Leçon de classes ★★★☆

En 1983, Bratislava dans l’ex-Tchécoslovaquie vit encore à l’heure soviétique. Maria Drazdechova utilise le pouvoir qu’elle tient de son emploi de professeure pour extorquer des parents d’élèves des faveurs.

Les cinémas de l’est de l’Europe dessinent une géographie subtile. De Roumanie et de Bulgarie nous viennent des films qui décrivent sans concession la dureté du post-communisme : Taxi Sofia, Baccalauréat, Sieranevada, Illégitime… Les films qui nous viennent de l’ancienne Tchécoslovaquie traitent plus volontiers le passé communiste. J’avais beaucoup aimé Sur la ligne dont l’héroïne était une jeune athlète tchèque qui, en 1984, fut obligée de se doper pour espérer décrocher sa qualification à des Jeux olympiques que le bloc de l’Est finalement boycotta.

L’action de Učiteľka (traduit en anglais fidèlement The Teacher et dont la traduction française brille, pour une fois, par sa subtilité) se déroule durant l’époque communiste. Mais au fond, elle est de tous les temps. Elle décrit une relation de pouvoir : entre une enseignante qui abuse de son autorité et des parents d’élèves qui s’y soumettent pour ne pas compromettre l’éducation de leurs enfants.

Le sujet est oppressant. Il l’est parce que le personnage de Maria Drazdechova n’est pas spontanément antipathique. Elle sollicite des petits services véniels des parents d’élève, quand ce n’est pas eux qui les lui proposent spontanément : un gâteau, une mise en pli, une course en taxi les jours de mauvais temps. Le sujet est d’autant plus oppressant qu’on la voit maltraiter des enfants : ceux dont les parents refusent de se plier à ce qu’elle considère elle comme un échange de bons procédés mais qui constitue en fait un odieux chantage.

Le montage du film est particulièrement savant. D’un côté la réunion des parents qui se divisent sur la façon de réagir à la conduite de cette enseignante, dont les fonctions de présidente de la cellule du parti la protègent. De l’autre, par une série de flashbacks, le rappel de son comportement particulièrement sadique à l’égard de tel ou tel élève.

Le film se conclut magistralement. Assez classiquement, trois cartons exposent le parcours ultérieur des trois jeunes souffre-douleur de Maria Drazdechova. Puis un plan glaçant filme une salle de classe en 1991 où le portrait de Václav Havel a remplacé celui de Gustáv Husák. Je vous laisse le découvrir.

La bande-annonce

Logan Lucky ★★★☆

Les Logan ont la poisse. Jimmy l’aîné (Channing Tatum) aurait pu devenir pro au football américain si une mauvaise blessure au genou ne l’avait définitivement écarté des stades. Clyde le cadet (Adam Driver) a perdu une main en Irak. Mellie la sœur (Riley Keough) s’en sort le moins mal grâce à son emploi de coiffeuse. Pour chasser la malchance et sortir de la galère, le trio décide de réaliser un casse. Ils s’adjoignent les services de Joe Bang (Daniel Craig) un expert en explosif qui purge une peine en prison.

Steven Soderbergh est de retour. Le génial réalisateur américain avait portant annoncé son départ définitif du cinéma il y a quatre ans. Il s’était borné à tourné une série The Knick sur les débuts de la chirurgie hélas abandonnée au bout de sa seconde saison. Le plus jeune lauréat de la Palme d’Or (Sexe, mensonges et vidéo en 1989) a signé quelques uns de mes films préférés : Traffic, Solaris, Contagion

Avec une efficacité inentamée, il reprend la recette éprouvée de la trilogie Ocean Eleven/Twelve/Thirteen : la préparation et l’exécution d’un braquage sophistiqué. Mais si Ocean Eleven se passait dans les palaces de Las Vegas et avait pour héros les mecs les plus sexy de la planète, Lucky Logan prend la direction opposée : l’action se déroule dans l’Amérique profonde, qui vote Trump en écoutant l’hymne national la main sur le cœur, qui emmène ses petites filles à des concours de beauté et qui regarde le week-end des voitures tourner en rond. Et ses héros sont des ploucs, des rednecks, des losers magnifiques qui cherchent à se venger d’une vie qui ne leur a jusqu’alors pas été bien douce.

Soderbergh est suffisamment habile, dans l’écriture de son scénario comme dans sa direction d’acteurs, pour nous tenir en haleine pendant près de deux heures. Son film n’en est pas moins construit sur un hiatus. Ses héros nous sont présentés comme de sympathiques abrutis sudistes – comme George Clooney dans O’Brother – mais la sophistication du plan qu’ils mettent en œuvre ne cadre pas avec leur simplicité bon enfant.

La bande-annonce

Des bobines et des hommes ★★☆☆

L’usine Bel Maille est une PME textile installée depuis plus de cinquante ans à Roanne. En 2014, c’est dans ses murs que Olivier Loustau tournait La Fille du patron. Christa Théret y interprétait la fille d’un patron qui se battait courageusement pour la survie de sa petite entreprise.

La réalité a rattrapé la fiction. Alors que se terminait le tournage de La Fille du patron, dont Charlotte Pouch était chargée de réaliser le making of, Bel Maille a été placé en liquidation judiciaire. La jeune réalisatrice a décidé de prendre résidence dans l’usine, d’en filmer le directeur, les employés dans l’attente d’un repreneur hypothétique ou d’une liquidation inéluctable.

La démarche de Charlotte Pouch devrait interroger tous les documentaristes en herbe. Qu’est ce qu’un bon sujet ? Comment savoir, quand on plante sa caméra quelque part, que l’enchaînement des événements aura un potentiel dramatique suffisant ? Elle a eu ici la chance de croiser la route du directeur de Bel maille, Stéphane Ziegler, qui lui a laissé toute liberté de tourner dans l’usine.

Au début du film c’est un héros positif : il promet à ses employés que l’usine dans laquelle ils travaillent depuis des décennies et dont ils sont si fiers ne sera pas délocalisée, que le repreneur conservera leurs emplois. « Ma priorité est d’assurer la pérennité du savoir-faire Bel maille dans son ancrage local ». La formule est répétée ad nauseam. Au point de devenir suspecte. Incompétence ? malversation ? Le personnage devient franchement haïssable lorsqu’il annonce son départ – trahissant la promesse qu’il avait faite de se tenir au côté de ses hommes.

Les employés en sont sidérés. Ils assistent impuissants à l’échec des discussions avec un repreneur tunisien dont les intentions ne sont d’ailleurs pas très claires. Charlotte Pouch et les spectateurs en sont pour leurs frais qui espéraient une grève, quelques violences. Rien de tel ne se produit jusqu’à la liquidation. Mais le film révèle, dans ses ultimes secondes, par deux cartons, ce qui est arrivé au patron voyou. Et ce dénouement, s’ils ne redonnent pas aux fiers ouvriers de Bel maille, leur emploi, leur fait justice.

La bande-annonce

Taxi Sofia ★★★☆

Taxi Sofia aura probablement fait grincer les dents des employés de l’office de tourisme de la capitale bulgare. Car ce film, aux frontières du documentaire, donne de Sofia et de ses habitants une image peu amène. Déprimante. Presque sordide.

Le procédé en est simple. Vingt-quatre heures de temps. Six taxis. Leurs chauffeurs aux vies cabossées  conduisent un taxi faute de mieux : un entrepreneur entre deux faillites, un père inconsolable de la mort de son fils, un prof de sport, une universitaire en mal de vengeance, un colosse malhonnête, un prêtre… Leurs passagers composent un tableau déprimant de la sociologie de la Bulgarie : une lycéenne qui se prostitue, un chirurgien qui va s’exiler loin d’un pays qu’il déteste, un couple infidèle, trois jeunes ivres et violents, un prof de philo au bord du suicide, un entrepreneur qui habite à l’étranger et vomit son mépris d’un pays qu’il a pourtant contribué à saboter…

Le taxi, microcosme paradoxal : ouvert vers l’extérieur (il circule partout dans une ville dont, pourtant, on ne verra quasiment rien) et refermé sur lui-même (le temps d’une course, c’est un mini-théâtre où se confrontent le chauffeur et ses passagers). C’est moins Scorcese – le héros de Taxi Driver aurait pu être chauffeur de bus sans que l’intrigue en soit affecté – que les réalisateurs iraniens Abbas Kiarostami (Ten) et Jafar Panahi (Taxi traduit Taxi Téhéran) qui l’ont utilisé. Le Bulgare Stephan Komandarev marche sur leurs pas dans un film qui n’évite pas toujours les défauts des films à sketches (chaque passager est le héros d’un mini-film) et du catalogue sociologique (chaque sketch croque une facette de la société bulgare).

Il en est sauvé par une une caméra nerveuse qui réussit à se glisser dans l’habitacle étroit du taxi et filme en longs plans séquences chaque scène. Il en est sauvé aussi par une construction savante dans laquelle, comme dans les meilleurs films chorales, se croisent et s’entrecroisent les personnages : cet huissier qu’on entrevoit dans la première séquence réapparaît dans la dernière en pigeon malheureux d’un chauffeur malhonnête, ce chirurgien qu’un taxi dépose à l’hôpital pour sa dernière opération avant de quitter la Bulgarie va transplanter le passager malade que le dernier taxi prend en charge.

Taxi Sofia commence très fort. Devant le lycée où il vient de déposer sa fille, Misho prend une passagère qui se maquille et se change en prévision d’un rendez-vous tarifé. Quand Misho s’en offusque – qui craint que sa fille, de quatre ou cinq ans plus jeune, ne prenne un jour le même chemin –  elle lui crache à la figure sa fierté de gagner par le commerce de son corps plus d’argent que lui dans son emploi humiliant. Juste après, Misho rejoint l’usurier qui gonfle le pot-de-vin qu’il réclame pour débloquer le prêt qui permettra à Misho de relancer la société dont il a temporairement suspendu l’activité. La conversation tourne mal. Je ne dévoilerai pas la façon dont elle se conclue. Ces deux scènes coup de poing placent la barre très haut. Trop haut. Le reste du film n’est pas au diapason. Il n’en reste pas moins poignant.

La bande-annonce

La Belle et la meute ★★★☆

Mariam est une jeune étudiante venue faire ses études à Tunis. En marge d’une soirée festive, alors qu’elle vient de rencontrer Youssef et flirte avec lui sur la plage, elle est arrêtée par trois policiers et violée. Sûre de ses droits, elle entend déposer plainte. Mais comment espérer obtenir justice de ses propres bourreaux ?

Kaouther Ben Hania tourne son deuxième film. Le premier m’avait enthousiasmé et figurait en bonne place dans mon Top 10 en 2015 : aux frontières du documentaire et de la fiction, Le Challat de Tunis enquêtait sur une rumeur urbaine, celle d’un homme en moto qui balafrait les fesses des jeunes femmes portant une tenue impudique.

Pour son second film, la réalisatrice tunisienne s’est inspirée de faits hélas bien réels. Ils avaient fait grand bruit à l’époque en Tunisie. Un livre au titre choc en avait été tiré : Coupable d’avoir été violée.

Avant que le film commence, on connaît donc son motif (un viol), son ressort (ce viol a été commis par ceux auprès desquels Mariam en est réduite à demander justice) et même son dénouement (la condamnation qui frappera les policiers criminels). Kaouther Ben Hania réussit néanmoins à nous surprendre par une mise en scène époustouflante. À la façon de La Corde ou VictoriaLa Belle et la meute est filmé en plans séquence. Neuf en tout et pour tout. Avec une fluidité telle qu’on ne le réalise pas immédiatement. Le procédé immersif nous glisse au cœur de l’action, nous fait côtoyer au plus près les personnages, nous conduit à réagir avec le même sentiment d’urgence qu’eux aux événements qui se déroulent en temps réel.

La caméra ne quitte pas Mariam al Farjani. Elle est bouleversante. Mignonne comme un cœur durant la toute première séquence qui la voit s’apprêter avec ses amies en prévision de la fête. Puis brutalement, le plan suivant, sans solution de continuité, défigurée par les coups et par la peur. On la suit à l’hôpital où elle essaie d’obtenir un certificat. Au poste de police où une inspectrice semble lui prêter une oreille attentive. À l’hôpital à nouveau pour un examen gynécologique humiliant. Puis de retour au poste.

Ce long parcours kafkaïen nous amène jusqu’aux lueurs de l’aube et se conclut par un plan lumineux.

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Laissez bronzer les cadavres ☆☆☆☆

L’action se déroule dans un village quasi-abandonné, perché au-dessus de la Méditerranée, au cœur de l’été corse. Un couple, qui héberge déjà un romancier alcoolique, a accepté de planquer trois brigands en cavale qui viennent de braquer un convoi et de dérober des lingots d’or. Mais tout se complique avec l’arrivée de l’épouse du romancier, accompagnée de son jeune fils et de sa nounou, puis avec celle de deux policiers en moto.

Il y avait bien des façons d’adapter le tout premier polar de JP Manchette, huis clos efficace qui raconte en temps réel un braquage qui tourne mal. Cattet & Forzani ne choisissent  pas la plus facile. L’intrigue policière n’est pour eux qu’un prétexte à leurs expérimentations. Comme dans le livre, chaque chapitre commence par un plan noir indiquant l’horaire précis. Sauf que Cattet & Forzani s’autorisent des flashback qui déstructurent la linéarité du récit.

C’est l’image qui est la plus travaillée, reproduisant l’esthétique des western spaghettis et du giallo italien (un genre, à la frontière du X et du film d’horreur, qui eut son heure de gloire dans les années 70). Laissez bronzer les cadavres est une accumulation hyper stylisée de plans saisissants de beauté. Pris isolément, chacun est une merveille. Mais montés ensemble, ils ne font guère sens. Si bien qu’après une demie-heure où l’on s’extasie devant tant d’originalité formelle, on s’ennuie ferme et on perd tout intérêt à ce jeu de massacres où s’empilent métronomiquement les cadavres.

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Ouvrir la voix ★★★☆

Ouvrir la voix filme en plan très serré vingt-quatre femmes noires. Il les interroge sur leur condition doublement minoritaire, les discriminations raciales et sexistes dont elles sont victimes.

Réalisé par Amandine Gay, militante afro-féministe et LGBT, Ouvrir la voix est une œuvre engagée. Son titre sonne comme une double revendication. Il s’agit à la fois de libérer une parole trop longtemps bâillonnée et d’ouvrir une brèche pour inspirer d’autres femmes. Sa forme est austère et sa durée intimidante. Plus de deux heures d’interviews que ne viennent interrompre que de rares séquences où l’on suit ces femmes dans leur vie : l’une est actrice, l’autre se produit dans un cabaret burlesque, la troisième est filmée avec sa compagne dans les rues de Brooklyn.

Très classiquement, Amandine Gay pose une succession de questions auxquelles répondent tour à tour chacune des interviewées. Le procédé n’est pas très novateur. Il n’en est pas moins efficace. Elle interroge ses interlocutrices sur leur première expérience du racisme, qui sonne souvent comme un traumatisme chez des petites filles qui jusqu’alors n’avaient aucune conscience de leur « différence », sur leur parcours scolaire, où elles ont dû se battre contre les préjugés qui les orientaient vers les filières les moins prestigieuses, sur la découverte de leur sexualité face à des partenaires, Noir ou Blanc, qui les réduisaient à des stéréotypes, avant pour certaines d’assumer leur homosexualité, sur leur rapport à la religion, à la maternité.

Le panel convoqué par Amandine Gay est faussement hétérogène. On comprend – même si l’absence de tout indication ne nous facilite pas la tâche – que certaines interviewées sont hyper diplômées ou autodidactes, qu’elles travaillent dans les arts ou dans les services, qu’elles sont nées en Europe ou viennent seulement de s’y installer, qu’elles vivent en France ou en Belgique. Pour autant, elles ont toutes quasiment le même âge et le même discours militant. Leur convergence de vue est soulignée au détriment de tout ce qui pourrait révéler des divergences : conflits de mémoires et d’identités entre Noires d’origine africaine et Noires d’origine caribéennes, engagements politiques à gauche, à droite ou ailleurs – dont étrangement il n’est rien dit.

Le discours qu’elles tiennent est anti-raciste bien sûr mais il ne sous-estime pas les préjugés de race : si, évidemment, la race n’a aucun sens d’un point de vue biologique, elle existe hélas encore en tant que représentation sociale et sa réfutation, au nom d’un anti-racisme vertueux, hypothéquerait la lutte contre les discriminations.
Leur discours revendique à la fois l’invisibilité et la visibilité. Elles refusent d’être réduites aux stéréotypes racistes qui s’attachent à la couleur de leur peau et d’être victimes des discriminations qui en sont la conséquence. Elles revendiquent une place à part égale dans une société plurielle qui s’accepterait enfin dans sa diversité.

Utile complément au livre fondateur de Pap Ndiaye La Condition noire, Ouvrir la Voix documente avec intelligence l’un des volets les plus sensibles de notre vivre-ensemble.

La bande-annonce

The Square ★☆☆☆

Voici enfin la Palme d’Or 2017. Le public plébiscitait 120 battements par minute, Faute d’amour ou Les proies. Le jury présidé par Pedro Almodovar leur a préféré ce film suédois d’un réalisateur peu connu au sujet ingrat. Ce refus de la facilité force l’admiration. Mais il ne suffit pas pour emporter l’adhésion.

The Square arrive sur nos écrans avec un parfum de scandale. Comme les romans de Houellebecq, comme les films de Haneke, The Square est censé choquer le bourgeois en soulignant ses contradictions.

C’est autour de Christian, le héros, que le film gravite – au point d’effacer tous les rôles secondaires (même hélas celui de Elisabeth Moss remarquée dans les séries Mad Men et Top of the lake).  Le Danois Claes Bang est censé incarner le mâle suédois contemporain et toutes ses certitudes inébranlables. À la tête du musée d’art moderne de Stockholm, Christian est un quadragénaire de son temps : divorcé, père de deux filles, séduisant et séducteur, ouvert d’esprit et ouvert aux autres, à la pointe de l’avant-garde artistique. Mais une série d’événements vont mettre à mal son humanisme : le vol de son portefeuille, la désastreuse campagne publicitaire de la prochaine exposition de son musée, une nuit d’amour ratée avec une journaliste américaine…

Avec ses faux airs de James Bond, Claes Bang promène la même mimique mal réveillée durant tout le film alors que le réalisateur était censé nous montrer la transformation d’un homme. Ce jeu monotone est l’écho d’une faiblesse du scénario : son immobilisme. The Square n’est pas tant l’histoire d’une évolution qu’une accumulation de saynètes. Une succession de nouvelles – certes fédérées autour d’un même thème – plutôt qu’un roman. Certaines sont plus réussies que d’autres : on n’oubliera pas de sitôt ce dîner d’inauguration collet-monté au cours duquel un performer mime le comportement d’un singe dominant en terrifiant les participants. Le problème de cette scène d’anthologie est qu’elle figure déjà sur l’affiche du film, que sa bande-annonce en a montré de larges extraits et qu’elle s’étire beaucoup trop longtemps.

On imagine volontiers ce qu’un réalisateur de la puissance de Haneke aurait fait du désir de vengeance de Christian après qu’il s’est fait volet son portefeuille. On est frappé de la pauvreté de sa réaction et des conséquences finalement limitées qu’elle provoque. Alors qu’il s’agissait du principal ressort du film, de son fil narratif censé le tenir en tension pendant plus de deux heures, cette intrigue sans intérêt fait vite long feu.

Au lieu de la satire annoncée de la bien-pensance de nos sociétés sociales-démocrates, The Square se révèle au bout du compte un film trop long sur la crise de la quarantaine d’un Édouard Baer suédois.

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L’Assemblée ★★☆☆

À partir du 31 mars 2016, des citoyens ordinaires se sont réunis chaque jour place de la République à Paris. Pour protester contre la loi El Khomri. Pour réfléchir à un autre ordre politique, économique et social. Leur mouvement a pris un nom : « Nuit debout ». Mariana Otero les a suivis du premier au dernier jour.

Pour qui s’intéresse à la chose politique, « Nuit debout » constitue sans doute l’un des événements les plus intéressants de ces dernières années. Inspiré du mouvement des Indignés en Espagne ou de Occupy Wall Street aux Etats-Unis, il s’agit d’un mouvement spontané de réinvestissement de la sphère publique, d’un refus de l’ordre prévalent, d’une tentative, parfois maladroite, d’en concevoir un autre. Avec Mariana Otero, une réalisatrice déjà remarquée pour Entre les mains, un documentaire sur une usine de lingerie en dépôt de bilan, le mouvement a trouvé sinon son historiographe du moins son gardien de mémoire.

Mariana Otero est modeste. Elle s’est contentée de planter sa caméra et de filmer les débats. Se serait-elle attachée à une personnalité (on aperçoit François Ruffin, le réalisateur de Merci Patron ! qui allait devenir l’année suivant député de La France insoumise ou Monique  Pinçon-Charlot, la sociologue des fractures sociales à Paris), on lui aurait reproché de personnaliser à outrance un mouvement caractérisé par son absence de leader. Elle aurait pu à défaut se concentrer sur un thème. Elle le fait d’ailleurs peut-être en rendant compte des débats sur les modalités d’organisation des réunions. C’est le sens de la question inscrite sur l’affiche : « Comment parler ensemble sans parler d’une seule voix ? » C’est aussi le sens de la question subtilement polysémique lancée par un participant : « Comment donner une direction [un objectif] à un mouvement sans direction [sans chef] ? »

Cette question formelle, on le sait, est au cœur du questionnement démocratique. Qui a le droit de parler à l’agora ? Qui a le droit d’y siéger ? Qui a le droit d’y voter ? Avec un roboratif enthousiasme – et dans un joyeux bordel – les participants à « Nuit debout » se posent ces questions-là. Mais au motif que les réponses qui y ont été historiquement apportées doivent être remises en cause, notamment les théories révolutionnaires de la représentation, ils passent un temps infini à réinventer la roue au risque  de sombrer dans l’impuissance. Ainsi de ce militant qui, par défiance avec le concept de représentativité refuse de tenir comme légitime une décision prise à la majorité des votants faute d’une assistance suffisante.

Filmée par Mariana Otero, « Nuit debout » se perd dans des débats de pure procédure. Et oublie le fond. Quand il est évoqué, les mesures proposées frappent par leur radicalité – ce qui n’est pas un défaut – par leur irréalisme – ce qui pourrait en constituer un – et, plus tristement, par leur manque d’originalité. Ainsi de la commission Énergie : « Sortie des énergies fossiles – Fin de l’énergie nucléaire – 100 % d’énergie renouvelable » Vaste programme autour duquel d’ailleurs s’est construit depuis une vingtaine d’années un assez large consensus sinon dans la pratique du moins en théorie mais qui se heurte à des obstacles immenses qui n’arrêtent pas les utopistes de « Nuit debout ».

On aurait aimé en savoir plus sur « Nuit debout », sa sociologie, sa généalogie politique, ses héritages. Qui sont les manifestants de la place de la République ? Des jeunes ? des vieux ? des riches ? des pauvres ? Comment sont-ils arrivés là ? Comment en partiront-ils ? Quel bulletin de vote glisseront-ils dans les urnes en 2017 ? Le format documentaire choisi par Mariana Otero, caractérisé par sa sobriété et son effacement, empêche de livrer au spectateur ces informations pourtant utiles. L’Assemblée n’en documente pas moins un mouvement politique en train de se faire. Les premiers jours, la logistique est défaillante. Les orateurs utilisent des mégaphones en carton pour se faire comprendre. Mais petit à petit, une organisation se met en place. On monte des tentes, on installe une sono. Au bout de trois mois le mouvement s’étiole. La loi El Khomri a été adoptée par le 49.3. Les congés d’été approchent. Les militants sont fatigués.

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Des lois et des hommes ★★★☆

John O’Brien pêche le saumon dans le nord de l’Irlande. Du moins le pêchait-il jusqu’à ce que la réglementation européenne interdisant les filets dérivants le lui interdise. Pour défendre son métier, il se lance dans une longue bataille politique qui le mènera jusqu’à Bruxelles.

Des lois et des hommes commençait mal. Par de longs travellings sur les plages battues par les vents d’Inishboffin, une île perdue au large de l’Irlande. Et par un plaidoyer larmoyant sur les techniques ancestrales de la pêche qui y étaient pratiquées, injustement condamnées par une inique réglementation eurocratique. Bref, j’ai eu peur, un instant, de m’être fourvoyé dans une séance de Connaissances du monde à Hénin-Beaumont.

Mais le documentaire de Loïc Jourdain prend dans sa seconde moitié une nouvelle et intéressante dimension. On quitte l’île irlandaise venteuse pour le continent où John O’Brien fait l’expérience de l’action politique. Pour défendre sa cause, il rencontre d’abord d’autres pêcheurs européens confrontés aux mêmes difficultés que lui : une réglementation qui, au nom de la protection du stock halieutique, frappe indifféremment la pêche hauturière et la pêche artisanale. Après avoir sans succès tenté de mobiliser les autorités irlandaises qui, non sans hypocrisie, se dédouanent de leurs responsabilités sur Bruxelles, il comprend que c’est là qu’il faut porter le fer.

Le documentaire aurait pu alors non sans démagogie décrire un Candide à Berlaymont, un malheureux pêcheur égaré dans les interminables couloirs de la Commission européenne. Les spectateurs de Hénin-Beaumont et ceux de la quatrième circonscription des Bouches-du-Rhône en auraient eu pour leur argent.

Mais Loïc Jourdan a l’honnêteté de décrire la machine bruxelloise pour ce qu’elle ait : des procédures lentes, difficilement compréhensibles au profane, mais qui, si on en maîtrise les codes, est ouverte à la contradiction et soucieuse de l’intérêt général. La commissaire européenne à la pêche, Maria Damanaki, qui aurait pu jouer le rôle du méchant de service, devient étonnamment un allié de John O’Brien dans sa campagne pour « socialiser » la PCP (Politique commune de la pêche). Et Des lois et des hommes, ce documentaire folklorique sur la pêche en Irlande, de devenir un manuel finalement assez optimiste sur la construction européenne et ses procédures. Comme le remarquable Democracy sorti l’an passé.

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