Les Derniers Jours dans le désert ★☆☆☆

Jésus, on le sait (même si l’Evangile selon saint Jean n’en dit mot), a passé quarante jours dans le désert. Mais qu’y a-t-il fait sinon repousser les tentations du Diable ? Le réalisateur Rodrigo Garcia (auquel on doit quelques épisodes de Six Feet Under, des Soprano ou de The Affair) imagine une rencontre avec la famille d’un tailleur de pierres qui exerce sur son fils une autorité tyrannique tandis que sa femme se meurt d’un mal incurable.

Les Derniers Jours… a été réalisé en 2015, est sorti aux Etats-Unis en 2016, mais aura mis près de sept ans à se frayer un – timide – chemin sur les écrans français. Il est sorti à Paris dans une seule salle, étonnamment vide – j’ai failli écrire « déserte ».

Jésus – dont le nom n’est jamais prononcé – y est campé par Ewan McGregor qu’on croirait sorti d’un épisode de Star Wars. Le tailleur de pierres est interprété par Ciarán Hinds, un acteur irlandais que je confonds régulièrement avec Clive Owen, et qui a autant de talent que lui sinon de sex appeal. Dans le rôle du jeune garçon, on reconnaît Tye Sheridan qui allait percer quelques années plus tard dans X-Men et Ready Player One.

Les Derniers Jours… est tourné dans les paysages grandioses du désert du Colorado, au sud de la Californie, qui rappelle à s’y méprendre la vallée du Jourdain. La photographie est époustouflante. Mais c’est bien la seule qualité de ce film trop contemplatif au scénario poussif dont on peine à comprendre le sens.

La bande-annonce

Des oiseaux petits et grands (1966) ★★★☆

Toto et son fils Ninetto marchent dans la campagne. Un corbeau très bavard les rejoint qui leur assène des leçons de morale politique et religieuse. Il les projette notamment au douzième siècle où Toto et Ninetto sont des disciples auxquels Saint-François d’Assise a confié le soin d’évangéliser faucons et moineaux. Revenus à notre époque, Toto et Ninetto font diverses rencontres : des fermiers qui n’ont pas les moyens de payer leur loyer, une famille de grands bourgeois, des forains qui circulent en Cadillac, une prostituée….

A l’occasion du centième anniversaire de sa naissance, les films de Pasolini ressortent en salles. Il y a quelques semaines j’ai découvert Accattone que je n’ai pas aimé. Cela ne m’a pas dissuadé de poursuivre ma découverte de l’oeuvre de ce sulfureux réalisateur italien tragiquement décédé sur la plage d’Ostie en 1975. Bien m’en a pris ; car Des oiseaux… est un film drôle et léger, débarrassé de la pesante idéologie dont Accattone m’avait semblé lesté.

Des oiseaux… était le film préféré de Pasolini, « le plus pauvre et le plus beau ». C’est en effet un film drôle et léger qui contraste avec le reste de son oeuvre autrement plus grave. Pasolini reconnaît sa dette à Rossellini et à ses Onze Fioretti de François d’Assise sorti en 1950, qui racontait en onze tableaux la vie du saint franciscain dont l’idéal ascétique exerça une telle influence, bien au-delà de la seule communauté des croyants.

Mais Des oiseaux… louche aussi du côté du burlesque, du cinéma comique italien, dont il reprend certains des effets, pas des plus subtils, tel l’accéléré, mais aussi du côté de Chaplin (le dernier plan du film est copié sur celui des Temps modernes) ou de Laurel et Hardy que rappelle le duo formé par l’immense acteur comique Toto et la jeune révélation Ninetto Davoli (qui fut l’amant et l’acteur fétiche de Pasolini).

Sa morale – si tant est qu’il en ait une – est ambiguë. Sans doute est-ce un film de « gauche » dont le rôle principal est joué par le corbeau auquel Pasolini prête sa propre voix. Ce corbeau – et on imagine aisément les difficultés que son dressage a dû causer pendant le tournage – professe des idées progressistes, mais sur un ton sentencieux qui les rend vite inaudibles, si bien que les deux héros finissent par s’en lasser, jusqu’à une conclusion d’une amère dérision.

La bande-annonce

Bullet Train ★★☆☆

Coccinelle (Brad Pitt) est un tueur à gages frappé par la poisse, bien décidé à ce que sa prochaine mission se déroule sans encombres. Il prend le Shinkansen à Tokyo pour y dérober une mallette et en remettre le précieux contenu à ses commanditaires à la gare d’arrivée à Kyoto. Mais, pour le plus grand dépit de Coccinelle, sa route va croiser celle d’autres fines gâchettes embarquées dans le même train : celle de Citron et Mandarine, deux frères soi-disant jumeaux qui escortent le fils dévoyé d’un caïd de la pègre japonaise, celle d’un père dévoré par le chagrin et la culpabilité qui veut venger l’agression perpétrée sur son fils par une jeune ingénue, Prince, qui cache en fait une machiavélique meurtrière, celle encore d’un pistolero mexicain, Le Loup, bien décidé lui aussi à venger la mort de sa femme assassinée par une meurtrière, Le Frelon, qui achève ses victimes en leur injectant un poison mortel.

David Leitch fut d’abord cascadeur. Il doubla régulièrement Brad Pitt dans Fight Club, Ocean’s Eleven, Troie, Mr and Mrs Smith…. avant de passer derrière la caméra. De sa formation, il garde un sens inné de la chorégraphie des combats qui éclate dans Bullet Train.
On lui doit Deadpool 2, la suite d’un film à succès construit autour d’un principe terriblement en vogue : la coolitude sinon la beaufitude de son (super-)héros.
C’est autour de ce cocktail efficace qu’est construit Bullet Train : des personnages cools + des combats épiques

Si l’on porte sur ce mélange un regard adulte et sérieux, on ne peut qu’en critiquer l’inanité : « quelques effets tape-à-l’œil et une ironie embarrassante »« gloubi-boulga infernal » ou encore « dialogues ouvertement neuneus » écrit sans concession Écran Large.
Mais, si on accepte le principe du blockbuster estival, on se laisse agréablement divertir. Mieux : on se prend au jeu d’une intrigue volontairement alambiquée où se croisent une foule de personnages et d’intrigues qui obligent nos neurones à un minimum d’attention.
Et surtout on se régalera de la prestation de Brad Pitt qui, à près de soixante ans, n’a jamais été aussi sexy ni aussi cool qu’ici.

La bande-annonce

La Verónica ★★☆☆

Verónica (Mariana di Girolamo, l’incandescente danseuse de Ema) est l’épouse d’un joueur de football chilien à la renommée internationale. C’est aussi une mannequin et une influenceuse, omniprésente sur les réseaux sociaux. Après quelques années à Dubaï, elle revient avec son mari au Chili. Malgré sa popularité, Verónica vit mal la naissance de son bébé.

La Verónica repose sur un parti pris formel audacieux dont la bande annonce souligne le vertige. Il est entièrement tourné en plan fixe où son héroïne apparaît face caméra. Sacré défi scénaristique que La Verónica relève brillamment : chaque plan est immédiatement compréhensible et s’inscrit dans la continuité du précédent.

On y découvre une héroïne ambiguë : Veronica est-elle une starlette superficielle et narcissique ? une maman en plein baby blues qui chasse son spleen en pourchassant une célébrité artificielle ? ou une dangereuse manipulatrice prête à tout pour atteindre son but ?

La Verónica rappelle Sweat, le film polonais sorti en juin dont l’héroïne était une influenceuse en mal d’amour. Il est d’ailleurs intéressant que deux cinémas aussi éloignés que peuvent l’être le polonais et le chilien se soient emparés quasiment en même temps de cette figure-là, si contemporaine et désormais si universelle. Sweat soulignait la limite entre vie publique et vie privée : où se niche notre intimité si toute notre vie privée s’affiche sur les réseaux ? La Verónica est plus complexe. C’est d’ailleurs plus un portrait de femme qu’une réflexion sur les réseaux sociaux.

L’exercice frôle la sortie de route et menace un temps de fonctionner à vide. Mais le scénario de La Verónica est suffisamment rythmé et suffisamment malin pour maintenir la tension – et l’attention. Son dénouement est bluffant et justifie l’intérêt de ce film qu’on aurait tort de réduire à un pur exercice de style.

La bande-annonce

America Latina ★★☆☆

La quarantaine, Massimo (Elio Germano) est dentiste. Il habite dans une luxueuse maison de la campagne romaine avec sa femme et ses deux filles. Sa vie sans histoire, rythmée par ses sorties hebdomadaires avec Simone, son ami de toujours, est brutalement rompue par une découverte macabre : dans sa cave, Massimo découvre une jeune fille brutalisée et attachée. Comment est-elle arrivée là ?

Les frères D’Innocenzo ont fait une entrée remarquée sur la scène cinématographique italienne en 2018 avec Frères de sang, qui peignait sans concession la dérive de deux adolescents affranchis de leurs parents. On les retrouvait l’an dernier avec Storia di Vacanze qui, sous des dehors anodins, cachait une violence sourde qui éclatait à sa dernière image. America Latina est construit sur le même principe : celui d’une énigme qui ne se résoudra qu’à la toute fin du film.

Son affiche nous met sur la piste : il y a quelque chose qui ne va pas dans la tête de Massimo. Oui…. mais quoi ? C’est la question qui nous taraudera pendant tout le film. Bien malin celui qui y aura répondu avant sa résolution. En tout cas, bien plus malin que moi qui ne l’avais pas vue venir !

America Latina (dont la signification du titre m’est restée obscure jusqu’à présent) repose tout entier sur la prestation de son acteur principal, de chaque plan. Depuis une vingtaine d’années, Elio Germano s’est fait une place parmi les plus grands acteurs italiens. Il a déjà obtenu quatre fois le David du meilleur acteur, l’équivalent de nos Césars (Vittorio Gassman et Alberto Sordi l’ont obtenu sept fois, Mastroianni cinq). Ses prestations dans Alaska, dans Suburra, dans Je voulais me cacher étaient impressionnantes. Pourtant, faute d’avoir inscrit son nom au sommet de l’affiche d’un succès mondial, Elio Germano n’a pas encore accédé au statut de star qu’il mérite amplement.

La bande-annonce

Cyrano ☆☆☆☆

Faut-il résumer l’histoire archiconnue de Cyrano, celle d’un amour impossible que cet homme au physique disgracieux nourrit pour la belle Roxane, convoitée par l’infâme De Guiche qui, elle, n’a d’yeux que pour le beau Christian qui la séduira grâce aux poèmes que Cyrano lui écrira sous cape ?

Ce film est l’adaptation à l’écran de la comédie musicale créée en 2018 à Broadway par Erica Schmidt, l’épouse de Peter Dinklage. MGM en confie la direction à Joe Wright, le réalisateur de grosses machines aussi diverses et réussies que Orgueils et Préjugés, Reviens-moi, Anna Karénine et Les Heures sombres. C’est à sa compagne, Haley Bennett qu’est confié le rôle de Roxane. Bref, on reste en famille….

Son originalité repose sur une seule idée qui se veut transgressive : la tare de Cyrano ne vient plus de son nez disgracieux – ce qui prive le film de sa tirade la plus fameuse – mais de sa taille minuscule. Dans le rôle titre, le grand Peter Dinklage, l’indépassable Tyrion de Game of Thrones. C’est un peu court – et terriblement « politiquement correct » – pour en faire tout un film.

Certes, Cyrano a été tourné dans des décors somptueux en Sicile (qui était, en plein Covid, le seul endroit disponible pour tourner une superproduction hollywoodienne). Certes ses costumes et ses chorégraphies sont flamboyantes. Mais, comme souvent dans les comédies musicales, l’action est ralentie par les passages chantés. La beauté des alexandrins de Rostand disparaît dans la langue anglaise (je me demande si la version en vf revient au texte original de la pièce mais je crains que non) Et, ultime défaut, celui-ci rédhibitoire, aucune des chansons n’emporte la conviction sinon peut-être l’une des dernières Every Letter. Mais il est trop tard. L’intérêt du spectateur s’est depuis longtemps dissipé devant ce gloubi-boulgas à la sauce trop riche.

Cyrano a bien failli ne pas sortir en salles en France. Après qu’aux Etats-Unis le film eut fait un four – il n’avait engrangé que six millions de dollars de recettes alors que sa production en avait coûté trente – son distributeur français renonça un temps à sa sortie avant de revenir in extremis sur sa décision. Mais, sorti en catimini le 30 mars, dans un réseau très limité, il a très vite disparu de l’affiche.

La bande-annonce

Le Rapport Auschwitz ★☆☆☆

Deux Juifs slovaques évadés d’Auschwitz en avril 1944, Rudolf Vrba et Alfred Wetzler, ont rédigé un rapport dans lequel ils témoignaient pour la première fois des crimes de masse qui y étaient commis. Ce rapport, on le sait, n’a pas convaincu les Alliés qui ont refusé de bombarder les camps pour y arrêter le génocide qui y était perpétré.

Cette histoire vraie pouvait susciter un film qui aurait raconté les motifs de cette incrédulité. Pourquoi les Alliés n’ont-ils pas cru Vrba et Wetzler ? Parce que la crédibilité des témoins, dont les Alliés auraient peut-être questionné les motivations, aurait été mise en doute ? ou bien parce que les faits qu’ils rapportaient étaient tellement monstrueux qu’ils dépassaient l’entendement ? ou bien encore parce que, quand bien même leur témoignage aurait été cru, les Alliés, par cynisme auraient sciemment laissé mourir des millions de Juifs ? ou bien enfin parce que, après de longues délibérations, la décision aurait été prise en connaissance de cause de se concentrer sur la victoire militaire contre l’ennemi nazi, dont les Alliés auraient estimé qu’elle était le meilleur moyen de mettre un terme rapide à la déportation des Juifs et à leur extermination de masse ?
Il y avait là matière à un film qui, d’Auschwitz à Bratislava, de Londres et à Washington, aurait montré des antichambres, des salles de réunions, des discussions passionnées opposant les deux ex-prisonniers lançant des appels vibrants à l’aide pour leurs camarades de captivité dont ils savaient la mort imminente à des militaires ou des hommes politiques, empathiques ou cyniques, compréhensifs ou obtus.

Mais tel n’est pas le film que tourne le réalisateur slovaque Peter Bebjak. Il préfère se concentrer sur l’évasion des deux prisonniers comme le ferait n’importe quel thriller hollywoodien. Il les filme d’abord à l’intérieur du camp puis durant leur longue odyssée. C’est seulement dans le tout dernier quart d’heure  et avec le carton final qu’est expédié sans surprise le récit de leur cruelle déconvenue.

Par conséquent, Le Rapport Auschwitz se condamne à une énième description sans originalité de la monstrueuse inhumanité des camps de la mort avec ses figures convenues : le nazi sadique, les baraquements miteux, le prêtre sacrificiel… La Liste de Schindler ou Le Fils de Saül ont définitivement filmé l’infilmable. Il ne fallait pas attendre mieux du Rapport Auschwitz.

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After Yang ★★☆☆

Dans un futur dystopique, des « techno-sapiens » assistent les humains dans leur vie quotidienne. Jake (Colin Farrell) et Kyra (Jodie Turner-Smith) en ont acquis un pour les aider dans l’éducation de Mika, la petite fille d’origine chinoise qu’ils viennent d’adopter, et pour lui transmettre les références culturelles asiatiques qu’ils ne possèdent pas. Leur techno-sapiens se prénomme Yang. Lorsqu’il tombe en panne, Mika est dévastée. Son père va tout faire pour réparer Yang… au risque de biens étranges découvertes.

After Yang est un film de science fiction sans sabre laser ni petit bonhomme vert. Il imagine un futur proche et très réaliste où les progrès de la biomécanique auraient permis la généralisation des robots domestiques. C’est un thème très fréquent au cinéma, qu’on a vu tout récemment dans le film allemand I’m Your Man, maintes fois utilisé avant cela : 2001, Odyssée de l’EspaceBlade RunnerI.A.Her… Il est ici traité avec une immense douceur dans une Amérique futuriste influencée pour le meilleur par le Japon (j’ai pensé à la dystopie dickienne Le Maître du haut château) : vêtements, alimentation, aménagement intérieur, jusqu’au niveau sonore des échanges chuchotés loin des tonitruantes interpellations yankees.

La séduction exercée par cette ambiance feutrée agit puissamment. Elle nous plonge dans une délicieuse ataraxie. Mais l’histoire qui en découle est moins séduisante. Très classiquement, Jake découvre chez le robot des sentiments qu’il n’était pas supposé développer et un passé qu’il n’était pas censé avoir vécu. Cette découverte attendrissante nous ramollit encore un peu plus au risque de nous faire perdre tout esprit critique sur un film qui, tout bien considéré, n’apporte pas grand-chose.

La bande-annonce

Dédales ★★★☆

Cristina, une jeune novice, quitte son monastère en taxi pour une consultation à l’hôpital.

Il est difficile d’en dire plus de Dédales, un film qui est entièrement construit sur l’accumulation de coups de théâtre qui donnent à l’action, à chaque fois, un tour nouveau et surprenant.

Son affiche est détestable qui campe certes ses deux principaux personnages mais qui les fige dans une posture réductrice. Cristina y a l’air d’être une islamiste sur le point de commettre un attentat suicide, tandis que Marius contemple son arme avec un regard vide.
Son affiche laisse également entendre que Dédales serait un polar. Or, il s’éloigne des canons du genre – et sa sélection au festival Reims Polar est d’ailleurs sujette à caution. Qui irait le voir en imaginant une énigme policière et sa patiente résolution serait vivement déçu.

Qui irait le voir sur la base de son pitch comme une dénonciation implacable des infâmes secrets qui gangrènent l’Eglise orthodoxe roumaine serait également déçu. Pour cela, mieux vaut voir ou revoir le film si âpre de Cristian Mugiu Au-delà des collines.

Ni polar, ni film à thèse, qu’est donc Dédales ? Un film difficile à présenter, difficile à résumer, difficile à critiquer.
Sa forme est peut-être aussi importante que son fond.
Et elle est exigeante sinon rébarbative : Dédales est construit en longs plans-séquence. Le premier, le seul dont on se sent autorisé à parler, se déroule dans le taxi qui conduit Cristina de son couvent à l’hôpital. Il dévoile très progressivement son histoire et les motifs, qu’on devine vite, de sa sortie. Ce plan là se reproduira trois fois, quasiment au même endroit, presque dans la même configuration. On n’en dira pas plus.

Dédales se conclut par un plan séquence magistral filmé à 360°, avec lequel le réalisateur joue avec nos nerfs et avec la chronologie. On en sort sidéré…. avant l’ultime image du film qui achève de nous figer.

La bande-annonce

En décalage ★★☆☆

L’héroïne anonyme de Tres (bizarrement traduit dans sa version française pour en rendre sans doute le titre plus compréhensible) est bruiteuse et ingénieure du son. Son oreille est son outil de travail. Quel n’est donc son désarroi quand elle réalise qu’elle se détraque, les sons lui parvenant désormais avec quelques secondes de retard.
Sa vie, qui n’était déjà pas rayonnante s’écroule. Elle était en pleine rupture et en plein déménagement. Elle se retrouve sans emploi, contrainte de retourner vivre chez sa mère tandis que son handicap s’aggrave et que la médecine se déclare impuissante.

Beaucoup de spectateurs, moi y compris, sous-estiment le travail de post-synchronisation que le montage d’un film exige. Quand on le visionne, confortablement installé dans son fauteuil, on n’imagine pas le travail minutieux qu’il a fallu pour synchroniser l’image et le son – quitte au passage à le retravailler et à l’enrichir. C’est ce travail méconnu que la première séquence du film nous montre où on découvre avec fascination comment la séquence muette d’un banal polar en noir et blanc peut devenir tout autre chose avec son son et ses bruitages.

C’est sur cette synchronisation, qui nous est si naturelle dans la vie de tous les jours, et sur son dérèglement que joue le film. Nous voyons ce que nous entendons et vice-versa (je laisse aux puristes le soin de corriger que les vitesses de la lumière et du son ne sont pas les mêmes… bref). Que se passerait-il si image et son étaient désynchronisés ? Si nous entendions les sons avec un décalage ? Ou, plus étrange encore, si nous voyions les images après avoir entendu les sons ?

La conception d’un tel film se heurte à un défi de taille : comment faire percevoir au spectateur bien-entendant les troubles de l’audition de l’héroïne ? Ou, pour le dire autrement, comment distinguer les sons synchrones des sons asynchrones que l’héroïne entend en décalage ?

L’an dernier, un petit film indépendant américain passé inaperçu avait pour héros un batteur frappé d’une surdité irréversible. Sound of Metal nous emportait dans une odyssée sensorielle inédite dont j’ai retrouvé le goût – et le son – dans En décalage. Mais les deux films souffrent du même défaut : une incapacité à écrire à partir de ce pitch prometteur un scénario intéressant. Sound of Metal se noyait dans une romance lacrymale ; En décalage se perd dans une banale quête des origines.

Au passage, le récit se teinte de surnaturel : l’héroïne peut entendre les paroles qui se sont échangées dans un lieu donné. On imagine comment un tel superpouvoir aurait pu être utilisé par la police criminelle. Et on tremble que le film ne prenne ce tournant là. Fort heureusement, un tel dérapage nous est épargné. Mais cette prudence pose la question de l’utilité d’avoir doté son personnage d’un tel pouvoir.

La bande-annonce