Depuis l’âge de cinq ans, Sibel est muette. Pour communiquer, elle s’exprime avec la langue sifflée qu’utilisent les habitants de son village. Son handicap la maintient à distance des membres de la communauté et lui autorise une liberté que les autres femmes n’ont pas.
Toute la journée, le fusil en bandoulière, elle arpente les collines à la recherche d’un loup qui terrifie les paysans. C’est ainsi qu’elle rencontre Ali, un déserteur.
Çağla Zencirci et Guillaume Giovanetti viennent du documentaire. Leur première réalisation Noor (2012) traitait des transgenres au Pakistan. On retrouve dans Sibel cette veine ethnographique : il s’agit de documenter la pratique toujours vivace de la langue sifflée à Kusköy, un village reculé de Turquie non loin de la Mer noire.
Mais il s’agit surtout de raconter l’émancipation d’une femme. Dans la communauté, Sibel jouit d’un statut paradoxal : son père, le maire du village, qui l’a élevée seul après la mort de sa femme lui laisse la bride lâche alors qu’il surveille sa cadette comme le lait sur le feu. Personne ne songe à la marier. C’est elle qui a la responsabilité de Narin, une vielle recluse dont on apprendra bientôt le terrible traumatisme qui l’a rendue folle.
Sibel a des allures de conte. Avec son bandana coloré autour du cou, dans lequel elle refuse de voiler sa chevelure, l’héroïne a des airs de Petit chaperon rouge ; Narin serait une gentille sorcière ; Ali un gentil méchant loup.
Sibel oppose deux mondes. En haut, la forêt qu’elle parcourt à grandes enjambées, comme pressée par on-ne-sait quelle urgence : une espace sauvage, vierge, anomique. En bas la société des hommes qui font régner un patriarcat sans faille sur des femmes dures à la tâche (elles seules semblent travailler), aux corps invisibles sous d’épaisses couches de vêtements, qu’on imagine déformés par les mariages et les grossesses.
L’héroïne pousse un long cri muet qui rappelle inévitablement Munch, cri de haine contre cette société qu’elle vomit, cri d’amour pour son amant qu’elle a perdu dans la nuit.
Sibel rappelle Mustang. Il en a la puissance dramatique et l’élan vital. Souhaitons lui le même succès.