourrait s’allonger presqu’indéfiniment : Marché noir, Le PardonLe diable n’existe pasUn héros, etc.

Le défaut de Chevalier noir est de se noyer dans cette masse où la compétition est rude : j’avais donné à chacun de ces films, secs comme un nerf de boeuf, tendus comme un arc, bercés par la sublime musique du farsi à laquelle je ne résiste pas, deux ou trois étoiles.

Pourtant il a de sacrés qualités.
La principale est son écriture. La tension ne se relâche jamais alors que le scénario n’est pas construit autour d’un événement unique mais donne l’impression de raconter une tranche de la vie d’Iman et de Payar, filmée sur le vif. Ce choix était casse-gueule. Difficile de résumer le film d’une phrase, difficile même d’en désigner le héros : Iman ? Payar ? les deux ?
Tourné en Iran, sans doute en jouant à cache-cache avec la censure, Chevalier noir n’est pas tendre avec le régime des mollahs dans le tableau apocalyptique qu’il fait des dessous de la société iranienne composée, à l’en croire, de riches dépravés et de pauvres drogués. On ne verra jamais la police ni aucun corps constitué ; mais pourtant, peut-être parce que le spectateur occidental projette ses préjugés, il sent la pression omniprésente de l’autorité et redoute à chaque instant qu’elle n’impose sa loi, aussi arbitraire soit-elle.

Chronique sociale, charge politique, thriller, tragédie grecque, Chevalier noir emprunte à plusieurs genres et laisse jusqu’à sa conclusion faussement apaisée, un goût amer.

La bande-annonce

Les Cyclades ★☆☆☆

Blandine (Olivia Côte) et Magalie (Laure Calamy) furent les meilleures amies du monde au collège avant de se fâcher et de se perdre de vue. Trente ans plus tard, alors que Blandine peine à se remettre d’un divorce douloureux, son fils provoque leurs retrouvailles et les réunit le temps d’une semaine de vacances dans les Cyclades où elles rêvaient d’aller ensemble, sur les traces des héros du Grand Bleu.

Marc Fitoussi est un honnête faiseur qui, depuis une quinzaine d’années, s’est fait une place modeste dans le cinéma français en en faisant tourner les actrices les plus connues dans des films aimables : Isabelle Huppert (Copacabana), Sandrine Kiberlain (Pauline détective), Emilie Dequenne (Maman a tort), Karin Viard (Les Apparences)…

Les Cyclades creuse paresseusement un sillon bien connu : la réunion improbable de deux personnages que tout oppose et qui, malgré leurs différences, finiront par s’apprécier. Depuis La Grande Vadrouille (Bourvil / De Funès), L’Emmerdeur (Ventura/Brel), La Chèvre (Depardieu/Richard) ou Les Ripoux (Noiret/Lhermitte), le genre a été exploité jusqu’à la trame.

Ici, à l’ère du paritarisme et du féminisme (on ne dégainera pas pour une fois le test de Bechdel), le genre est féminisé. Les deux héros sont des héroïnes. D’un côté Olivia Côte, quarantenaire corsetée dans ses inhibitions, noyée dans sa dépression ; de l’autre Laure Calamy éternelle ado, épicurienne revendiquée, décidée à opposer joie et bonne humeur à tous les aléas de la vie.
Bien entendu la meilleure actrice de l’année (le César lui a échappé hier soir pour À plein temps pour l’unique raison qu’elle l’avait déjà obtenu deux ans plus tôt pour Antoinette dans les Cévennes) est enthousiasmante avec sa coiffure eighties et ses tenues disco – et le nu frontal qu’elle ose fièrement à l’aube de la cinquantaine.

Mais le problème est que, mal dirigée, en roue libre, elle pousse son rôle jusqu’à la caricature. Une caricature d’autant plus irritante qu’elle est plus prévisible. Et c’est bien là que le bât blesse : comme on l’avait redouté en voyant la bande-annonce, les scènes s’enchaînent mécaniquement sans nous réserver aucune surprise sur la caractérisation des personnages (Blandine coincée et Magalie délurée) et leur évolution.
Ce ne sont pas hélas les paysages de carte postale de Santorin et de Mykonos, ni l’apparition à mi-chemin de Kristin Scott Thomas en hippie philosophe qui sauvent cette comédie pas drôle du naufrage redouté.

La bande-annonce

Tu choisiras la vie ★☆☆☆

Esther (Lou de Laâge) a vingt-six ans. Elle est née et a grandi dans une famille juive ultra-orthodoxe qui l’étouffe. À l’occasion du séjour qu’elle effectue chaque année dans le sud de l’Italie pour  la récolte des cédrats, elle hésite à franchir le pas et à rompre avec les siens. Elio (Riccardo Scamarcio), le propriétaire italien du domaine agricole, qu’il vient d’hériter de son père, devient le confident de ses hésitations.

Stéphane Freiss, vieil espoir déçu du cinéma français (il obtint dans cette catégorie le César en 1989 mais fit surtout carrière à la télévision et au théâtre) réalise à soixante ans passés son premier film. Son sujet est surprenant et exotique : il nous fait découvrir un usage méconnu, la récolte par les Juifs orthodoxes du cédrat, l’une des « quatre espèces » (avec le saule, la myrte et la palme de dattier) qui doivent être rassemblées et balancées pendant certaines prières de la fête de Souccot.

Si son cadre est original, son sujet n’est pas neuf. Ce n’est pas la première fois qu’on voit un personnage, homme ou femme, prisonnier des règles écrasantes du judaïsme orthodoxe, se battre pour s’en libérer : Kaddosh (1999), Prendre femme (2004), Tu n’aimeras point (2009), Brooklyn Yiddish (2017), Désobéissance (2017), l’histoire d’amour impossible entre deux femmes d’une communauté juive ultra-orthodoxe londonienne, la mini-série Unorthodox (2020)…

Tu choisiras ta vie est porté par le sex appeal de ses deux acteurs principaux. Lou de Laâge a une bouche terriblement sensuelle, la voix rauque et un nom follement aristocratique. Riccardo Scarmacio a des yeux bleus à se damner. Mais c’est un de ses rares atouts.

Son histoire est construite autour de deux interrogations. La première – Esther quittera-t-elle ou non sa famille ? – est tuée dans l’oeuf dès le premier plan qui nous en livre la réponse. Elle l’était déjà d’ailleurs, à bien y réfléchir, dans le titre même du film qui, s’il cite le Deutéronome, encourage son héroïne à la rébellion. La seconde semble aussi nous être dévoilée par l’affiche : Esther et Elio deviendront-ils amants ?

Tu choisiras la vie est un film dépaysant qui traite d’un sujet qui l’est moins. Malgré le charme de ses deux acteurs principaux, il ne réussit pas à sortir des ornières prévisibles dans lesquelles il s’est enferré.

La bande-annonce

Juste sous vos yeux ★★☆☆

Sangok est une actrice coréenne sur le retour qui a longtemps vécu aux Etats-Unis. On la suit pendant vingt-quatre heures alors qu’elle est revenue à Séoul chez sa sœur cadette qui l’héberge et qui se promène avec elle avant un rendez-vous important. Sangok doit rencontrer un réalisateur qui la vénère depuis toujours et qui souhaite lui proposer un rôle. Mais Sangok se voit dans l’impossibilité de l’accepter.

Voilà des années que je vais voir tous les films de Hong Sangsoo et que, systématiquement, je les déteste tous. Ce snobisme et ce masochisme interrogent. Mais étonnamment, ils auront fini par payer : alors que j’étais persuadé de ne pas aimer le vingt-huitième film de ce prolixe réalisateur, il m’a séduit à rebours de toutes mes préventions.

Pourtant il semblait réunir tous les ingrédients qui m’avaient fait détester ces précédents opus. Sa brièveté (quasiment aucun film d’Hong Sangsoo ne dépasse les quatre-vingt-dix minutes), ses interminables plans fixes dont la monotonie n’est guère rompue que par des zooms pas toujours maîtrisés, ses non moins interminables dialogues filmés alternativement en plein air ou dans un restaurant enfumé où l’alcool coule à flots et délie les langues, ses personnages enfin d’actrices en mal de rôles et de réalisateurs en mal de films….

Si Juste sous vos yeux m’a touché, c’est par son sujet, moins frivole que les précédents films de Hong Sangsoo. Ils avaient souvent pour thème des histoires d’amour malheureuses ou, plus généralement, l’incompréhension qui caractérise les rapports hommes-femmes. Est-ce l’effet de l’âge du réalisateur qui a franchi en 2020 le seuil des soixante ans ? Ils se lestent depuis quelques épisodes de sujets plus graves : la maladie, la mort… Mais l’inconséquence masculine en constitue toujours le contrepoint burlesque.

La bande-annonce

The Fabelmans ★★★★

La vie de Sam Fabelman fut changée à jamais après que ses parents l’eurent amené, à cinq ans à peine, voir au cinéma son premier film, Sous le plus grand chapiteau du monde. Avec la caméra que ses parents lui offrent quelques années plus tard, le jeune Sam filme sa famille qui vient de déménager en Arizona et tourne même quelques courts-métrages avec des amis scouts. Entouré de son père, un ingénieur brillant qui participe chez General Electric à la naissance de l’informatique, de sa mère (Michelle Williams), une artiste refoulée, de ses trois sœurs, et d’oncle Bennie (Seth Rogen), un collègue de travail de son père devenu membre à part entière de la famille, Sam y vit ses années les plus heureuses.
Le déménagement en Californie est un arrachement pour sa mère, qui sombre dans la dépression, et surtout pour Sam, en butte dans son lycée à l’antisémitisme de ses camarades. Mais ses épreuves ne viendront jamais à bout de l’irrésistible envie de Sam de filmer.

Au crépuscule de sa vie (il soufflait ses 76 bougies en décembre), Steven Spielberg nous livre son film le plus intime. L’histoire du jeune Sam Fabelman est, à quelques détails près, celle de sa vie dans l’Amérique des années 50 : il est né en 1946 à Cincinnati dans l’Ohio de parents juifs polonais qui déménagent dans le New Jersey, puis en Arizona et en Californie, au gré des promotions de son père, avant de divorcer en 1964.

Cette autobiographie ne brille certes pas par son originalité. The Fabelmans n’est pas un film qui révolutionne l’histoire du cinéma. Ce n’est pas non plus un film aussi complexe que mes coups de cœur les plus récents – Babylon, Tar – ou que d’autres que je n’ai pas autant aimés mais dont je reconnais volontiers les qualités – Nostalgia, Godland, Aftersun… Mais The Fabelmans n’en reste pas moins un film qui déborde d’amour pour le cinéma et qui mérite à ce titre selon moi sans barguigner ses quatre étoiles.

Avec l’art consommé qui est le sien, Spielberg met en images quelques-uns des adages autour desquels sa légende personnelle s’est construite : « la vie est plus belle quand on la filme » ou « l’œil de la caméra est plus intelligent que l’œil humain » (qui donne lieu à une des meilleures séquences du film).

Le film est long – 2h31 – mais il a ce rythme lent et paisible qu’avaient les grands films d’antan. On ne s’y ennuie pas une seconde. Peut-être enregistre-t-il une baisse de rythme aux deux tiers, à l’arrivée de Sam au lycée. Mais elle est aussitôt oubliée avec la séquence la plus drôle du film, dans la chambre à coucher d’une jeune lycéenne born again.

Film universel sur l’enfance, sur la dislocation familiale, sur une vocation irrépressible, The Fabelmans parle à notre cœur autant qu’à notre intelligence.

La bande-annonce

Nos soleils ★★☆☆

Les Solé exploitent depuis toujours un champ de pêchers dans le Sud de la Catalogne que son propriétaire leur demande de quitter pour y construire une ferme photovoltaïque. Il leur a laissé jusqu’à la fin de l’été le temps de procéder à une ultime récolte.

La terre, ses fruits, ceux qui la travaillent, furent toujours un sujet éminemment cinématographique. Il l’est encore aujourd’hui, alors même que l’agriculture ne représente plus guère qu’une part infime de la population active. Il y aurait beaucoup à dire du succès rencontré en France ces dernières années par La Famille Bélier (cinq nominations aux Césars 2015), Petit Paysan (sept aux Césars 2018),  Au nom de la terre (trois aux Césars 2020), voire Cyrille, agriculteur, 30 ans, 20 vaches, du lait, du beurre, des dettes (nominé pour le César du meilleur documentaire en 2021)…

Ours d’or à Berlin en février 2022, Nos soleils creuse ce sillon fertile – si on m’autorise cette métaphore agricole. Il met en scène une nombreuse parentèle – le patriarche, son fils, ses deux filles, leurs conjoints et leurs enfants – confrontée à une déchirure : devoir se séparer d’une terre qu’ils cultivent depuis toujours et dont ils vivent de la vente des fruits.

Le thème n’est pas nouveau. On le retrouve sous d’autres cieux : tunisien (Sous les figues), turc (Les Promesses d’Hasan), israélien (Les Citronniers)… Il n’est pas traité avec une originalité qui justifie les critiques enthousiastes que j’en ai lues et la distinction exagérée qu’il a reçue à Berlin.
Certes les acteurs, tous amateurs, que Carla Simon est allée recruter sur ses terres natales après avoir procédé à pas moins de neuf mille auditions, sont d’une étonnante justesse.
Mais le scénario, sans réel fil directeur, qui refuse de se focaliser sur un personnage plutôt qu’un autre et donne à chacun sa minute warholienne s’étire inutilement pendant plus de deux heures. Aurait-il été amputé du quart, Nos soleils aurait gagné en efficacité sans rien perdre en émotion.

La bande-annonce

Divertimento ★☆☆☆

Zahia Ziouani s’est fait une place et un nom dans un milieu éhontément masculin. Elle est cheffe d’orchestre. Elle a créé l’Orchestre symphonique de Stains en Seine-Saint-Denis qui compte soixante-dix instrumentistes, se produit chaque année devant plus de cinquante mille spectateurs et mène des actions de sensibilisation à la musique classique vers des publics défavorisés.
Ce destin édifiant aurait pu nourrir un documentaire. Marie-Castille Mention-Schaar, dont les précédents films débordaient déjà de bonnes intentions (Les Héritiers sur le devoir de mémoire, Le ciel attendra sur la radicalisation, A Good man sur la transidentité…), s’en est emparée pour signer une fiction.

Comme dans ses précédents films, elle y est terriblement efficace…. et pathologiquement prévisible. Aucune surprise depuis la bande-annonce jusqu’à la dernière scène – qui a la prétention d’en être une alors que la toute première la laissait prévoir.

Aucun lieu commun ne nous est épargné. Zahia (Oulaya Amamara aussi à l’aise avec une baguette que moi sur des patins à glace) accumule les handicaps : c’est une femme, une Arabe, immigrée de deuxième génération, originaire du 9-3 honni. Un ami réactionnaire et néanmoins très drôle me glisse à l’oreille : eût-elle été lesbienne et unijambiste, elle aurait eu le prix Nobel Santo subito. Mais elle peut compter sur l’amour de son père (Zinedime Soualem), un travailleur humble qui, malgré son absence de diplôme, lui a transmis le goût de l’étude et de la musique, sur la complicité de sa sœur (Lina El Arabi) et sur la confiance d’un grand maestro (Niels Arestrup) pour franchir, à force de courage, de travail et de talent, tous les obstacles dressés devant elle.

Dès les premières images où l’on accompagne Zahia et sa sœur Fettima, dans la classe de terminale, option musique, d’un prestigieux lycée parisien, qu’elles viennent d’intégrer, les lieux communs se ramassent à la pelle. Les élèves, blancs, friqués, maniant des codes qu’eux seuls maîtrisent, leur réservent un accueil goguenard. Leur coqueluche, auquel le pupitre de chef d’orchestre est promis, s’appelle Lambert…. Lallemand (sic).

L’écueil de ce film n’est pas seulement sa prévisibilité. C’est aussi sa bien-pensance.
Elle est littéralement asphyxiante. Circonstance atténuante ou aggravante : tout le cinéma français semble aujourd’hui contaminé par ce mal. Le scénario de Divertimento paraphrase d’autres films récents construits exactement sur le même principe. Sorti en 2018, Au bout des doigts mettait en scène Lambert Wilson dans le rôle d’un professeur de musique décidé à donner sa chance à un génie du piano mal dégrossi. Ténor avait pour héros un jeune banlieusard passionné de rap qu’une professeur de chant à l’Opéra-Garnier (Michèle Laroque) convainc de se consacrer à l’art lyrique. Neneh Superstar, le mois dernier, mettait en scène une petite fille noire déterminée à devenir petit rat de l’Opéra. On voit ces temps-ci la bande-annonce de Sage-Homme avec Karin Viard qui glorifiera la formation d’un jeune Maghrébin à l’obstétrique. Aspirant scénariste : si vous voulez être produit, il faut renoncer à toute ambition et écrire l’histoire d’une Erythréenne excisée, contrainte à l’exil par la guerre qui sévit dans son pays, qui devient championne d’échecs en France, après avoir traversé la Méditerranée au péril de sa vie, et qui, dans la scène finale, a le courage de faire son coming out en déclarant sa flamme à sa coach.

Avant de conclure cette critique assassine, que d’aucuns jugeront à raison excessive et réactionnaire, l’honnêteté m’oblige à reconnaître un point. Les films de Marie-Castille Mention-Schaar – et celui-là comme les précédents – sont sacrément efficaces. Je n’ai pas été le dernier à verser ma larme devant le courage de Zahia et à partager sa joie devant le travail accompli. Aussi aurais-je mauvaise grâce à jeter la pierre aux amis qui ont eu raison d’insister pour que j’aille le voir, fût-ce plusieurs semaines après sa sortie, malgré mes réticences initiales.

La bande-annonce

Pour la France ★☆☆☆

En 2012, durant un « bahutage », un bizutage qui n’ose pas dire son nom, à l’école militaire de Saint-Cyr, Jalla Hami, un jeune aspirant qui venait d’en réussir le concours d’entrée, est mort noyé. C’est l’histoire de sa mort que raconte Rachid Hami, son propre frère, réalisateur de cinéma, mais c’est surtout celle de sa famille.

Tout dans le titre de Pour la France, dans son affiche, dans sa bande annonce, nous laissait escompter un film politique sur le modèle de La Fille de Brest ou de Goliath : un brûlot à charge contre l’armée qui a laissé stupidement mourir l’un des siens dont le seul tort était, en dépit de ses origines maghrébines, d’avoir essayé de toutes ses forces de s’intégrer.

Mais, contre tout attente, Rachid Hami nous emmène dans une autre direction. La mort de son frère constitue le cœur du film. Et la lutte menée par sa mère et son frère pour que les honneurs lui soient rendus en est l’un des principaux enjeux ; mais il n’en est pas le seul. Rien n’est dit sur l’enquête policière et le procès qui conduira en 2020 à la condamnation de trois militaires pour homicide involontaire à des peines de sursis qu’on pourrait estimer trop légères.

En revanche, le réalisateur nous raconte par le menu l’histoire de sa famille à travers deux longs flashbacks. Le premier remonte à 1992. Il se déroule en Algérie en pleine guerre civile où la famille des deux jeunes frères (Rachid a sept ans, Jallal quatre seulement) se déchire : leur mère veut quitter ce pays mutilé pour la France ; leur père, gendarme, s’y refuse. La seconde a lieu une vingtaine d’années plus tard. Rachid a mal tourné, multipliant, faute de boulot stable, les menus larcins. Jallal au contraire est un jeune homme rangé qui termine sa scolarité à Sciences Po par un séjour d’études à Taïwan où son frère le rejoint le temps des fêtes de fin d’année.

Cette histoire familiale, celle du lien compliqué entre deux frères, entre deux terres, la France et l’Algérie, et deux allégeances, au père et à la mère, nous détourne du vrai sujet du film.

Pourtant il y aurait eu beaucoup à dire sur la mort de Jallal, sur ses circonstances stupides, sur le racisme sournois qui ronge les écoles militaires ou, au contraire, si on a la rigueur d’instruire à charge et à décharge, sur leur ouverture aux immigrés de la deuxième génération (« Si l’armée avait été raciste, il n’aurait pas réussi le concours » rétorque avec beaucoup de justesse le personnage interprété par Karim Leklou). Pour la France aurait pu, aurait dû creuser le point de vue des militaires, comme il le fait dans une scène trop courte, pour moi la meilleure du film, et opposer dans leurs rangs ceux qui veulent étouffer l’affaire et ceux au contraire, plus courageux, qui sont prêts à assumer leurs responsabilités.

Mais on ne trouvera rien de tout cela. Ou on le trouvera si peu qu’on sort de la salle frustré voire furieux d’avoir été berné par un film qui annonçait une promesse qu’il n’a pas tenue.

La bande-annonce

La Grande Magie ★☆☆☆

Une troupe de forains vient se produire devant les clients d’un hôtel chic du littoral atlantique. Parmi eux, un mari particulièrement possessif (Denis Podalydès) ne quitte pas d’une semelle sa femme (Judith Chemla) qui profitera d’un tour de magie pour se faire la belle. Le mari éploré accuse les forains de la disparition de son épouse. Pour se dédouaner, ceux-ci le persuadent que le temps s’est arrêté et qu’elle reviendra bientôt.

Tout le monde aime Noémie Lvovsky qui est lentement devenue une personnalité incontournable du cinéma français, devant comme derrière la caméra (La Grande Magie est son huitième film en tant que réalisatrice, son dix-neuvième en tant que scénariste et son cinquante-cinquième comme actrice). Sa joie de vivre, sa tendresse illuminent tous ses films. On imagine volontiers comment elle a convaincu tous les participants de ce film de la rejoindre : « On va tourner au bord de la mer ! En costumes ! Et on va chanter ! ». Ils ont tous répondu présents pour constituer un casting plaqué or, qui ressemble au palmarès des Césars ou au plateau d’une première à la Comédie-Française : Denis Podalydès, Sergi Lopez, Judith Chemla, Rebecca Marder (soupirs énamourés pour celle que je considère comme le plus bel espoir féminin de ces dernières années), Damien Bonnard, François Morel, sans oublier des seconds rôles aux petits oignons (Laurent Stocker, Laurent Poitrenaux, Philippe Duclos, Armelle, Catherine Hiégel….).

Sans doute cette troupe endiablée s’est-elle bien amusée pendant le tournage dont on imagine volontiers que les journées se terminaient par de joyeuses tablées dressées dans le parc jouxtant l’hôtel dans la tiédeur d’un été breton.
Mais la joie qu’ils ont prise à jouer est-elle communicative ? Elle ne l’est qu’à moitié. Certes, le propos est sympathique et le mélange des genres roboratif. Moi qui adore les comédies musicales ne puis que m’enthousiasmer des intermèdes chantés que La Grande Magie ménage. Le problème est que, même si les partitions signées Feu ! Chatterton sont diablement dans l’air du temps, elles s’accommodent mal des décors et de l’époque du film. Et, pire : les acteurs – à l’exception peut-être de Judith Chemla – chantent comme des casseroles. On a vraiment de la peine pour Denis Podalydès quand il entonne, au bord de la crise d’asthme, le solo de Mario au dernier acte de la Tosca.

Le problème aussi est que La Grande Magie s’englue dans un discours pseudo-philosophique autour du temps (le temps qui passe ou ne passe pas, le temps, convention sociale extérieure à notre ressenti intime…) qui fait cruellement penser à une resucée mal digérée d’un cours de terminale de philo. Ne reste finalement pas grand-chose : la folie d’un homme rongé par la jalousie.

La bande-annonce

La Femme de Tchaïkovski ★☆☆☆

Piotr Tchaïkovsky, l’immense musicien russe, était secrètement homosexuel. Pour faire taire les rumeurs, il accepta de se marier avec Antonina Miliukova, une de ses élèves au conservatoire de Moscou, qui l’avait rencontré quelques années plus tôt, était tombée follement amoureuse de lui et lui avait écrit une longue lettre enflammée. Le mariage, consacré en 1877 à Moscou, fut un naufrage et ne dura que quelques semaines avant la séparation de corps des époux. Mais Antonina refusa toujours le divorce.

À moitié juif, à moitié ukrainien, ouvertement homosexuel, Kirill Serebrennikov est, au grand dam du Kremlin, sans doute le plus grand réalisateur russe contemporain. Fuyant la Russie, il s’est exilé à Berlin sans rompre pour autant tout lien avec sa patrie. Son attitude ambiguë sur la guerre en Ukraine – dont il souhaite la résolution sans condamner ouvertement l’agression russe – lui a valu un accueil mitigé sur la Croisette où la direction du Festival, croyant bien faire, avait fermé ses portes à toute délégation officielle russe mais avait sélectionné le dernier film en date de Serebrennikov.

J’en attendais beaucoup, dans une programmation qui ce mois-ci, après Babylon et Tar le mois dernier, est bien maigrelette. J’en attendais d’autant plus que j’avais été durablement marqué par Leto et par La Fièvre de Petrov.

Autant le dire sans ambages : j’ai été déçu.
Certes, La Femme de Tchaïkovski est un film puissant, violent, porté par une exaltation fiévreuse. Les décors en sont exceptionnels alors même qu’ils sont minimalistes. Les intérieurs sont étroits, enfumés, sordides. Les rares scènes extérieures ne sont pas moins étouffantes, qui montrent une ville boueuse, noyée dans la brume, véritable Cour des miracles peuplée de gueux (elles m’ont rappelé les décors hallucinés d’Alexeï Guerman). Le noir est omniprésent, avec quelques touches de rouge et, le temps d’une scène onirique où Antonina fantasme ses retrouvailles avec son bien-aimé, un blanc d’outre-ciel.

Le problème de La Femme de Tchaïkovski est l’histoire qu’il raconte, qui se résume à presque rien. L’affiche est trompeuse sinon mensongère. Point de passion dévorante entre le musicien et son épouse. Si passion il y a, elle est unilatérale. Et elle est pathologique. Tout se réduit à deux tristes faits : Tchaïkovsky est homosexuel et ne peut se laisser toucher par sa femme sans étouffer un spasme de dégoût. Quant à Antonina, elle voue à son mari un culte hyperbolique qui l’entraînera dans la folie (elle survivra vingt-trois ans à son époux, mort en 1893 du choléra, et finira à l’asile en pleine révolution de février 1917).

Pendant deux heures et vingt-trois minutes, qui deviennent vite interminables et répétitives, ce pauvre argument est essoré jusqu’à la trame. On y voit Tchaïkovski entouré de superbes éphèbes, dénudés et huilés. On y voit Antonina essayer contre toute raison de le conquérir puis s’entêter à refuser le divorce avant de sombrer dans la misère et dans la folie.

La bande-annonce