Bianca ★★☆☆

La trentaine, Michele Apicella est célibataire. Il enseigne les mathématiques dans un collège qui se pique de mettre en œuvre une pédagogie alternative. Dans son appartement, il occupe ses loisirs à espionner ses voisins. Quand la locataire de son étage est assassinée, la police le suspecte.

Dans les années 80, le cinéma italien était en ruines. Fini le néo-réalisme. Fini les satires mordantes des années soixante. Fini les westerns spaghettis. Fellini lançait ses derniers feux. Bertolucci s’était expatrié à Hollywood pour y tourner Le Dernier Empereur, son film le plus célèbre et le moins personnel. Même chose pour Sergio Leone et Il était une fois en Amérique. Un jeune réalisateur était en train de se faire une réputation. Sorti en 1985, Bianca était son quatrième film. Viendraient ensuite les films de la maturité : Palombella Rossa (1989), Journal intime (1994), Aprile (1998)…

Regarder trente ans après les œuvres de jeunesse d’un grand réalisateur est toujours troublant. On y décèle les indices informes de ses succès ultérieurs. Mais on y voit surtout les maladresses d’une œuvre encore en maturation.

Bianca annonce les films autobiographiques qui suivront. Nanni Moretti est le héros omniprésent de ses propres films. Il le sera encore pendant vingt années avant de décentrer lentement son regard, s’intéressant à ceux qui l’entourent (La Chambre du Fils, Mia Madre), ou se gommant totalement du cadre (Le Caïman, Habemus Papam). Ce nombrilisme peut séduire ou horripiler.
Ce qui frappe le plus est la similitude avec les films de Woody Allen qui était à l’époque au pic de sa gloire. Nanni Moretti déploie la même énergie, exprime la même ironie mordante, manifeste la même inquiétude existentielle. La ressemblance confine au plagiat.

La bande-annonce

Charlotte a 17 ans ★☆☆☆

Charlotte a dix-sept ans – bien qu’elle en fasse facilement cinq de plus. Elle vient de connaître son premier chagrin d’amour qui vient de lui confesser son homosexualité (sic) après deux ans de relation (re-sic). Charlotte peut compter sur ses deux amies d’enfance pour la consoler : Mégane, qui tempête contre le monde et ses injustices, et Aube, qui essaie de cacher sans y parvenir son inexpérience avec les garçons.
Les trois jeunes filles trouvent un job dans un magasin de jouets. L’ambiance y est très détendue. Les garçons qui y travaillent leur réservent un joyeux accueil. Charlotte y collectionne les conquêtes au point de s’y faire une funeste réputation.

Nous vient du Canada ce petit objet filmique difficile à classer. S’agit-il d’un petit film amateur tourné à la va vite en noir et blanc par une bande de copains façon Clerks ? D’un teen movie racontant les émois amoureux d’une poignée d’adulescents façon Friends ? D’un pamphlet féministe revendiquant le droit des femmes au donjuanisme ou au polyamour façon Lutine ?

Un peu des trois. et c’est bien là que le bât blesse.
Soit on trouvera à ce film hors normes, qui joue sur ces trois tableaux, une fraîcheur originale. Soit on lui reprochera de ne pas savoir à quel sein (!) se vouer, quel parti prendre.
Dans un cas comme dans l’autre, on lui reconnaîtra néanmoins de ce côté-ci de l’Atlantique la saveur inégalable de ses truculents québécismes qu’on aurait eu bien du mal à comprendre sans les sous-titres.

La bande-annonce

Piranhas ★☆☆☆

Nicola a quinze ans à peine. Avec quelques camarades de son âge, il passe ses journées à arpenter les rues de Naples en scooter. Ses aînés de la Camorra terrorisent les commerçants du quartier en exigeant d’eux le paiement du « pizzo » pour les prémunir d’une insécurité qu’ils sont les premiers à nourrir.
Les familles de la Camorra se livrent une guerre à mort qui crée, au gré des assassinats et des arrestations, un vide de pouvoir dont Nicola et sa bande entendent profiter pour se tailler une place au soleil.

Naples ou l’enfance d’un chef. On se souvient du film élégiaque de Eric Valli tourné dans les montagnes himalayennes en 1999. La comparaison s’arrête au titre. Piranhas (étrange traduction de La paranza dei bambini qui fait plus spontanément penser à un film d’horreur dans la forêt amazonienne qu’au portrait d’un jeune caïd napolitain) raconte, comme son affiche l’annonce, « l’ascension des baby gangs ». Cette histoire n’est guère crédible où l’on voit des gamins qui se disputent un pot de Nutella avant d’aller assassiner leurs rivaux. Mais elle peut se réclamer de Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, dont elle constitue l’adaptation à l’écran d’un roman publié en 2016.

Des histoires de jeunes mafiosi, on en a déjà vu beaucoup. Sans remonter à Gomorra ou à Suburra, on avait bien aimé l’automne dernier Frères de sang, un petit film italien passé inaperçu.

De ce côté-ci des Alpes, Piranhas souffre de la comparaison avec Shéhérazade sorti l’an passé. Ses héros se ressemblent : l’un comme l’autre sont des chiens fous à peine sortis de l’enfance, en mal de référent paternel, qui s’éveillent à l’amour (si Viviana Aprea n’a pas le bagout de Kenza Fortas, César du meilleur espoir féminin pour son rôle dans Shéhérazade, elle est d’une beauté à couper le souffle). Mais Shéhérazade atteint, dans sa dernière demie heure une densité émotionnelle que Piranhas n’approche pas.

La fin de Piranhas est étonnante. Jusque là, le film avait déroulé un scénario ternaire bien huilé : l’ascension, la gloire, la chute. On se dirigeait tranquillement vers une scène finale qu’on s’imaginait déjà. Et soudainement, dans les deux derniers plans, le scénario prend une autre bifurcation, aussi surprenante que déconcertante. S’il ne l’avait pas fait, on aurait regretté son manque d’audace ; mais la façon dont il le fait l’expose au reproche de l’incohérence.

La bande-annonce

Greta ☆☆☆☆

Frances McCullen (Chloé Grace Moretz) se remet douloureusement de la mort de sa mère. Elle partage un loft luxueux à Tribeca avec une amie (Maika Monroe). Dans le métro, elle trouve un sac à main. Bonne fille, elle se rend au domicile de son propriétaire, Greta Hideg (Isabelle Huppert), une veuve esseulée et affable. Les deux femmes se lient bientôt d’amitié. Mais l’attitude de Greta devient vite inquiétante.

Neil Jordan fait partie de ces réalisateurs qui ont construit leur carrière à cheval sur les deux rives de l’Atlantique à l’instar de Stephen Frears, Paul Greengrass ou Danny Boyle. Ses meilleurs films remontent aux années quatre-vingt-dix : Entretien avec un vampire, The Crying Game, Michael Collins… On se demande bien pourquoi Metropolitan est allé le chercher pour diriger ce film, sinon que ses ingrédients recyclent un cinéma qu’on pensait définitivement démodé.

Car Greta n’innove pas. Comme l’annonce son affiche, son histoire oppose deux figures de femmes : d’un côté la jeune et fraîche Chloé Grace Moretz (la plus petite bouche du cinéma américain), de l’autre la froide et vénéneuse Isabelle Huppert – qu’il aurait été discourtois de qualifier de vieille et défraîchie.

La formule est bien rodée. Elle s’articule en trois temps. 1. La proie repère sa victime, endort sa vigilance et gagne sa sympathie. 2. Quand la victime réalise les intentions de la proie, il est trop tard. Elle se retrouve prise au piège 3. La victime, moins innocente et moins fragile qu’on ne l’aurait augurer, réussit à victorieusement échapper à sa proie en retournant la violence qu’elle a subie et en châtiant son tortionnaire.
Des films construits sur ce modèle, on en a vu treize à la douzaine, des excellents et des plus médiocres : Eve, La Valse des pantins, Liaison fatale, Misery, JF partagerait appartement, Persécution

Le problème de Greta est son défaut de construction. La première partie est trop vite expédiée. Elle n’est pas la plus spectaculaire ; mais elle aurait pu être la plus angoissante. Un hasard de circonstances – que révèle allègrement la bande-annonce – fait basculer Greta dans sa deuxième partie autrement plus convenue : c’est l’histoire, plus irritante qu’excitante, d’un harcèlement de plus en plus violent qui se conclut par la victoire – temporaire – de l’harceleuse sur l’harcelée. Car hélas vient la troisième partie. Comme si Hollywood n’avait pas le courage de refuser les happy end. Ce paradigme étant posé, la certitude que l’innocente héroïne s’en sortira, qu’on ait lu ou pas les lignes qui précèdent, on reste insensible à la tension du film et à ses rebondissements cousus de fil blanc.

Reste la prestation particulièrement embarrassante d’Isabelle Huppert dont on se demande ce qu’elle est allée faire dans cette galère.

La bande-annonce

Parasite ★★★☆

Appelons cela le jeu des deux familles. Il se joue à huit cartes. D’un côté, les Kim. Ils sont quatre : le père, la mère, le fils et la fille. Ils sont pauvres, vivent dans un sous-sol insalubre et mal aéré. Affreux, sales, mais pas méchants pour paraphraser Ettore Scola. De l’autre, les Park. Ils sont quatre eux aussi. Mais, à la différence des Kim, ils vivent eux dans un luxe insolent. Ils habitent une villa paradisiaque dans les hauteurs de Séoul, assistés par une abondante domesticité. Monsieur travaille, Madame, pas très maline, tue le temps en s’inquiétant pour l’éducation de ses enfants. Loin d’Ettore Scola, plus proche de Claude Chabrol.
Le jeune Kim s’y fait recruter comme répétiteur d’anglais de la fille Park. Suivent sa sœur, embauchée comme art-thérapeute du cadet, puis son père comme chauffeur et enfin sa mère comme gouvernante.
Tout irait pour le mieux dans la meilleure des arnaques si n’apparaissaient de(ux) nouveaux joueurs.

Les Palmes d’or se suivent et se ressemblent – un peu. L’an passé, le japonais Hirokazu Kore-Eda l’emportait en mettant en scène une famille sympathique de va-nu-pieds, tire-au-flanc, profiteurs débonnaires de l’assistanat social. Cette année, le coréen Bong Joon-ho met en scène une famille similaire.
Mais les ressemblances s’arrêtent là. Une affaire de famille tirait le lait de la tendresse humaine ; Parasite traite de la fracture sociale.

Tout est parfait dans Parasite. À commencer par son titre (vous aurez noté le singulier) qu’il est difficile de disséquer sans révéler les rebondissements de l’intrigue.
On va répétant que Parasite marie intelligemment tous les genres. Et on a raison.
Il s’agit d’abord d’une aimable comédie sociale. On y voit comment les Kim réussissent lentement à berner les Park pour s’incruster chez eux. C’est intelligemment amené, un poil trop long et un chouïa prévisible. Mais ne boudons pas notre plaisir : on est dans la très bonne comédie sociale, drôle, grinçante et bien huilée.
Puis, sans qu’on s’y attende, la farce tourne au drame. Le temps s’accélère. Si la première partie du film s’étire sur plusieurs semaines (mois ?) la seconde se condensera en vingt-quatre heures. On n’est plus chez Ettore Scola mais chez Park Chan-wook, le réalisateur volontiers gore de Old Boy et Lady Vengeance. Parasite est d’ailleurs interdit aux moins de quinze ans en Corée du Sud. Cache-cache vaudevillesque, inondation diluvienne, barbecue sanguinaire, cette seconde partie est riche en retournements de situation.

Tout est parfait disé-je. Oui.
La stratification sociale vue de Corée est autrement plus mordante que vue de France. S’il n’y était question de cave ou de grenier, on n’oserait rapprocher Les Femmes du sixième étage et Parasite tant la comparaison ridiculiserait le cinéma français.

Mais Parasite souffre d’un défaut rédhibitoire. Cette mécanique trop bien huilée ne m’a pas touché, ne m’a pas ému. Certes, je me suis identifié à la famille Kim. Je me suis attaché à elle – avec une rougissante préférence pour la fille, aussi jolie que déterminée. Je me suis réjouis de voir la roublardise des Kim se jouer de l’arrogance des Park avant de m’affliger de leur sort. Mais pour autant, à aucun moment je n’ai vibré.

Parasite a-t-il mérité sa palme d’Or ? Assurément.
Est-ce pour autant le meilleur film de l’année ? Non

La bande-annonce

Meurs, monstre, meurs ★☆☆☆

Au cœur des Andes argentines, une paysanne est sauvagement décapitée. L’inspecteur Cruz de la police rurale est chargé de l’enquête. Le principal suspect est un voisin que le drame a laissé à moitié fou, qui sera bientôt enfermé en asile psychiatrique. Il tient des propos incohérents et évoque la menace d’un monstre qui rode.

Meurs, monstre, meurs mélange des genres bien connus. Le thriller policier : son héros est un policier taciturne qui enquête sur des crimes en série. Le drame social : l’enquête se déroule dans la campagne argentine et met en scène des gens de peu, écrasés par la pauvreté et abrutis par l’isolement. Le film atmosphérique : le héros, frappé d’insomnie, évolue dans une veille nébuleuse qui contamine les êtres et les choses autour de lui. Le gore : plane constamment la menace d’une apparition monstrueuse.

Le problème est le dosage de ces éléments-là. L’enquête policière tourne court car l’identité de l’assassin est vite dévoilée. Le drame social n’est guère creusé dès lors que le film bascule dans le seul registre du fantastique. Le film atmosphérique tourne vite à la succession hypnotisante de plans diurnes ou nocturnes d’une sauvage beauté. Reste le gore qui perd toute son efficacité dans ses séquences finales.

Cette conclusion est absurde et ridicule. Absurde : elle réduit à néant l’idée sur laquelle le film semblait s’être construit que la monstruosité se terre en chacun d’entre nous et n’attend que l’occasion propice de se libérer. Ridicule : quand le monstre apparaît – qui ressemble plus au Casimir de L’Île aux enfants qu’au monstre d’Alien ou de Predator – le rire le dispute à la gêne. L’angoisse en tout cas a disparu.

La bande-annonce

L’Autre Continent ★★★☆

L’Autre Continent est l’un des films les plus tristes que j’aie jamais vus. Il se découpe en trois parties qu’il faut résumer au risque d’en éventer l’intrigue.
La première est une comédie romantique et exotique aux accents rohmériens. Maria (Déborah François) et Olivier (Paul Hamy) se rencontrent à Taïwan où ils exercent le métier de guide touristique. Maria est aussi hardie qu’Olivier est timide. C’est à elle de faire les premiers pas. Mais bientôt le couple devient inséparable.
La deuxième est un drame en blouse blanche façon L’Ordre des médecins ou Le Scaphandre et le Papillon. Olivier est victime d’une leucémie foudroyante. Il doit rentrer en France. Les médecins sont pessimistes. Olivier est plongé dans un coma profond. Mais Maria refuse l’inéluctable. Elle est résolue à sauver Olivier en sollicitant son corps inerte et son cerveau endormi. Elle y parviendra.
La troisième est le contraire d’un happy end. Olivier a survécu. Mais les séquelles de son coma sont profondes. Son cerveau a été durablement endommagé. Il peine à se repérer dans l’espace et dans le temps. Il souffre d’incontinence. Il est l’objet de violents accès de colère. Il nécessite une attention constante que Maria n’est plus capable de lui prodiguer. Le cœur brisé, elle le quitte.

J’ai eu beau me creuser la tête, je ne suis pas arrivé à écrire cette critique sans raconter le film du début jusqu’à la fin. L’Autre Continent comptant probablement moins de spectateurs potentiels que Game of Thrones, j’espère qu’on me pardonnera. Je ne pouvais pas me borner à raconter que Maria et Olivier affrontaient un drame terrible qui allait mettre à mal leur couple. Ce n’aurait pas été rendre justice à ce film poignant qui tire son originalité de son dénouement désenchanté.

L’Autre Continent aurait pu être l’histoire d’un deuil : l’histoire du chagrin de Maria après la mort d’Olivier et de sa difficulté – ou de son impossibilité – à s’en consoler. Mais L’Autre Continent prend un chemin original. Olivier survit. Cet happy end n’en est pas un. Il cache en fait un dénouement plus déchirant encore. Si l’amour de Maria a pu sauver Olivier de la mort à laquelle la médecine l’avait déjà condamné, elle ne peut l’accompagner ensuite dans sa survie.

L’histoire est d’autant plus déchirante que le couple formé par Déborah François et Paul Hamy fonctionne à la perfection. La première, révélée par les frères Dardenne (elle jouait la mère de L’Enfant, Palme d’or en 2005), est particulièrement piquante : la légèreté dont elle fait preuve à l’égard de ses nombreux amants au début du film ne laisse pas augurer la dévotion dont elle sera capable auprès d’Olivier. Celui-ci est tout son contraire. Paul Hamy interprète un géant lunaire, tout entier concentré sur l’étude, sourd aux avances de Maria.

À la fois grave et léger, optimiste et pessimiste, dur et doux, aux antipodes des standards d’écriture, L’Autre Continent m’a bouleversé.

La bande-annonce

Être vivant et le savoir ★★☆☆

Alain Cavalier, le réalisateur, et Emmanuèle Bernheim, l’écrivaine, sont amis depuis trente ans. Une profonde complicité les unit ; mais ils ont conservé entre eux un vouvoiement respectueux. Le réalisateur propose à l’écrivaine d’adapter à l’écran son dernier livre, Tout s’est bien passé, la chronique des dernières semaines de son père qui, après un AVC, a décidé d’aller en Suisse se faire euthanasier. Emmanuèle Bernheim y interpréterait son propre rôle et Alain Cavalier jouerait celui de son père.
Alors que les préparatifs du tournage vont bon train, Emmanuèle Bernheim apprend qu’elle est atteinte d’un cancer.

Alain Cavalier a quatre-vingt-sept ans. Il est l’auteur d’une œuvre cinématographique à nulle autre pareille. Assistant de Louis Malle dans les années cinquante (Ascenseur pour l’échafaud, Les Amants), il réalise dans les années soixante des films avec Romy Schneider (Le Combat dans l’île) Alain Delon (L’Insoumis) ou Catherine Deneuve (La Chamade) avant d’embrasser un parti pris minimaliste et de s’éloigner progressivement de la fiction. Thérèse en 1986 lui vaut la Palme d’or et le César du meilleur film. Mais Alain Cavalier ne renonce pas à sa radicalité, filmant des œuvres de plus en plus épurées. Il tourne seul avec une petite caméra numérique Le Filmeur, Irène, Pater, Le Paradis

Être vivant et le savoir s’inscrit dans cette généalogie. Comme ses documentaires antérieurs, il s’agit d’une œuvre ultra-courte (quatre-vingt-deux minutes à peine) où le « filmeur » capte la réalité qui l’environne en essayant d’en saisir l’essence. Avec sa petite caméra – dont le fonctionnement lui cause bien du souci – il multiplie les gros plans sur des objets, des fruits, des légumes qui composent autant de métaphores de l’animé et de l’inanimé, du vivant et du mort.

Sans l’avoir fait exprès au départ, car il s’agissait de tourner avec elle un film sur le même modèle que Pater où Alain Cavalier s’était mis en scène avec Vincent Lindon, Être vivant et le savoir est devenu un mausolée à la mémoire d’Emmanuèle Bernheim. L’écrivaine apparaît dans un plan, un élégant turban turquoise mettant en valeur ses yeux bleus et cachant son crâne qu’on imagine dénudé par la chimiothérapie. Elle a le regard plein de vie, le sourire aux lèvres. Parallèlement, Alain Cavalier lit les pages de son livre déchirant où elle raconte le suicide assisté de son père.

On l’aura compris : Être vivant et le savoir n’est pas un feel good movie. Quand les lumières se rallument, les spectateurs, plus proches de la soixantaine que de la vingtaine, sont silencieux et tardent à quitter leur siège. Soit que leur arthrite ralentisse leur mobilité, soit que ce film d’une profonde sincérité et d’une noble élégance laisse une trace qui ne s’oublie pas de sitôt.

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Quand nous étions sorcières ★★☆☆

Katia et Margit sont sœurs. Elles chevauchent dans la lande. Leur mère vient d’être lapidée et brûlée pour sorcellerie. Elles rencontrent Jóhann, un veuf qui vit seul avec son fils Jónas. Katia et Jóhann deviennent amants. Katia attend bientôt un enfant.
Margit et Jónas deviennent quant à eux amis. La jeune fille a des visions et voit sa mère en songe. Le jeune garçon en revanche supporte mal la présence de sa marâtre et sa grossesse. Il l’accuse de sorcellerie.

Quand nous étions sorcières a été tourné en 1986. Projeté en 1990 au Festival de Sundance il était inédit en salles. Il sort enfin en France dans une version restaurée. C’est le premier film de la réalisatrice Nietzchka Keene, décédée en 2004. C’est surtout le film qui a révélé Björk, la jeune Islandaise qui avait vingt ans à peine pendant le tournage et qui interprète le rôle de la jeune Margit.

Comme l’indique son titre original, The Juniper Tree est inspiré par Le Conte du genévrier des frères Grimm. Ce conte d’une rare cruauté raconte un infanticide : une femme assassine le fils de son mari et fait disparaître le corps de l’enfant dans le dîner qu’elle sert à son époux. Quand nous étions sorcières mêle à cette trame une histoire de sorcellerie.

Filmé dans un noir et blanc intemporel, Quand nous étions sorcières est d’une poésie qui défie le temps. Sa solennité, sa noirceur, son austérité ne sont pas sans rappeler les élégies les plus sombres de Bergman (La Source, Le Septième Sceau), de Dreyer (Jour de colère) ou de Tarkovski (Andreï Roublev). Le seul hic est l’anglais malhabile dans lequel s’expriment les acteurs tous islandais.

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68, mon père et les clous ★★☆☆

Jean Bigiaoui est le patron de Bricomonge, une quincaillerie, du cinquième arrondissement de Paris. Les affaires vont mal. La quincaillerie va fermer et ses employés vont devoir être licenciés.
Dans sa jeunesse, Jean Bigiaoui était un militant de la gauche prolétarienne, engagée dans la lutte clandestine.
Son fils le filme.

Comme son titre ternaire l’annonce, 68, mon père et les clous peut se lire à trois niveaux.

Le premier est la chronique émouvante d’un petit commerce de quartier, de ses clients, de ses employés et de sa fermeture inéluctable. La faute à la concurrence des grandes enseignes (qui va acheter ses clous à Bricomonge quand Leroy Merlin est au bout de la rue ?), à des clients indélicats qui ne paient pas leurs crédits et aussi à la gestion calamiteuse d’un patron qui n’est pas un grand manitou de la finance.

Le deuxième est l’énigme d’un homme qui posa des bombes avant de vendre des clous. Comment passe-t-on de la Gauche prolétarienne à la quincaillerie de détail ? Jean Bigiaoui est pudique et secret, qui refuse de se dévoiler. On apprend plus de lui à travers les témoignages de quelques amis de longue date, un ancien camarade du lycée Charlemagne, un compagnon de lutte.

Le troisième est le portrait d’un fils par son père. Un portrait d’une grande pudeur d’où transpire une rugueuse tendresse, sans jamais verser dans le sentimentalisme. Le fils respecte les silences du père. Mais il ne s’interdit pas de le pousser dans ses retranchements, réussissant enfin, dans les tréfonds du magasin, à recueillir les bribes d’une confession.

68, mon père et les clous ne révolutionnera pas l’histoire du documentaire. Mais le regard mélancolique et tendre que ce fils porte sur son père n’est pas le moins émouvant des hommages.

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