America ★★☆☆

À la veille de l’élection de Donald Trump, en pleine campagne présidentielle américaine, Claus Drexel est allé poser sa caméra dans le désert de l’Arizona, un État qui, sauf en 1996, a depuis toujours porté ses suffrages sur le candidat du parti républicain. Au bord de la mythique route 66, dans la petite ville de Seligman, il a longuement interrogé ses habitants, des rednecks pauvres à la langue bien pendue, viscéralement attachés au deuxième amendement et volontiers favorable à Donald Trump. Son directeur de la photographie les filme dans des plans millimétrés.

Le documentaire de Claus Drexel est glaçant ; car il donne à voir la frange la plus pauvre, la plus entêtée des États-Unis, celle qui donne ses suffrages à Donald Trump – même s’il donne la parole également à une ex-beatnik électrice de Bernie Sanders et à un couple d’immigrés sri-lankais dont rien n’est dit sur les préférences politiques. Le raisonnement de ces fortes têtes, dans une région où la mythologie du western et de la fronteer n’est pas morte, est profondément individualiste. Porter des armes est pour eux un droit irréductible ; car il garantit leur sécurité. Refouler les étrangers n’est pas xénophobe ; car il s’agit de défendre sa terre et le droit d’y vivre en paix contre toute immixtion extérieure. Glorifier la domination des États-Unis, se lamenter de son soi-disant déclin et aspirer au retour de sa puissance est une évidence.

Claus Drexel joue sur du velours en nous montrant à nous, spectateurs français, des échantillons monstrueux du rêve américain. Loin de New York, loin de L.A., nous voici dans l’Amérique profonde, celle des derniers cowboys, aux cheveux longs et aux idées courtes. Et nous Français, qui avons tant aimé Obama et qui considérons à tort ou à raison Trump comme un clown dément, comme un phallocrate dangereux, sommes révulsés d’entendre ses supporters. Les arguments de la NRA nous choquent car un homme en armes est pour nous une menace. Attachés au bien public, à l’intérêt général, nous ne partageons pas l’individualisme forcené des Américains. Inquiets de voir le patriotisme dégénérer en nationalisme et conscients de la fragilité de l’hégémonie occidentale, nous sommes mal à l’aise face aux manifestations débridées de chauvinisme cocardier.

On me rétorquera que Claus Drexel – qui avait réalisé en 2013 un documentaire bouleversant sur les SDF parisiens – ne juge pas les personnes qu’il interviewe. Ce n’est pas tout à fait exact car, s’il affiche une objectivité de principe à leur égard, les spectateurs français ont tôt fait de faire leur procès, qui se scandalisent par exemple lorsqu’une mère avoue qu’elle a donné son premier pistolet à son fils dès l’âge de cinq ans. America n’est pas tant un documentaire sur l’Amérique pro-Trump que la mise en scène esthétisante des reproches que, nous Français, lui adressons.

La bande-annonce

Ghostland ★☆☆☆

Pauline et ses deux filles déménagement. Elles s’installent dans une bâtisse lugubre, parcourue de courants d’air, au milieu de nulle part. Soudain, la camionnette qui les avait doublées sur la route, déboule. En sortent deux psychopathes : un ogre aussi violent qu’idiot, un travesti sanguinaire. Commence pour les trois femmes une interminable nuit d’horreur.

La première scène de Ghostland rappelle celle, identique, de Nocturnal Animals : sur une longue route déserte, la voiture d’une famille paisible est doublée par un véhicule à la conduite inquiétante dont les passagers vont se fâcher tout rouge lorsque la jeune fille de la première voiture leur fait un doigt d’honneur. Mais, hélas la ressemblance s’arrête là.

Ghostland reprend bien vite vers les standards du film de genre. La maison hantée. Les innocentes victimes – ici une mère et ses deux adolescentes. Les agresseurs sadiques. Un instant, j’ai cru que le film se résumerait à ce long huis-clos, avec son lot de parties de cache-cache, de tortures sadiques et de rebondissements inattendus. Mais Pascal Laugier, un réalisateur qui compte déjà à son actif plusieurs films d’horreur et dont Ghostland vient de remporter le Grand prix du festival de Gerardmer, est plus retors.

Au bout d’une demie heure, le jeu de cache-cache dans la maison hantée se termine. Je ne dirai pas comment. On retrouve quelques années plus tard Pauline et ses deux filles. L’aînée est devenue une romancière à succès. La cadette en revanche a sombré dans la folie. Sauf que… Sauf que les apparences sont peut-être trompeuses.

Pascal Laugier greffe donc sur un film d’horreur aux recettes traditionnelles – deux psychopathes traquent trois femmes dans une maison lugubre – un film psychologique sur la schizophrénie façon Split le dernier film de M. Night Shyamalan. Du coup, habitué aux intrigues à tiroirs du génial réalisateur américain, on cherche le loup : Pauline est-elle  responsable des persécutions infligées à ses filles ? y a-t-il vraiment deux filles ou bien une seule victime de dédoublement de la personnalité ? y a-t-il vraiment des agresseurs ou sont-ils le produit de son cerveau paranoïaque ? Autant de questions trop sophistiquées pour un film qui l’est beaucoup moins…

J’ai oublié de parler de Mylène Farmer. Pourtant sa présence au casting est pour beaucoup dans l’intérêt que suscite Ghostland – et probablement dans son succès au box-office. Sauf que la chanteuse à succès, si elle parle remarquablement anglais (j’avais oublié qu’elle était canadienne) joue comme une casserole. Et que le botox l’a à ce point défigurée que, si ce n’était sa fière crinière rousse, j’aurais hésité à la reconnaître.

La bande-annonce

La petite Véra ★★☆☆

Alors que l’URSS jette ses derniers feux,  la petite Vera étouffe entre un père alcoolique et une mère dépassée, sur les bords sinistres de la mer d’Azov, dans la ville ukrainienne de Jdanov (aujourd’hui rebaptisé Marioupol). Elle y fait les quatre cents coups avec sa meilleure amie, danse, fume, sort avec des garçons. Quand elle tombe amoureuse du beau Sergueï, elle veut qu’il s’installe avec elle chez ses parents. Mais l’exiguïté des lieux et la médiocrité de ses habitants auront vite raison de ses sentiments.

La petite Véra est un film jalon dans l’histoire de l’URSS. Filmé en pleine perestroïka, il rompt avec les codes du cinéma soviétique. Il n’hésite pas à railler sur un mode ironique les failles du système communiste. Il montre pour la première fois à l’écran des scènes de sexe. Il connut un immense succès auprès de millions de Soviétiques enthousiasmés par sa liberté de ton… et par les seins de Natalya Negoda – qui fit l’année suivante la couverture du premier Playboy russe.

La petite Véra n’en a pas moins horriblement vieilli, qui porte toutes les tares du cinéma des années quatre-vingts tendance La Boum ou Flashdance : des tenues et des coiffures hideuses (regardez pour vous en convaincre la photo ci-contre), une musique à vomir, des couleurs criardes, un montage paresseux qui s’allonge inutilement bien au-delà des deux heures. D’ailleurs son succès fut éphémère. Vassili Pitchoul tourna un second film avec la même Natalya Negoda en 1989 : Oh ! qu’elle sont noires mes nuits sur la mer Noire. Et puis… plus rien … jusqu’à sa mort en 2015 d’un cancer du poumon. Quant à Natalya Negoda, elle aurait émigré aux États-Unis dans les années 90 avant de rentrer en Russie en 2007. Wikipedia nous dit qu’elle y aurait signé une pétition en faveur des Pussy Riot.

Programmé à l’occasion du quatrième festival du film russe de Paris au Christine 21, La petite Véra doit être pris pour ce qu’il est : un film qui, malgré ces défauts, témoigne de l’effondrement de l’utopie communiste.

L’Ordre des choses ★☆☆☆

Corrado Rinaldi, un policier italien, est missionné en Libye pour négocier avec ce qu’il y reste d’autorités étatiques – un seigneur de la guerre responsable d’un centre de rétention, un militaire qui dirige les gardes-côtes libyens – la régulation des flux migratoires vers l’Europe. Ce fonctionnaire rigoureux et méthodique voit bientôt ses convictions se fissurer à la rencontre de Suada, une réfugiée somalienne, en route vers la Finlande, dont le frère vient de mourir dans de mystérieuses circonstances.

Schengen est décidément à la mode. J’ai consacré en 2014 une étude au traitement qui en est fait au cinéma. Elle est désormais dépassée et mériterait d’être réactualisée. Un mois après le documentaire de Ai Weiwei Human Flow sort cette fiction de l’Italien Andrea Segre, déjà remarqué pour son premier film La petite Venise. Le jeune réalisateur a également tourné deux documentaires, en 2008 et 2012, sur la crise migratoire en Italie.

Il connaît bien le dilemme auquel sont confrontées les autorités italiennes et avec elles l’Europe toute entière. Soit, en violation du droit international humanitaire, elles refoulent les immigrants africains qui traversent, au péril de leurs vies, la Méditerranée – ce que fit l’Italie de Berlusconi jusqu’en 2011. Soit elles leur portent secours au risque de créer un appel d’air – c’est l’effet secondaire de l’opération Mare Nostrum décidée à partir de 2013 par le gouvernement d’Enrico Letta.

Une solution à ce dilemme est envisageable.  Il s’agit à la fois de convaincre les garde-côtes libyens d’arraisonner les embarcations illégales dans leurs eaux territoriales. Mais il s’agit aussi de convaincre les autorités libyennes de traiter dignement les immigrants ramenés à terre. La première étape n’est pas la plus compliquée : il y suffit d’un peu de renseignement, de quelques vedettes rapides d’interception et d’une surveillance satellitaire (le Sénégal y est parvenu après 2006 grâce à l’aide de l’Espagne). La seconde étape est une autre paire de manches : que faire des étrangers emprisonnés ? leur accorder l’asile ? les refouler vers leur pays d’origine ? les laisser croupir dans d’infâmes geôles ?

C’est précisément cette négociation que le principal protagoniste de L’Ordre des choses est chargé de mener en Libye – reconstituée pour les circonstances dans le sud de la Tunisie. L’affiche du film, ses premières images en font le portrait caricatural : un ancien professionnel d’escrime – un sport que l’on pratique masqué et où l’erreur n’est pas permise – qui ne s’embarrasse pas de sentiments. Caricaturalement, cette belle mécanique va s’enrayer au contact d’une réfugiée somalienne. Et c’est là aussi que le film s’enraye. Car on ne croit pas une seconde à ce duo entre lequel aucune étincelle ne jaillit : aucune étincelle amoureuse (Rinaldi est un bon époux et un bon père, Sauda va rejoindre son mari en Finlande), aucun élan d’humanité (pourquoi ce policier se laisserait-il attendrir au sort de cette immigrée, qui n’est ni plus ni moins affreux que celui de tous ses compagnons d’infortune ?). Pas plus qu’on ne croit au dilemme auquel Rinaldi est confronté et à la façon dont il le résout dans la scène finale.

À force d’hésiter entre le documentaire et la fiction, L’Ordre des choses reste au milieu du gué. Il échoue à nous informer sans réussir à nous émouvoir.

La bande-annonce

Eva ★☆☆☆

Bertrand Valade (Gaspard Ulliel) est un usurpateur. Il n’a pas écrit « Mot de passes », la pièce de théâtre qui lui vaut le succès du public et l’admiration de sa fiancée (Julia Roy) ; mais il l’a volé à un dramaturge mourant dont il était le giton.
Pressé par son agent (Richard Berry), Bertrand Valade doit écrire une nouvelle pièce et il ne sait pas s’y prendre. À l’occasion d’un voyage à Annecy, il y rencontre Eva (Isabelle Huppert), une prostituée de luxe. Il croit pouvoir faire de l’attraction qu’elle exerce sur lui le sujet de sa prochaine œuvre.

Le dernier film de Benoît Jacquot est assassiné par la critique – à l’exception de Télérama. Le Figaro y voit un « remake inutile du film de Joseph Losey » (Eva 1962 avec Jeanne Moreau à ne pas confondre avec Eve 1950 d’un autre Joseph – Mankiewicz – avec Marilyn Monroe). Libération assassine un film « congelé par son manque d’audace ». Le JDD pointe « l’intrigue nébuleuse » et « le manque de tension ».

C’est donc sans trop d’illusion que je me suis glissé dans les rangs clairsemés d’une salle bien modeste dont Eva risque fort d’être déprogrammé dès sa deuxième semaine d’exploitation. Avec d’autant moins d’illusion que je n’aime guère les deux acteurs principaux : Isabelle Huppert qu’on voit décidément trop (je l’avais vu la veille dans La Caméra de Claire… ce qui révèle de ma part un masochisme inquiétant) et Gaspard Ulliel dont je tiens le César du meilleur acteur l’an passé pour Juste la fin du monde pour une escroquerie).

Comme il était paradoxalement prévisible, j’ai été plutôt agréablement surpris. Eva n’est pas un inoubliable chef d’œuvre, mais pas non plus le navet annoncé. On y retrouve le parfum claustrophobe des drames bourgeois de Chabrol – qui lui aussi avait beaucoup fait tourner Isabelle Huppert (Violette Nozière, La Cérémonie, Rien ne va plus, L’Ivrese du pouvoir…). On y retrouve ce mélange de snobisme parisien et de provincialisme, dans une intrigue qui multiplie métronomiquement les allers-retours entre la capitale et les Alpes, condamnant le spectateur, comme les vaches, à regarder les trains passer dans un sens puis dans l’autre. On y retrouve la tension maintenue entre le mélodrame et le polar. Pour ses paysages enneigés, ses chalets cossus, son versant noir, j’ai aussi pensé au film des frères Larrieu L’Amour est un crime parfait adapté de Philippe Djian.

L’intrigue ne tient pas debout. Qu’elle soit fidèlement adaptée du roman de James Hadley Chase ne la rend pas plus solide pour autant. La façon dont Bertrand rencontre Eva, la façon dont il s’en entiche, le projet qui naît d’en faire le sujet de sa prochaine pièce sont autant de jalons narratifs bancals. Mais on se laisse prendre aux situations – même si l’attirance du jeune Gaspard Ulliel pour la cougar Isabelle Huppert de trente ans son aînée n’est guère crédible. On se demande où l’histoire va nous mener. Mais on s’y laisse gentiment mener, jusqu’à la conclusion tournée à cinquante mètres de chez moi sur le trottoir de L’Escurial, une salle de cinéma de quartier où, si Eva y avait été programmé, il en aurait probablement disparu dès sa deuxième semaine d’exploitation. La boucle est bouclée.

La bande-annonce

La Caméra de Claire ★☆☆☆

Manhee, une jeune Coréenne qui travaille dans une société de distribution de films, est brutalement licenciée par sa patronne pour « malhonnêteté ». Grâce à Claire, une enseignante française rencontrée par hasard dans les rues de Cannes, elle apprendra les causes de sa disgrâce : sa patronne était amoureuse du réalisateur So avec lequel Manhee a eu une liaison éphémère.

Hong Sangsoo est de retour. Deux mois seulement après Seule sur la plage la nuit, le Rohmer coréen nous livre son vingt-troisième film. Une productivité à la Woody Allen pour un réalisateur qui ressasse à l’infini les mêmes thèmes et les mêmes situations : des histoires d’adultère entre des réalisateurs portés sur la bouteille et des jeunes filles en fleur, des longs dialogue filmés alternativement sur une plage ou dans un restaurant enfumé où les nombreux cadavres de bouteille témoignent de libations bien arrosées.

Dans La Caméra de Claire – un titre qui louche vers Le Genou de Claire de Rohmer en évoquant une caméra que Claire n’a pas (elle a certes un appareil photo – en anglais « camera » – mais L’Appareil photo de Claire sonnait sans doute moins bien) – Hong Sangsoo s’est expatrié. Il l’avait déjà fait en Allemagne dans le premier tiers de son précédent film. Ici, il plante sa caméra à Cannes dont chaque plan d’extérieur, dans les rues sinueuses de la vieille ville ou sur la plage face à l’Estérel, même si le soleil n’est pas toujours au rendez-vous, a un parfum de vacances et de festival. Il retrouve Isabelle Huppert qu’il avait déjà fait tourné en 2012 dans In Another Country, qui s’en donne à cœur joie (« C’est la première fois que je viens à Cannes ») dans le personnage d’une gentille fée.

Le film dure soixante-neuf minutes seulement et se finit en queue de poisson. C’est sa principale qualité et son principal défaut. Car cette durée, qui tangente celle d’un moyen métrage, est la forme pertinente d’un cinéma de l’épure, réduit à quelques scènes, comme une nouvelle de Maupassant. Mais c’est aussi l’aveu tacite de ses limites, de son manque de souffle sinon d’ambition.

La bande-annonce

La Nuit a dévoré le monde ★☆☆☆

En se réveillant, Sam a une bien mauvaise surprise. La nuit a dévoré le monde le laissant seul, en plein cœur de Paris, dans un appartement assiégé par des zombies peu amènes.

Le film de zombies est un genre cinématographique qui connut son âge d’or dans les années 70 et 80 avant de s’essouffler. Il est revenu en vogue dans les années 2000 avec de vraies réussites telles que 28 jours plus tard, World War Z ou The Last Girl sans oublier la BD/série The Walking Dead. Mais dans ce genre, la France est bizarrement absente au point que je serais bien en mal de citer un seul film de zombie français – sauf à rattacher à ce genre l’excellente série Les Revenants du désormais célèbre Robin Campillo.

La Nuit a dévoré le monde est un film de zombie terriblement français, à sa façon de revisiter ce sous-genre, loin de l’horreur et du fantastique. Je fais d’ailleurs le pari que cela lui vaudra un certaine curiosité chez les cinéphiles étrangers. Même si l’ambiance en est pesante, pas de jump scare, d’éviscération, de course poursuite. Rien sinon la réclusion d’un homme qui tente de survivre en se défendant contre la menace extérieure des zombies qui l’encerclent et à la menace intérieure de la folie qui guette.

Rien de plus difficile que de filmer un homme seul. Faute d’utiliser les mots – ou une voix off qui pèserait des tonnes – le réalisateur est condamné à rendre chacun de ses gestes parfaitement lisibles. Pour faire comprendre l’écoulement du temps, il doit recourir à des artifices : les saisons qui passent, un calendrier au mur. Dominique Rocher et ses coscénaristes peinent à donner du rythme à une histoire qui en aurait eu bien besoin. L’excellent Anders Danielsen Lie (Oslo, 31 août, Ce sentiment de l’été) a beau payer de sa personne, on s’ennuie ferme. Et ce n’est pas l’apparition bien tardive de Golfshiteh Faharani qui réveillera le spectateur de l’endormissement dans lequel il avait glissé.

La bande-annonce

Koyaanisqatsi ★★★☆

Koyaanisqatsi ressort cette semaine à la Filmothèque. C’est une œuvre d’anthologie, qui compte parmi les 1001 Films à voir avant de mourir. Ce documentaire, sans parole, sans voix off, tourné en 1982, à la pire époque de l’histoire du cinéma (E.T., Tron, Conan le Barbare, Tootsie, L’As des as…), n’a pas pris une ride.

De quoi s’agit-il ? Le titre du film a été volontairement choisi pour être opaque au spectateur. L’imprononçable Koyaanisqatsi désigne en langue hopi une vie déséquilibrée. Et c’est en effet des déséquilibres du monde que traite ce documentaire écologique avant l’heure, quatre ans avant Tchernobyl, six ans avant que Time élise la planète « homme de l’année », dix ans avant le Sommet de Rio, vingt-cinq ans avant le Prix Nobel décerné à Al Gore…

Koyaanisqatsi filme la Terre – en fait limitée aux frontières des États-Unis – la beauté primitive de ses immenses espaces naturels (la Monument Valley, le parc de Haleakalā à Hawaï…), l’empreinte indélébile qu’y laisse la présence humaine (le barrage de Grand canyon, des exploitations minières à ciel ouvert, deux essais nucléaires…) et la fourmilière que constituent les grandes mégalopoles brillantes de mille feux à la nuit tombée. L’absence de tout dialogue,, de tout commentaire, de tout sous-titre laisse le spectateur face à ces images qui montrent plus qu’elles démontrent. Il ne s’agit pas d’instruire le procès à charge du progrès technologique mais de montrer « la beauté de la bête » pour reprendre les mots de Godfrey Reggio.

Novateur par son thème, Koyaanisqatsi l’est plus encore par la façon de le traiter. Jouant sur les échelles d’espace et de temps, filmant l’infiniment grand et l’infiniment petit, utilisant à la fois le ralenti, l’avance rapide et le time lapse, Koyaanisqatsi est d’une étonnante modernité. Les œuvres qui voudront utiliser les mêmes recettes se contenteront de bégayer : Baraka (1992), Dogora (2004), La Marche de l’empereur (2005), Home (2009), Samsara (2013)…

Et surtout il y a la musique de Philip Glass. On la redécouvre à ses origines, avant qu’elle devienne ultra-célèbre et que, tarte à la crème et pont-aux-ânes, elle vienne illustrer la première scène élégiaque venue du cinéma hollywoodien. On est frappé de sa modernité. On réalise combien, à l’époque de Vangelis et John Williams, elle fut novatrice et iconoclaste. Elle est si envoûtante qu’elle en devient la vedette du film, prenant le pas sur les images pourtant sidérantes de Ron Fricke.

La bande-annonce

Tesnota – Une vie à l’étroit ★★★☆

Ila a vingt-quatre ans. Elle vit dans le sud de la Russie. Garçon manqué, elle travaille au garage de son père. Ses parents sont des Juifs pratiquants. Mais, en rupture avec la tradition, elle fréquente un musulman kabarde. Son frère David est moins audacieux. Il se fiance à une jeune fille de la communauté. Mais les deux fiancés sont kidnappés. Une rançon exorbitante est réclamée. Les parents de David et d’Ila n’ont pas les moyens de s’en acquitter.

Bienvenue à Naltchik, la capitale de la république de Kabardino-Balkarie en Russie. Ses sympathiques habitants passent le temps en regardant des snuff movies et en rançonnant des Juifs.

Décidément le cinéma russe nous prend aux tripes. Après Tarkovski, Lungin, Zviaguintsev, Loznitsa (qui certes est ukrainien mais tourne ses films en Russie) et Bykov, il faudra peut-être compter sur Balagov, un jeune cinéaste de vingt-cinq ans seulement, qui signe un premier film manifeste qui avait fait sensation à la sélection Un certain regard à Cannes l’an passé et qui a mis plus d’un an à se frayer une place sur nos écrans.

D’abord une façon de filmer qui prend aux tripes. Des personnages cadrés en très gros plan, comme si la caméra était collée à eux, les empêchant de respirer, de se mouvoir dans des espaces confinés – justifiant le sous-titre Une vie à l’étroit. Un montage truffé d’ellipses au risque parfois de perdre le spectateur mais qui donne au film un rythme haletant et font passer ses presque deux heures sans qu’on regarde sa montre.

Ensuite un sujet éprouvant. Mais de quel sujet s’agit-il ? À lire le résumé que je viens d’en faire on pourrait croire qu’il s’agit d’un kidnapping façon Tout, tout de suite, le film de Richard Berry inspiré de l’affaire du gang des barbares. Mais bizarrement, le scénario se désintéresse de ce qui arrive aux jeunes kidnappés, aux conditions de leur incarcération, aux motivations de leurs geôliers. Il se concentre sur les effets que cet enlèvement suscite dans la famille d’Ila. Car, pour payer la rançon réclamée, une famille de la communauté propose son aide. À une condition : qu’Ila épouse leur fils.

Ila est face au plus terrible des dilemmes : sacrifier son frère ou lui sacrifier sa propre liberté en permettant la libération de David ? accepter de rentrer dans le rang, de « vivre à l’étroit » ou oser le sacrilège ? L’habileté du scénario est de rendre ce choix moins binaire qu’il n’y paraît et de faire d’Ila une figure de tragédie qu’on n’oublie pas de sitôt.

La bande-annonce

Call me by your name ★★☆☆

À l’été 1983, dans le nord de l’Italie, Elio passe ses vacances en famille. Son père, professeur d’histoire de l’art, accueille pour l’été un assistant de recherche, Oliver. Entre les deux jeunes hommes, malgré la différence d’âge (Elio a dix-sept ans seulement, Oliver a une dizaine d’années de plus) l’attirance est immédiate et irrépressible. Elio et Oliver tomberont bientôt dans les bras l’un de l’autre.

Call me by your name est un film solaire qui réussit à nous faire ressentir la chaleur d’un été italien et la fraicheur d’un bain de minuit.
C’est un film qui, avec un soin scrupuleux, fait revivre une époque, vieille déjà de près de trente-cinq années, mais qui, pour les gens de ma génération, a le parfum proustien des vertes amours enfantines – et la dégaine inimitable des années quatre-vingts.
C’est un film d’un raffinement exquis qui, dès son générique, nous permet d’accéder à une vie intellectuelle supérieure : la villa italienne qu’habitent pendant leurs vacances ce père anglais et archéologue, cette mère française et polyglotte – on découvre avec étonnement l’aisance d’Amira Casar à s’exprimer indifféremment en français, en anglais, en italien et en allemand – et ce fils surdoué a le charme décati et la vieille domesticité fidèle que n’ont pas les résidences de vacances des nouveaux riches.
C’est enfin et surtout un film d’une sensualité fiévreuse qui nous fait partager – ce qui, à mon âge avancé, est une sacrée gageure – l’excitation débordante d’un jeune homme pour qui tout est objet de désir : la jeune fille en fleurs qui le supplie de lui prendre sa virginité, un brugnon juteux (sic) et bien sûr ce splendide éphèbe américain qui danse aussi bien qu’il nage.

Malgré les immenses qualités de Call me by your name, je n’ai pas été séduit. Pire : je ne sais pas l’expliquer. Est-ce un vieux fond d’homophobie qui me rend insensible aux romances gays ? Si c’était le cas, ce serait triste, et même grave. Mais j’ai adoré Maurice, Le Secret de Brokeback Mountain ou La Vie d’Adèle. Ouf !

J’en ai marre de ne pas aimer les films que tout le monde qu’aime, de ne pas succomber à leur charme fou. Phantom Thread, La Forme de l’eau, Lady Bird et maintenant Call me by your name. Les meilleurs films de ce premier trimestre, encensés par la critique, salués par le public, qui ont désormais leur nom dans l’histoire du cinéma grâce aux Oscars, m’ont laissé de glace.

C’est grave docteur ? Oui. Oui parce que mes critiques répétitivement scrogneugneu vont vite se démonétiser à force de dire du mal de films qui ne le méritent pas. Oui parce que cette déprime hivernale est peut-être le signe que mon goût critique est en train de s’émousser et qu’il est temps pour moi de passer à autre chose sur quoi me faire les griffes : le tricot ? le hard metal ? la Premier League ?

La bande-annonce