Serendipity ★★☆☆

La plasticienne Prune Nourry, Française établie à New York où elle a commencé à se faire un nom dans le monde de l’art contemporain, a trente ans à peine quand on lui diagnostique un cancer du sein.
Elle décide de filmer sa maladie.

Il y a quelques mois sortait Etre vivant et le savoir où Alain Cavalier racontait les derniers mois de la vie de la romancière Emmanuèle Bernheim, atteinte d’un cancer du poumon. Fort heureusement pour elle, Prune Nourry, qui présentait mercredi au MK2 Beaubourg son film, a survécu au cancer qui la frappait.

Son documentaire autobiographique doit être pris au pied de la lettre. La sérendipité est la faculté de réaliser une découverte scientifique dans des circonstances inattendues. J’apprends en consultant Wiktionnary l’étymologie du terme : un conte traditionnel persan Les Trois Princes de Serendip de Horace Walpole (1754) dans lequel les héros trouvaient par accident ce qu’ils ne recherchaient pas.
Serendipty n’est pas en effet un documentaire sur le cancer du sein qui frappe Prune Noury mais sur les découvertes artistiques que cette maladie lui a permis de faire.

Le documentaire est composée de deux types d’images. On y voit d’une part la course d’obstacles qu’une malade atteinte d’un cancer est obligée de subir à commencer par le prélèvement et la congélation de ses ovocytes (la chimiothérapie augmentant les risques de stérilité), la perte de cheveux (filmée avec Agnès Varda qu’on retrouve avec nostalgie sept mois après sa mort), la mastectomie puis la reconstruction mammaire, etc.
Mais on y voit d’autre part les réalisations que la maladie n’empêche pas cette artiste étonnante de continuer à créer. Ainsi d’un Bouddha exposé en morceaux au musée Guimet en 2017. Ainsi d’une armée de terre cuite composée à partir des portraits de huit petites filles chinoises et enterrée en Chine dans un lieu tenu secret jusqu’à son excavation en 2030. Ainsi d’une monumentale amazone exposée à Manhattan.

Sans verser dans la célébration convenue de la-vie-plus-forte-que-la-mort, Serendipity est le témoignage d’une artiste qui, malgré la maladie, voire à cause d’elle, a su régénérer son art.

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L’ Âcre parfum des immortelles ★★☆☆

Jean-Pierre Thorn est un vieux militant gauchiste et ne s’en cache pas. Il a filmé en mai 68 Oser lutter, Oser vaincre dans l’usine Renault de Flins occupée. Puis il a travaillé dix ans comme OS chez Alsthom à Saint-Ouen avant de revenir à la réalisation et filmer ses camarades en grève dans Le Dos au mur.
À 72 ans, il jette sur son passé un regard chargé de mélancolie en se remémorant la grande passion de sa vie avec Juliette, frappée d’un paludisme foudroyant au lendemain de mai 68.

Deux films en un. L’Âcre parfum des immortelles – un titre d’une grande poésie dont la signification restera jusqu’au bout obscure – commence et se termine sur des images landaises, apaisées et poétiques. Mélissa Laveaux lit en voix off les lettres que la jeune Juliette écrivait à Jean-Pierre âgé de vingt ans à peine. On comprend qu’un amour naît, grandit, éclate. On comprendra plus tard que cet amour immense sera fauché par une maladie brutale et stupide (les deux amoureux partent en vacances à Madagascar et refusent de suivre les prescriptions du docteur, assimilé à une figure patriarcale de l’ordre bourgeois).
Parallèlement, Jean-Pierre Thorn raconte ses engagements politiques en retrouvant les protagonistes de ses documentaires. On voit un chaudronnier d’Alsthom, un sidérurgiste de Longwy, un graffiti artist, une danseuse de hip hop. Les années ont passé ; les visages ont changé. Mais leur soif d’idéal ne s’est pas tarie.

Révolutionnaire un jour, révolutionnaire toujours. Il n’y a que les imbéciles, dit-on, qui ne changent jamais d’avis. À l’aune de cet adage, Jean-Pierre Thorn est un parfait idiot. Car sa rage révolutionnaire ne s’est jamais apaisée. Aujourd’hui comme hier, il tempête contre l’injustice sociale et les privilèges des possédants. Cette furia peut prêter à sourire, surtout quand elle conduit à une assimilation sans doute fallacieuse entre le mouvement des Gilets jaunes et les grèves de mai 68. Mais cette intransigeance force aussi le respect en ces temps d’inconsistance doctrinale où le « en même temps » macronien tient lieu à beaucoup – y compris à l’auteur de ces lignes – de seule boussole idéologique.

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Sorry we missed you ★☆☆☆

Ricky et Abby vivent à Newcastle dans un logement dont ils n’ont pas les moyens de devenir propriétaires. Ils ont deux enfants. Si leur fille est encore jeune, leur garçon , en pleine crise d’adolescence, leur donne bien du souci. Working poors, Ricky et Abby travaillent du matin au soir. Abby est aide à domicile. Ricky, après avoir enchaîné les petits emplois, veut se mettre à son compte. Il décide de vendre la voiture d’Abby, d’acheter un camion à crédit et de travailler pour une société de livraison.

Bienvenue dans le monde moderne. Le Conseil d’État avait consacré son étude annuelle à l’ubérisation en 2017. C’est le thème du dernier film de Ken Loach, réalisateur bi-palmé (Le vent se lève en 2006, Moi, Daniel Blake en 2016), militant engagé des luttes sociales pour le droit des travailleurs et la dignité des plus fragiles. Les deux œuvres ne s’adressaient pas au même public … et n’auront pas le même retentissement.

Comme à chaque fois, Ken Loach émeut aux larmes en mettant en scène la dignité de la working class bafouée par l’inhumanité de la société telle qu’elle est. Dès que Nick prend ses fonctions, on anticipe déjà les avanies qu’il ne manquera pas de rencontrer : livraisons en retard, embouteillages, adresses mal renseignées, contremaître intransigeant… Idem pour son épouse qui n’a pas le temps de prodiguer aux personnes dépendantes dont elle a la charge les soins élémentaires que leur état exige. Sans oublier le fils aîné en pleine rupture scolaire. Ne manquerait plus qu’on annonce que la cadette souffre d’une leucémie…

Dans la critique – enthousiaste – que je faisais il y a trois ans de Moi, Daniel Blake, je pointais un bémol : le risque d’épuisement du cinéma de Ken Loach. À chacun de ses films, ce sont les mêmes recettes qui sont utilisées qu’il s’agisse de dénoncer l’ubérisation façon Amazon, le démantèlement des services sociaux (Moi, Daniel Blake), la guerre américaine en Irak (Route Irish), la privatisation des chemins de fer (The Navigators), l’exploitation de la main d’œuvre chicano en Californie (Bread and Roses) ou d’exalter la mémoire des luttes dans l’Espagne républicaine (Le vent se lève) ou au Nicaragua (Carla’s Song).

Jusqu’alors la recette marchait car Ken Loach réussissait à trouver un équilibre. Il dénonçait une situation indigne mais esquissait les moyens d’y remédier (la mobilisation collective, la solidarité humaine…). Moi, Daniel Blake montrait que la solidarité d’un Daniel pour une Katie permettait de survivre dans une société déshumanisée.

Rien de tel dans le dernier film de Ken Loach – sinon peut-être la famille nucléaire douloureusement mise à mal elle aussi. Pendant une heure et quarante minutes, les coups du sort se succèdent métronomiquement les uns après les autres, sans que brille l’espoir d’une rémission ou d’une solution. À force de pleurer, nos yeux deviennent secs.

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Hors normes ★★★★

La Voix des justes est une association qui accueille des enfants et des adolescents autistes, des « cas complexes » que les autres institutions ne peuvent plus ou ne veulent plus prendre en charge. L’Escale forme des jeunes défavorisés à encadrer ces autistes.
Bruno (Vincent Cassel) dirige la première, Malik (Reda Kateb) la seconde.

Toledano & Nakache forment un duo étonnant. Ces deux amis d’enfance tournent ensemble depuis vingt ans. Ils ont décroché le jackpot en 2011 avec Intouchables : une comédie sur le handicap, un duo d’acteurs qui crève l’écran… et presque vingt millions d’entrées au box office. On pouvait se demander comment ils réussiraient à rebondir après ce phénoménal succès. Samba – qui capitalisait sur Omar Sy – fut un échec. Mais Le Sens de la fête réconcilia les deux co-réalisateurs avec leur public.

Avec Hors normes, Toledano & Nakache creusent un sillon quasi-documentaire. Leur film évoque l’action bien réelle menée par deux associations parisiennes – dont on espère que la publicité que leur aura fait ce film les sortira de la précarité financière.

Même s’ils ont tourné avec des « vrais » autistes – avec les difficultés qu’on imagine sans peine – Toledano & Nakache réalisent une fiction auréolée du prestige de ses deux stars. Cassel et Kateb n’avaient jamais tourné ensemble. Ils sont parfaits. Plus que parfaits. Kateb a un charme fou. Comme toujours. Comment peut-il avoir un tel charme avec une gueule pareille ? C’est un mystère insondable. Cassel est à contre-emploi, pataud avec les femmes, d’une délicatesse folle avec les enfants, dans le rôle d’un Juif ultra-orthodoxe à kippa et tsitsit. Sa religion n’est pourtant jamais évoquée. L’eut-elle été, elle aurait lesté le film d’une dimension dont il n’avait pas besoin.

Le sujet est bouleversant. Il arracherait des sanglots aux pierres. Il aurait pu être racoleur. Hors normes évite le piège du voyeurisme. C’est ce qui fait le succès du cinéma de Nakache & Toledano depuis Intouchables : rester sur la ligne de crête qui sépare le rire des larmes. Il y a bien sûr beaucoup d’artifice derrière cette fausse authenticité. Le spectateur n’est pas dupe. Et s’il l’est, cela n’entame en rien son plaisir et son émotion.

On pourrait reprocher à Hors normes de ne pas avoir de scénario. Ce serait lui faire un procès injuste. Il ne raconte pas une histoire, mais en tisse cinq ou six : le contrôle mené par les deux inspecteurs de l’IGAS (pour une fois que des énarques ont l’air sympathiques !), les déboires sentimentaux de Bruno, le personnage de Joseph, cet autiste qui ne réussit pas à prendre le métro sans tirer la sonnette d’alarme, celui de Dylan, un môme de banlieue foudroyé d’amour devant une jolie orthophoniste (interprétée par Lyna Khoudri la révélation de Papicha), celui de Valentin enfermé dans sa violence…

Film kaléidoscopique qui réussit sans temps mort à tenir le rythme de ses presque deux heures, film infiniment touchant qui ne verse jamais dans le sentimentalisme, film porté par deux stars au charme magnétique, Hors normes a tous les ingrédients pour être le grand succès de l’automne sinon de l’année.

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Le Temps du ghetto ★★☆☆

Le Temps du ghetto documente l’histoire du ghetto de Varsovie, de sa création en 1940, dans la Pologne occupée par les Nazis, à sa destruction en mai 1943.

Enfant, j’ai lu Au nom de tous les miens. L’autobiographie de Martin Gray était ma première confrontation avec la Shoah. Elle fut traumatisante et m’a durablement marqué. J’ai gardé de ce livre, que je n’ai jamais rouvert, un souvenir d’une étonnante précision. Je me souviens de l’Umschlagplatz où les Juifs du ghetto étaient rassemblés avant d’être conduits en camp. Je me souviens du docteur Korczak et de ses orphelins qu’il avait refusé d’abandonner dans leur marche vers la mort. Je me souviens de Treblinka et de l’excavatrice de sable jaune qui recouvrait les cadavres qui n’avaient pas pu être incinérés. La géographie et l’histoire du ghetto se sont durablement inscrits dans ma mémoire.

Je les retrouve trente ans plus tard à l’occasion de la ressortie en salles de ce documentaire datant de 1961. Entretemps bien sûr j’avais vu l’adaptation de Robert Enrico diffusée (en 1985 ?) à la télévision (TF1 ? Antenne 2 ?) sous forme de mini-série. J’avais vu aussi Le Pianiste de Polanski, Palme d’or à Cannes en 2002, César 2003 du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur acteur pour Adrien Brody.

Frédéric Rossif était un homme de télévision spécialisé dans la réalisation de documentaires. Il est passé à la postérité, un an avant sa mort, avec De Nuremberg à Nuremberg, l’immense fresque qui raconte l’histoire du Troisième Reich, de sa constitution à son procès. Mais il avait réalisé d’autres documentaires d’une grande popularité sur la guerre d’Espagne (Mourir à Madrid), la révolution bolchevique (La Révolution d’Octobre) ou ce qu’on n’appelait pas encore la biodiversité (L’Opéra sauvage).

Frédéric Rossif appartenait à la vieille école. Ses documentaires sont souvent grandiloquents, soulignés par une voix off volontiers mélodramatique et une musique envahissante. On lui a aussi reproché ses partis pris esthétisants qui s’accommodent un peu vite de la réalité historique. Mais les mêmes reproches pourraient être adressés à Nuit et Brouillard tourné par Alain Resnais cinq ans plus tôt.
Il n’en reste pas moins que son travail de vulgarisation est remarquable. Les images qu’il montre en 1961 à un public qui se refusait encore à regarder la Shoah en face ont éveillé bien des consciences.

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Martin Eden ★☆☆☆

Martin Eden est marin. Après avoir porté secours à un jeune homme, il est introduit dans une famille de la grande bourgeoisie napolitaine. Il tombe sous le charme de Elena et décide de s’instruire pour la conquérir.

Le film de Pietro Marcello est la libre adaptation du roman d’apprentissage de Jack London. Son cadre est déplacé de la baie de San Francisco à celle de Naples. Le roman autobiographique de Jack London se déroulait au début du vingtième siècle ; la temporalité du film de Pietro Marcello, enrichie de quelques images d’archives est moins certaine. Il pourrait se dérouler au début du siècle. Mais quelques indices (les automobiles, un poste de télévision) le situent plutôt dans les Trente Glorieuses.

Martin Eden est l’histoire d’un homme qui entend sortir de son état. Une sorte de Bel-Ami américain ou napolitain. L’écriture est pour lui à la fois le moyen d’y parvenir et l’expression d’une sensibilité étouffée. En devenant artiste, Martin Eden deviendra un autre et s’accomplira. Cette schizophrénie, on l’imagine sans peine, n’est pas tenable. L’intrigue – si intrigue il y a – est cousue de fil blanc : Martin Eden est condamné à se perdre. En devenant écrivain, il réalise son ambition mais au prix d’une trahison de classe. Et ses efforts pour être accepté dans la haute bourgeoisie sont condamnés par avance.

On comprend mal l’intérêt d’adapter Martin Eden en 2019. Ses longs développements politiques – où Martin Eden esquisse vainement une alternative entre capitalisme et socialisme en proposant un individualisme dont on pourrait redouter qu’il vire au fascisme – ont perdu tout écho dans notre société contemporaine. Aussi excellente que soit l’interprétation de l’excellent Luca Marinelli, qui n’a pas volé son prix d’interprétation à la dernière Mostra, on n’est jamais touché par le personnage qu’il joue.

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Matthias & Maxime ★★★☆

Matthias (Gabriel D’Almeida Frietas) et Maxime (Xavier Dolan himself) font partie d’une bande de copains amis depuis l’enfance. Issu d’une famille aisée, Matthias est devenu avocat dans un prestigieux cabinet de Montréal. Il vit en couple. Moins privilégié, Maxime doit s’occuper seul de sa mère dépendante. Il est célibataire. Il a décidé de quitter le Québec pour l’Australie.
Lors d’un week-end à la campagne, la jeune sœur de Rivette, l’un des membre de la bande, demande à Matthias et Maxime de jouer dans son court métrage. Elle leur demande de s’embrasser devant la caméra.

Longtemps, Xavier Dolan m’a gonflé. J’ai dit dans ma critique assassine de Juste la fin du monde tout le mal que j’en pensais. Ses poses rimbaldiennes de poète maudit, son énergie débordante, son immaturité revendiquée me sortaient des yeux. Si Laurence anyways m’avait touché, Mommy m’avait mis en rogne. Loin d’être ému par la sensibilité à fleur de peau et par le brûlant désir d’amour de son jeune héros, j’ai passé deux heures de film à me retenir de lui filer deux baffes en le renvoyant chiâler dans sa chambre.

Xavier Dolan a mûri. Et c’est tant mieux. Au Moi nombriliste de ses précédents films se substitue un Nous plus mature.
Certes son cinéma n’est pas encore débarrassé de ses tics. Il ne peut pas s’empêcher de glisser ici ou là le personnage d’une mère toxique (Anne Dorval, toujours là) ou aimante (Micheline Bernard, mère de substitution). Il ne peut pas s’empêcher de lester son film d’une BO sursignifiante (Pet Shop Boys, Reggiani, Mozart, Nina Simone…)

« Vincent, François, Paul et les autres ». Xavier Dolan réussit à brillamment filmer un groupe de potes. Comme Sautet dans les années 1970. Comme Canet dans les années 2010. Comme Denys Arcand auquel Xavier Dolan adresse un coup de chapeau mi-ironique mi-révérencieux. Il filme le groupe, les vannes qui volent, l’amitié qui vibre. Chaque personnage secondaire est attachant.

« César et Rosalie ». Dolan filme aussi, filme surtout un couple. Comme l’annonce le titre, Matthias et Maxime raconte une impossible histoire d’amour.
Amis depuis l’enfance, Matthias et Maxime éprouvent l’un pour l’autre une attraction qu’ils se refusent à reconnaître. Le baiser échangé devant la caméra amateure de l’insupportable sœur de Rivette leur sert de catalyseur. Il constitue le cœur du film et, gommé par une superbe ellipse, on ne le verra pas.

Quelle est la place de l’homosexualité dans le film ? Matthias est incontestablement hétérosexuel. Quant à Maxime, c’est plus flou. On ne lui connaît aucun amant. C’est d’abord un solitaire.
Mais, que Matthias et Maxime soient deux garçons n’a tout bien considéré pas grande importance. On se tromperait en classant ce film au rayon LGBT. Matthias et Maxime nous raconte une histoire d’amour entre deux êtres. Ni plus ni moins.

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L’Angle mort ★☆☆☆

Dominick Brassan (Jean-Christophe Folly) mène une vie ordinaire en apparence. Il habite un modeste appartement dans une barre d’immeubles déshumanisée de la Place des Fêtes. Il travaille dans un magasin de musique où il refuse avec obstination les promotions que son patron lui propose. Il a une relation avec une marchande d’art Viveka (Isabelle Carré) mais n’accepte pas de lui donner un tour plus sérieux.
Dominick Brassan cache depuis sa plus tendre enfance un don extraordinaire : celui de se rendre invisible. D’autres l’utilisent à des fins criminelles ou lucratives. Mais lui ne sait que faire de ce don embarrassant qui semble l’abandonner.

Le cinéma français se frotte au réalisme fantastique. Dans la série Les Revenants (qui, comme L’Angle mort fut écrit sur la base d’une idée de Emmanuel Carrère) la population d’une ville des Alpes voyait revenir à la vie ses morts. Récemment, dans Vif-Argent, un jeune Parisien jouait le rôle de passeur entre la vie et la mort. Ozon dans Ricky imaginait l’émoi provoqué par un bébé qui vole. Et Bertrand Bonello tisait l’histoire d’un zombi haïtien et d’une sororité de lycéennes dans Zombi child.

Ces tentatives sont séduisantes. Mais elles ne sont pas toujours convaincantes. Le réalisme fantastique est un genre délicat qui doit trouver un fragile équilibre sauf à tomber dans le gore ou dans l’insignifiance.

C’est l’écueil contre lequel s’échoue L’Angle mort. Son héros ne sait que faire de son don. Manifestement, son réalisateur aussi. On pourrait imaginer que confier le rôle de cet homme invisible à un acteur noir porte un message politique sur l’impossible invisibilité du Noir dans la société française contemporaine. Il n’en est rien. Le rôle aurait pu être tenu par n’importe qui – ce qui, m’objectera-t-on à raison, est déjà, en soi un message politique sur l’indifférenciation des rôles dans un cinéma français qui a longtemps cantonné les Noirs (et les Arabes) dans des rôles d’immigrés ou de dealers.

La seule idée du scénario est de faire croiser au héros une guitariste aveugle (Golshifteh Farahani) incapable de le voir, qu’il soit visible ou invisible. Mais cette rencontre et les rebondissements qu’elle permet ne suffit pas à donner à elle seule à L’Angle mort le nerf qui lui manque désespérément.

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Les Fleurs amères ★★★☆

Ignorant les réserves de son mari, Lina (Qi Xi) part du nord-est de la Chine pour Paris où elle espère trouver un emploi. Hélas, ses premières semaines en France sont difficiles et elle doit quitter brutalement la famille qui l’exploite comme bonne à tout faire. À la rue, Lina rencontre une compatriote qui lui offre un toit partagé avec d’autres Chinoises clandestines. Sans emploi stable, ces femmes n’ont d’autre alternative pour survivre que de se livrer à la prostitution.

Le réalisateur belge Olivier Meys vient du documentaire. Les Fleurs amères en porte la trace et en a la patine. Il s’agit de raconter l’histoire d’immigrées chinoises venues de Mandchourie. Elles ont la réputation de parler un excellent mandarin, ce qui fait d’elles des recrues de choix pour éduquer les enfants ; mais, faute d’emplois, un grand nombre se retrouve sur le trottoir.

Olivier Meys aurait pu choisir de tourner un documentaire. Il a la bonne idée de réaliser un film en confiant le rôle principal à Qi Xi qu’on vient de voir dans So Long, My Son. De tous les plans, l’actrice est bouleversante. On partage tous les états qu’elle traverse : l’excitation à son arrivée à Paris, le découragement face aux premières difficultés, l’écartèlement devant le choix qui s’offre à elle (rentrer piteusement en Chine ou se vendre ?), la culpabilité face au mensonge que Lina sert à son mari et à sa famille pour expliquer l’origine des fonds qu’elle leur envoie.

Pour éviter que l’action ne s’enlise, le scénario invente une cousine qui décide de rejoindre Lina à Paris et à laquelle il faudra bien révéler la réalité. Conséquence : Lina devra revenir en Chine. Le film, qui s’était construit sur les trottoirs parisiens et autour de la petite communauté de femmes solidaires qui avaient accueilli Lina, en perd en unité. Mais il va au bout de la trajectoire de Lina qui devra assumer les conséquences de ses choix. Jusqu’à un plan ultime d’une infinie douceur.

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Quelle folie ★★☆☆

La trentaine, la barbe métrosexuelle, terriblement séduisant, follement intelligent, Aurélien est autiste.
Il est d’une grande lucidité sur son état qu’il essaie de décrire avec un soin maniaque.
Son ami, le documentariste Diego Governatori l’a filmé dans la campagne de Navarre, à la feria de Pampelune, aux abords du Louvre pour l’aider à libérer sa parole.

Caméra cathartique. Rarement l’expression aura été plus pertinente pour qualifier la démarche de Diego Governatori et d’Aurélien Deschamps. Les deux hommes sont amis à la ville. Diego a voulu accompagner Aurélien dans son travail d’analyse.

Le résultat est étonnant. Il ne s’agit pas d’un film sur l’autisme. Ni d’un film sur un autiste. Il s’agit d’un film sur Aurélien que la caméra de Diego suit dans ses déambulations rurales ou citadines.

Deux images contradictoires circulent sur les autistes. La première est celle de l’autiste savant, façon Rain Man, capable de lister les nombres premiers ou de résoudre des équations quintiques. L’autre est celle de l’autiste lourdement handicapé façon Hors normes, dangereux pour les autres et pour lui-même. Elles sont l’une comme l’autre caricaturales. Les troubles du spectre autistique sont très différents. Certains autistes, lourdement affectés, sont incapables d’une vie sociale ordinaire. D’autres, plus légers, y parviennent grâce à un travail sur eux-mêmes et, le cas échéant, une médication.

Même s’il est supérieurement intelligent, même si son vocabulaire est d’une rare richesse, Aurélien n’est pas un génie façon Rain Man. Il manifeste les symptômes traditionnels de l’autisme : interactions sociales entravées, besoin de routines, hypersensibilité au bruit… Mais son handicap n’est pas si lourd qu’il n’arrive pas à le confiner et à vivre avec.

Aurélien Deschamps nous ouvre une porte, à nous les « hommes structurés », sur le chaos qui règne dans son cerveau. Dans une métaphore éclairante, il nous explique que vivre, c’est faire atterrir un Airbus. La plupart des gens disposent, sans connaître leur chance, d’un pilote automatique pour les y aider. Les autistes hélas, doivent le faire sans cette aide, en mode manuel, ce qui sollicite tous leurs efforts et les rend incapables… de plaisanter avec le copilote ou de draguer l’hôtesse de l’air !

Le documentaire ne pouvait pas se contenter de filmer Aurélien face caméra pendant quatre-vingt-dix minutes. Diego Governatori a eu l’idée de l’amener à Pampelune, en pleine feria, qui chaque été, rassemble des millions de touristes dont les seuls plaisirs semblent être de s’alcooliser généreusement et de se faire encorner par des taureaux lâchés dans la ville. Pas sûr que ce parallèle – comparer le chaos qui règne dans le cerveau d’Aurélien et celui qui agite le centre ville de Pampelune – soit la meilleure idée du film.

Reste une révélation particulièrement stimulante non seulement de ce qu’est l’état d’esprit d’un autiste, mais, en miroir, de ce qu’est celui d’une personne « normale ». Un peu comme si tous les automatismes dont la vie quotidienne est tissée perdaient tout à coup leur fluidité.

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