Ouistreham ★★★☆

Écrivaine du réel, Marianne Winckler (Juliette Binoche) a quitté Paris pour s’installer à Caen dans un HLM désolant et pour y vivre le temps de quelques mois l’existence d’une chercheuse d’emploi et d’une travailleuse précaire en cachant son projet. Recrutée comme femme de ménage, elle est intégrée aux équipes chargées de l’entretien du ferry qui relie Ouistreham à l’Angleterre.

Florence Aubenas avait raconté en 2010 dans Le Quai d’Ouistreham son expérience de femme de ménage embedded. Ce livre, d’une vibrante humanité, témoignait avec une force rare de l’alinéation sociale, de la vie étriquée de ces femmes de ménage aux horaires impossibles, aux salaires misérables, aux conditions de travail exténuantes, aux vies sans joie et sans avenir.

Ce livre eut un grand succès, tant public que critique. Il réjouit en particulier les bobos parisiens – dont je fais partie plus souvent qu’à mon tour – qui y découvrirent ou feignirent d’y découvrir l’âpreté des conditions de vie dans la France dite périphérique (l’essai de Christophe Guilluy lui est de quatre ans postérieur). il fut mis en onde, sur France Culture évidemment. Il fut adapté au théâtre. La rumeur voudrait que Florence Aubenas n’ait accepté qu’il soit porté à l’écran à la seule condition que la réalisation en soit confiée à Emmanuel Carrère. Las ! L’écrivain à succès racontait dans Le Royaume avoir définitivement tourné la page du cinéma après quelques coups d’essai plus ou moins convaincants (La Moustache, Retour à Kotelnitch). L’anecdote semble trop belle pour être vraie : il se laissa convaincre et après bien des déboires, le film nous arrive enfin sur les écrans.

Il reçoit des critiques assez sévères sur la façon dont y est filmée la précarité sociale. Ces critiques sont pertinentes. Ouistreham est un film naturaliste sans originalité, bien en dessous des films de Dardenne, de Ken Loach ou de Nomadland, coincé entre la dénonciation de conditions de vie exténuantes et l’exaltation de la chaleur qui instille malgré tout la solidarité qui jaillit dans le lumpenprolétariat.

En revanche, Ouistreham devient beaucoup plus intéressant dans son autre dimension, qui n’était qu’à peine esquissée dans le livre, mais que Emmanuel Carrère, qu’elle obsède, creuse : l’imposture. L’auteur de L’Adversaire – consacré, on s’en souvient, à ce faux médecin qui a assassiné sa famille lorsque sa supercherie allait être sur le point d’éclater – interroge la démarche de Florence Aubenas (auquel il donne le nom d’un médecin-écrivain célèbre écrivant sous pseudonyme) et sa légitimité. Une journaliste parisienne a-t-elle le droit de « jouer à la femme de ménage » ? Pourra-t-elle en comprendre l’existence dès lors qu’elle garde toujours la possibilité de suspendre « l’expérience » ? Le mensonge dont elle entoure son « infiltration » n’est-il pas une trahison de la confiance que lui donnent les amis qu’elle se fait sous sa nouvelle identité ?

Ces questions là sont posées à Marianne Winckler par la conseillère de Pôle Emploi qui a découvert son identité. C’est la scène la plus intelligente du film. Dommage que le reste se perde dans du sentimentalisme un peu fade. Jusqu’à un épilogue éclatant de lucidité et d’intelligence qui évite l’écueil de la mièvrerie.

La bande-annonce

Copyright Van Gogh ★★☆☆

À Dafen, près de Shenzhen, dans le sud de la Chine, des milliers de peintres reproduisent à la chaîne les chefs d’œuvre de la peinture occidentale qui seront ensuite exportés en Europe et aux États-Unis et vendus à vil prix.
Parmi eux, Zhao Xiaoyong s’est spécialisé dans les reproductions des œuvres de Van Gogh. En une vingtaine d’années, à des cadences infernales, les apprentis de ses ateliers, sa femme et lui en ont copié une centaine de milliers. Répondant à l’invitation d’un importateur hollandais, il décide d’aller à Amsterdam puis en France à la découverte des œuvres originales de son peintre fétiche.

Copyright Van Gogh a été réalisé par un duo père-fille : Yu Haibo est photographe et avait déjà immortalisé les peintres de Dafen, Yu « Kiki » Tianqi est documentariste.

Copyright Van Gogh nous plonge d’abord dans un lieu surréaliste : une sorte d’entrepôt du faux où se réalisent à la chaîne, dans des ateliers minuscules et bondés, des copies de toiles de maîtres. Il y aurait eu beaucoup à dire sur cette industrie, son économie, sa sociologie, sur les copistes chinois, sur les donneurs d’ordre occidentaux… et surtout sur les acheteurs qui affichent dans leur salon une copie des Tournesols ou de La Nuit étoilée. Mais ce n’est pas la voie explorée par le documentaire.

Copyright Van Gogh se concentre sur un personnage. La quarantaine bien entamée, il a déjà usé sa vie à recopier ad nauseam les mêmes modèles et à transmettre sa technique à ses apprentis. Sa femme est elle aussi copiste. Et sa petite famille vit, avec les apprentis, dans l’atelier dont les murs étroits semblent borner son univers.
Pour autant, Zhao reste un artiste qui s’émerveille du génie de Van Gogh, qui a l’humilité de reconnaître les limites de son propre talent et qui rêve un jour de peindre ses propres toiles. Le déclic s’effectuera après un voyage en Europe, longtemps retardé, qui constitue le moyeu du documentaire.

On s’attache à ses pas, de Dafen à Auvers-sur-Oise, en passant par Amsterdam, Paris et Arles. On le suit aussi dans son village natal, au cœur de la Chine rurale, où sa grand-mère posera pour son premier tableau original.

La bande-annonce

Europe 51 (1952) ★★★☆

Irene Girard (Ingrid Bergman) est une riche Américaine qui vit depuis plusieurs années à Rome avec son mari. Elle y mène grand train sans prêter d’attention à son fils unique, Michele, une dizaine d’années à peine, qui se jette dans l’escalier de leur luxueux appartement, par chagrin.
Cet accident et la mort de son enfant font à Irene l’effet d’un électro-choc. Elle réalise l’inanité de sa vie, centrée sur son seul confort. Avec un cousin de son mari, elle découvre les banlieues misérables de la capitale. Elle y rencontre une femme qui élève six enfants. Irene la remplace au pied levé à l’usine où elle vient de la faire embaucher. Elle recueille une prostituée qui se meurt de la tuberculose. Elle réussit à convaincre un jeune malfrat, qui vient de braquer une banque et de tuer un gardien, de se rendre.
Son comportement inquiète son mari qui la fait interner dans un asile psychiatrique.

Europe 51 est un des films les plus marquants de Roberto Rossellini et du néo-réalisme italien. C’est le deuxième après Stromboli qu’il tourna avec Ingrid Bergman, l’actrice américaine qu’il venait d’épouser, qui était enceinte de sa fille Isabella pendant le tournage. Il fit scandale en Italie à sa sortie ; car il renvoyait dos à dos les grandes idéologies sur lesquelles et contre lesquelles l’Italie post-fasciste se reconstruisait lentement : le capitalisme, la religion et même le communisme.

Quel est le sujet de Europe 51 ? La sainteté. Le sujet traverse le cinéma et la littérature : Le Journal d’un curé de campagne, Sous le soleil de Satan, Thérèse, Jeanne d’Arc, Breaking the Waves, The Leftovers….
Roberto Rossellini – dont le premier fils était mort d’une appendicite à neuf ans seulement en 1946 – venait de tourner un film consacré à Saint François d’Assise, Les Onze Fioretti. Le saint, qui avait renoncé au confort bourgeois pour une vie de privations consacrée aux pauvres, le fascinait. Il se posait une question simple : que ferait Saint François aujourd’hui ? comment serait-il accueilli ? Il a une autre référence : la philosophe française Simone Weil, qui tenta de comprendre la condition ouvrière par l’expérience concrète du travail en usine.

Le résultat est un chef d’oeuvre. Superbement restauré, il est ressorti en salles mercredi dernier. Le noir et blanc de Rossellini est velouté. Le visage d’Ingrid Bergman est le plus beau qu’il fut jamais donné de voir. Seul bémol, l’actrice est doublée en italien. Sans doute ne le parlait-elle pas parfaitement. Mais censée jouer une riche Américaine, on lui aurait volontiers pardonné quelques fautes d’accord pour avoir le plaisir de l’entendre.

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Lamb ★★☆☆

Maria et Ingvar vivent seuls dans une ferme isolée au milieu d’une austère vallée islandaise. Y naît un être mi-humain mi animal, au corps d’enfant mais à la tête d’agneau auquel le couple va immédiatement s’attacher comme si c’était son propre enfant. L’arrivée inattendue de Pétur, le frère d’Ingvar, va-t-elle perturber ce fragile équilibre ?

Lamb est un film inclassable. Le jury de Cannes ne s’y est d’ailleurs pas trompé qui lui a attribué un curieux « prix de l’originalité » dans la section Un certain regard en juillet dernier. C’est un film construit sur une idée étonnante : la naissance d’un être monstrueux dans cette ferme islandaise du bout du monde est vécue par ses deux témoins, Maria et Ingvar, comme un événement « normal ». Cette réaction soulève une question : pourquoi ce couple a-t-il cette réaction-là ? En amont, cette naissance extraordinaire en soulevait déjà une autre : comment peut-on l’expliquer ?

On pense à l’incroyable film suédois Border, dont je m’étonne qu’il ne soit pas (encore) devenu culte. Comme Border, Lamb évoque les frontières de l’humanité et de l’animalité. Qu’est-ce qu’un homme ? qu’est-ce qu’un animal ? En quoi sont-ils proches ? différents ? L’un comme l’autre méritent-ils le même respect ? le même amour ?

Lamb prend son temps – presque deux heures – pour répondre à ces questions. Il le fait dans les splendides paysages du nord de l’Islande qui avaient déjà servi de décors à un autre film islandais au titre similaire, Béliers, qui, s’il avait pour protagonistes deux frères ennemis, éleveurs de moutons, empruntait à un tout autre registre, celui de la comédie sociale. Lamb peine un peu à tenir la durée et se voit obligé de convoquer une tierce personne, ce frère ancien rockeur, béquille un peu trop visible à un scénario qui aurait pu/dû tenir sur ses deux jambes.

Lamb souffre d’un autre défaut. Il est coincé entre deux registres. Il est trop zarbi pour être vu sans malaise (le film est pourtant tous publics même si ce visa est assorti d’un avertissement passe-partout : « des scènes, des propos ou des images peuvent heurter la sensibilité des spectateurs ») ; mais il ne l’est pas assez pour basculer dans le film de genre. Un peu comme le faux plat dans le cyclisme ou l’opérette dans l’art lyrique, Lamb pâtit de ce positionnement ambigu.

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Nos plus belles années ★★☆☆

Giulio, Paolo et Ricardo sont trois amis d’enfance nés à Rome à la fin des années soixante. Nos plus belles années raconte leur amitié, leurs brouilles, leurs retrouvailles du début des 80ies à nos jours.

Raconter à l’échelle d’une vie l’amitié d’une bande de personnages constitue presque en soi un genre cinématographique. Le cinéma italien semble s’en être fait une spécialité depuis Ettore Scola (Nous nous sommes tant aimés) jusqu’à Marco Tullio Giordana (Nos meilleures années). Mais l’Italie n’en a pas le monopole du genre. Des films similaires ont été tournés en France : on pense bien sûr aux joyeuses bandes de copains filmées par Claude Sautet ou par Yves Robert. Plus près de nous, j’avais énormément aimé Play, hélas passé sous tous les radars. Dans le cinéma américain on citera Les Copains d’abord de Lawrence Kasdan.

Conformément donc à un cahier des charges désormais bien calibré, Nos plus belles années nous décrit le parcours de trois hommes très différents les uns des autres, mais liés par une amitié indestructible. Giulio (interprété par Pierfrancesco Favino qui, à cinquante ans passé, aurait dû depuis longtemps accéder au statut de star que son talent lui réserve) a des origines modestes mais connaîtra l’ascension sociale la plus rapide. Paolo, le fils-à-maman, passionné par les oiseaux, ne se remettra jamais de sa passion pour la jolie Gemma. Acteur raté, Ricardo aura la vie la plus chaotique, échouant dans sa vie amoureuse comme dans sa vie professionnelle.

Comment faire du neuf avec du vieux ? Le problème de Gabriele Mucino est son manque d’originalité. Nos plus belles années n’est pas un film indigent. Au contraire, il se regarde sans déplaisir. Mais il ne renouvelle pas suffisamment un genre décidément trop marqué pour laisser une trace durable.

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Twist à Bamako ★☆☆☆

Bamako. 1962. Le Mali vient d’accéder à l’indépendance et d’instaurer le socialisme pour tourner la page de la colonisation. Mais le nouveau régime se heurte à bien des obstacles.
Samba (Stéphane Bak) est le fils d’un riche commerçant de textile qui renâcle contre le contrôle des prix et l’instauration d’un Code du travail garantissant aux employés qu’il exploite des conditions décentes d’emploi. Ardent militant socialiste, protégé par le ministre de la Jeunesse en personne, Samba mène avec deux de ses camarades des actions de propagande dans les provinces. C’est là qu’il rencontre Lara (Alicia Da Luz) qui a été mariée de force au petit-fils alcoolique d’un chef de village hostile aux idées du nouveau régime. Avec la complicité de Samba, Lara s’enfuie à Bamako. Entre les deux jeunes gens, qui fréquentent les clubs de la capitale, une idylle se noue.

Robert Guédiguian nous a habitués à filmer à Marseille, sa ville, depuis bientôt quarante ans, avec une réussite jamais démentie, la même troupe d’acteurs : Ariane Ascaride Jean-Pierre Darroussin, Jean-Pierre Meylan, Jacques Boudet… De temps en temps, il s’autorise quelques échappées loin de la cité phocéenne : dans l’Arménie de ses racines (Le Voyage en Arménie), à Paris pendant la Résistance (L’Armée du crime). Juste avant l’épidémie du Covid, qui interrompit le tournage en plein milieu,, il était parti au Sénégal y reconstituer à grands frais le Mali des 60ies, juste après l’indépendance. Qui y a voyagé ou vécu reconnaîtra peut-être le centre de Thiès (où mon père servit en 1951-1952), les berges du fleuve Sénégal à Podor (où ma sœur aînée naquit en septembre 1951) et le pont Faidherbe de Saint-Louis…. Mais arrêtons d’égrener les souvenirs familiaux pour saluer la qualité de cette reconstitution (inspirée des photographies de Malick Sidibé que Guédiguian découvrit – comme moi – à la Fondation Cartier en 2017), les décors, les costumes et la musique.

Twist à Bamako souffre à mes yeux de deux défauts majeurs.

Le premier, comme souvent dans les films de Guédiguian, est son didactisme un peu guindé. Ce reproche mérite des explications. Le cinéma de Guédiguian a d’immenses qualités : son naturalisme, sa sensibilité, son humanisme, l’émotion qu’il sait faire naître (Les Neiges du Kilimandjaro compte parmi les films les plus émouvants que j’aie vus) ; mais il manque à mes yeux de second degré, de légèreté, d’ironie sur lui-même. Pour le dire méchamment, Guédiguian, bien qu’il sache être drôle, se prend au sérieux. Et cela se voit parfois. Cela éclate dans les « grandes » scènes du film, celles où Samba débarque dans une réunion de commissaires politiques, où il va chercher son père en prison, où il échange avec le ministre de la Jeunesse. Jusqu’à la scène finale censée nous arracher des sanglots, mais trop prévisible, trop artificielle pour nous surprendre et nous toucher.

Second défaut plus substantiel : le choix de ce sujet. Militant toujours aussi engagé, Robert Guédiguian dit avoir voulu filmer un « moment communiste » : « Nous voulions raconter une belle et tragique histoire d’amour pour incarner ce que j’appelle ce « moment communiste », de construction, de fête révolutionnaire où les possibles se heurtent à la contre révolution mais aussi à la tradition et aux coutumes ancestrales ». Or, Guédiguian choisit de montrer non pas le printemps de ce socialisme en construction mais au contraire son automne, le moment où il se fracasse contre ses contradictions (l’interdiction du twist et des clubs) et ses résistances (les intérêts mercantiles des grands commerçants, le conservatisme des religieux). Son film prend une teinte crépusculaire et est cohérent avec sa conclusion dramatique. C’est un choix. Mais c’est un choix en contradiction avec la tonalité optimiste promise par le titre du film et par son affiche, le choix de filmer non pas la révolution en marche, mais ses lendemains qui déchantent.

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En attendant Bojangles ★☆☆☆

Juan-les-Pins 1958. Georges (Romain Duris) est un fêtard invétéré, un homme à femmes et un bonimenteur. Il rencontre à une réception huppée où il s’était invité Camille (Virginie Efira) et tombe éperdument amoureux d’elle. Neuf mois plus tard leur naît un fils prénommé Gary
Huit ans passent. Profitant de la générosité de leur fidèle ami Charles (Grégory Gadebois), Camille et Georges accueillent dans leur superbe appartement parisien une succession tourbillonnante de fêtes et de soirées sous les yeux émerveillés de Gary.
Mais la réalité bientôt les rattrape…

En attendant de devenir un film, En attendant Bojangles fut d’abord un immense succès de librairie. Le premier roman d’un auteur inconnu publié début 2016 chez un minuscule éditeur, bientôt couvert de prix et vendu à plusieurs centaines milliers d’exemplaires. Le livre fut d’abord adapté pour la radio, puis pour le théâtre, avant, comme de bien entendu, d’être porté à l’écran.

Régis Roinsard fut choisi pour réaliser cette adaptation. Le choix avait sa logique. On doit en effet à Roinsard Populaire, une délicieuse comédie où Déborah François interprète une championne de dactylographie. L’action s’en déroulait à la fin des 50ies, comme celle de En attendant… et le rôle principal masculin était joué par Romain Duris qui livre ici une interprétation qu’on croirait copiée de celles de Jean-Paul Belmondo : même sourire charmeur, même bagout irrésistible.

Virginie Efira rappelle Catherine Deneuve jeune dont elle affiche la même naïveté primesautière. On la voit énormément ces temps-ci, au risque de friser l’indigestion. Je l’ai déjà dit le mois dernier dans ma critique de Madeleine Collins. Malgré l’admiration inconditionnelle que je lui voue depuis toujours, elle m’a laissé ici de marbre.

La faute en revient peut-être au roman que j’avais lu à sa sortie sans en comprendre l’improbable succès. Il m’avait fait penser, par son mélange de fantaisie et de tragédie, à L’Écume des jours de Boris Vian dont je confesserai, au risque d’aggraver irrémédiablement mon cas, que je ne l’ai jamais aimé.

J’ai goûté la première partie de En attendant… Et notamment sa première scène, ses costumes splendides, l’apparition de Camille, le coup de foudre entre les deux personnages… J’ai moins aimé la suite, d’autant plus prévisible qu’on a lu le livre : la folle énergie et le refus des convenances de ce couple fusionnel vus à travers les yeux de leur fils, la descente aux enfers de cette mère que son époux vénère et enfin la longue espagnolade qui vient funestement la conclure.

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Mes frères et moi ★★☆☆

Nour a quatorze ans. Ses trois frères veillent sur lui : Abel, l’aîné, fait figure de père de substitution, Mo, le plus fêtard, fait de la musculation et drague les filles, Hédi, le cadet, est un chien fou mouillé dans des trafics louches. Ces quatre frères hauts en couleurs vivent d’expédients et ont décidé, contre l’avis de leur oncle, de garder chez eux leur mère plongée dans un coma irréversible. Le jeune Nour est convaincu des vertus thérapeutiques des airs d’opéra que son père chantait à sa mère quand ils se sont rencontrés et que Nour lui fait réécouter. Au collège où il doit effectuer des travaux d’intérêt général, il rencontre une cantatrice, qui anime un atelier d’art lyrique et qui l’initiera au chant.

On se souvient au début des années 2000 de Billy Elliot, de son sujet (un fils de prolétaire devient danseur étoile en dépit de tous les préjugés) et de son succès mondial. Mes frères et moi repose sur un ressort similaire et médiocrement convaincant : un enfant, même issu des classes les plus modestes, pourra s’élever hors de sa condition grâce à la pratique d’un art, même le plus élitiste qui soit. Sorti en juillet 2019, Yuli, la biographie romancée du danseur étoile cubain Carlos Acosta, creusait un sillon similaire.

On pouvait donc légitimement craindre le pire devant ce drame social cousu de fil blanc et lesté de tant de bonnes intentions. On pouvait craindre en particulier la partition de Judith Chemla, convoquée grâce à son joli filet de voix pour jouer le rôle de la professeure de chant, passeuse entre deux mondes : celui de la noire misère du lumpenprolétariat et celui des amateurs d’opéra.

Mes frères et moi réussit de justesse à éviter cet écueil grâce à la peinture jamais misérabiliste qu’il fait de Nour et de ses frères. Chacun incarne à sa façon, et sans verser dans la caricature, une façon d’être dans la France d’aujourd’hui un Rebeu en mal d’intégration : l’autorité virile pour Abel, le commerce de ses charmes pour Mo (interprété par le toujours excellent Sofian Khammès qui construit de film en film une carrière prometteuse), la rebellion violente pour Hédi et la curiosité d’être au monde pour Nour dont j’aurais volontiers dit qu’il rappelle le héros de La Vie devant soi de Ajar/Gary si Télérama ne l’avait pas déjà écrit.

Mes frères et moi a aussi une autre qualité : c’est un film joyeusement estival, tourné à Sète, qui devient décidément une ville de cinéma (outre la série de TF1 Demain nous appartient et les films d’Abdellatif Kechiche, Sète avait accueilli le tournage de Fragile, une petite pépite sortie  l’été dernier et injustement passé inaperçu). Ce soleil insolent, ces plages, ces flots méditerranéens sont un baume dans l’hiver parisien pluvieux, dont on aurait tort de se priver.

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Next Door ★☆☆☆

Daniel (Daniel Brühl) est un célèbre acteur allemand. Il vit à Berlin-Est dans un splendide duplex avec sa femme, ses deux enfants et une bonne cubaine. Ce matin, il prend l’avion pour aller passer une audition à Londres pour un rôle dans un blockbuster hollywoodien. Sur le chemin de l’aéroport, il s’arrête dans un vieux troquet. Un client, Bruno, qui se révèle être le voisin de Daniel et dont le père occupait l’appartement de Daniel avant sa coûteuse réhabilitation, engage la conversation avec lui. Elle prend vite un ton désagréable.

Daniel Brühl est sans doute l’un des acteurs les plus célèbres et les plus sympathiques du cinéma allemand contemporain. Cette notoriété déjà ancienne, Daniel Brühl la doit à son premier rôle dans Good Bye, Lenin! en 2003. Depuis lors, il a cultivé son image de gendre idéal en Allemagne et jusqu’à Hollywood (il tourne pour Tarantino et pour l’univers cinématographique Marvel où il incarne le personnage d’Helmut Zemo). C’est cette image trop lisse qu’il prend un plaisir masochiste à ébrécher dans sa première réalisation.

La construction en est très théâtrale. Tout – ou presque – s’y passe entre les quatre murs d’un café défraîchi où traînent deux piliers de bar et une patronne au profil de mère maquerelle. On pense à quelques huis clos d’anthologie : Le Limier de Mankiewicz, Garde à vue de Claude Miller,  La Jeune Fille et la Mort de Polansky, Funny Games de Haneke….
Ces chefs d’œuvre partagent quelques traits communs : une unité de temps, de lieu, d’action, une atmosphère oppressante, une interprétation hors pair, un scénario suffisamment surprenant pour ménager quelques rebondissements (et suffisamment rebondissant pour ménager quelques surprises).

Au regard de tous ces critères, Next Door est défaillant. Il pèche d’abord par son manque de crédibilité : pourquoi le métrosexuel Daniel, tiré à quatre épingles, a-t-il ses habitudes dans ce rade repoussant ? pourquoi y retrouve-t-il ce matin-là son voisin ? pourquoi accepte-t-il d’écouter devant témoins ses révélations ?
Il pèche surtout par sa construction prévisible. Chaque fois que Daniel menace de quitter la scène, chaque fois même qu’il réussit à la quitter, on sait par avance qu’il y reviendra puisque le film nous a fait la promesse d’un huis clos de quatre-vingt-dix minutes. Trop blasé par trop de films similaires reposant sur les mêmes ressorts, notre œil de spectateur note chaque détail en sachant par avance qu’il jouera un rôle déterminant : une enveloppe jaune est-elle glissée à un enfant de passage, on sait qu’elle ressurgira trente minutes plus tard,  Bruno se déplace-t-il avec un tote bag, on sait qu’il en sortira quelques documents compromettants, etc.

Le film de huis clos est un exercice périlleux ; l’autobiographie sans complaisance en est un plus périlleux encore. Daniel Brühl ne réussit ni l’un ni l’autre. Son capital de sympathie est tellement grand qu’on ne boudera pas pour autant son prochain film.

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Licorice Pizza ★★★☆

À Encino, près de Los Angeles, au début des 70ies, Gary (Cooper Hoffman) tombe amoureux au premier regard de Alana (Alana Haim). Il a quinze ans mais il est déjà presque autonome, assume seul la garde de son frère cadet, tourne dans une série télévisée, a un sacré esprit d’entreprise. Elle a vingt-cinq ans, est couvée par une famille juive étouffante, n’est pas sûre d’elle. S’aimeront-ils malgré leurs différences ?

Le pitch que je viens d’écrire pourrait laisser redouter le pire : une RomCom sirupeuse dont les deux héros, sans surprise, dépassant les obstacles qui s’opposent à leur amour impossible, finiront, au dernier plan du film, par courir dans les bras l’un de l’autre pour s’unir dans un baiser qui durera toujours. Sans vouloir en divulguer la fin, Licorice Pizza présente ces ingrédients-là…. mais les accommode selon une recette délicieusement originale.

Commençons par jeter un oeil à l’affiche. Il est d’usage, dans les films qui racontent une histoire d’amour, d’y voir les deux héros s’enlacer tendrement en se lançant des regards espiègles et/ou énamourés. Rien de tel ici : l’héroïne est au premier plan, les mains sur les hanches, un brin effrontée et semble nous lancer un regard de défi. Le héros est au second plan, adossé à une voiture, les mains… comment dire…. Vers où dirige-t-il un regard dont on devine qu’il s’accompagne d’un sourire ? Vers Alana. Ce sera donc l’histoire d’un garçon qui aime une fille qui lui tourne le dos.

Arrêtons nous à présent sur le choix de ces deux acteurs. On est loin des stéréotypes hollywoodiens. Le personnage de Gary est interprété par le fils du regretté Philip Seymour Hoffman (que PT Anderson avait souvent fait tourner). Il a quelques kilos en trop, le visage couvert d’acné et une coiffure impossible. Alana Haim est la révélation du film : une jeune Barbara Streisand avec un nez « tellement juif » (c’est pas moi qui le dis mais une directrice de casting), un corps athlétique, toujours en mouvement. Exit Ken et Barbie.

Un mot enfin sur le titre. Sa police rappelle celle d’American Graffiti, le film iconique de Georges Lucas sur cette période. Le surlignage qui l’entoure est le même que celui utilisé pour l’affiche de Grease. On attendra en vain pendant les deux heures du film que s’éclaire sa signification. Le réalisateur confesse dans le dossier de presse qu’il s’agissait d’un diner d’Encino où sa famille se rendait parfois, dont le nom et les sonorités lui rappellent son enfance.

S’agit-il donc d’un film autobiographique ? pas tout à fait. Paul Thomas Anderson est né en 1970. Il a donc une douzaine d’années de plus que Gary. Mais il est né et a grandi à Encino et Licorice Pizza a le parfum de madeleine de ses amours enfantines.

Paul Thomas Anderson est un des plus grands réalisateurs américains contemporains. Il a acquis cette réputation en un quart de siècle et avec moins de dix films qui, tous ou presque, ont enthousiasmé la critique : Boogie Nights, Magnolia, There Will Be Blood (son plus grand succès), Phantom Thread… Son cinéma n’est pas reconnaissable au premier coup d’oeil comme le serait celui de son homonyme, Wes Anderson, ou de Quentin Tarantino. Mais il y revisite souvent les mêmes thèmes (la famille unie, déchirée, recomposée) tire toujours le meilleur parti d’une bande musicale très riche (comme le montre évidemment Licorice Pizza qui puise abondamment dans les standards des 70ies) et attache un prix particulier à la qualité de l’image (il est un des rares réalisateurs à être resté fidèle au 35mm).

Il réussit avec Licorice Pizza une sacrée gageure : réaliser un film surprenant à partir d’une trame éculée. On devine dès sa première image comment il se terminera. Et pourtant on reste en alerte pendant tout le film – les esprits chagrins pourraient estimer que son dernier quart est de trop. Pourquoi ? Parce que cette histoire est faussement commune. Gary et Alana sont des adolescents comme tant d’autres ; mais ils sont uniques. Leur différence d’âge – censée constituer le principal obstacle à leur amour – s’efface très vite. Gary s’avère beaucoup plus mature que ses quinze ans – au point parfois de laisser douter de la crédibilité de certains épisodes de sa vie ; Alana au contraire a la vie cadenassée d’une ado couvée par des parents hyper-protecteurs.

Licorice Pizza est traversé par une immense vitalité, une réjouissante fraîcheur. C’est un film plaisant, sans que se cache derrière cet adjectif dévalorisé la moindre ironie condescendante. C’est un film qui m’a plu. C’est un film qui, je l’espère, vous plaira.

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