Au bout du monde ★★★☆

Yoko (l’excellente Atsuko Maeda) est présentatrice de télévision. Avec une équipe légère de quatre hommes – un réalisateur, un chef opérateur, un régisseur et un traducteur – elle tourne en Ouzbékistan un reportage.

La soixantaine bien entamée, le très prolixe Kiyochi Kurosawa (sans lien de parenté avec son célèbre homonyme) n’a jamais autant tourné. Il est devenu célèbre hors du Japon grâce à ses films fantastiques : Cure en 1997, Kairo en 2001 et, plus récemment, Vers l’autre rive en 2015. Mais sa palette est large qui va du thriller (Creepy en 2016) à la science-fiction Avant que nous disparaissions et Invasion en 2017). En 2016, il s’expatrie en France pour y tourner avec Tahar Rahim, Olivier Gourmet et Mathieu Amalric (Le Secret de la chambre noire). Cette première tentative de délocalisation peu convaincante est rattrapée par la seconde qui l’est nettement plus.

Kurosawa essaie d’y filmer, à rebours des clichés qui l’entourent, le dépaysement.
Le voyage est, dans l’imaginaire collectif, un concept positif voire euphorisant. Le voyage est associé aux vacances – alors que la majorité des voyages en avion sont des déplacements professionnels. Nourri par les publicités luxueuses qui en font la promotion, le vol  est assimilé à une expérience privilégiée – alors que les abonnés du terminal 2F savent qu’il s’agit d’une course d’obstacles épuisante : longue file d’attente à la PAF, déshabillage/rhabillage humiliant aux contrôles, piétinements à l’embarquement, compartiments à bagages toujours pleins, siège inconfortable et trop étroit, plateau repas digne d’une cantine de ZEP, vol retardé sans qu’on n’en comprenne jamais la cause…
L’arrivée en terre étrangère n’est guère plus agréable. Jet-laggé, le voyageur comparaît devant un douanier revêche et attend interminablement sa valise dans un hall sans jour. Dans un froid polaire ou sous une chaleur écrasante, il s’entasse dans un taxi malodorant bientôt immobilisé dans les embouteillages.
Et c’est l’arrivée dans un hôtel anonyme dont toutes les chambres se ressemblent avec son lit king size, sa moquette douteuse, ses chaînes TV cosmopolites et son minibar ronronnant.

Tout cela n’a pas grand-chose à voir avec Au bout du monde ; mais j’avais envie, cher lecteur, de vous raconter ma vie de VRP intercontinental et vaguement dépressif – alors que ceux qui s’entassent dans le RER chaque matin ont, eux, des raisons autrement valables de déprimer.

Le film de Kurosawa ne quitte pas d’une semelle une présentatrice de télévision, moins résiliente qu’elle ne le laisse voir. Quand le moteur de la caméra est lancé, Yoko fait bonne figure, avec ce ton de voix qu’ont les présentatrices japonaises ; mais dès la fin de la prise, elle se mure dans le silence, profondément hostile à un pays dont elle ne connaît pas les codes.
Un traducteur japonais-ouzbek lui sert de truchement ; mais le fossé qui la sépare des habitants du pays n’est pas seulement linguistique.

On voit en passant les lieux les plus célèbres d’Ouzbékistan : le Registan et la mosquée Bibi-Khanym de Samarcande, le lac Aydar, le bazar Chorsu à Tachkent. Mais Kurosawa ne verse pas dans le publireportage. Il ne filme pas l’exotisme, mais son contraire : ce sentiment entêtant d’être où qu’on soit, fût-ce dans les lieux les plus dépaysants de la planète, seul avec soi-même.

Au bout du monde a quelques défauts. Il est trop long d’une demi-heure. Il chemine lentement vers une conclusion dont on connaît depuis le début les termes : à force de se perdre, Yoko finira par se (re)trouver. Mais, pour son refus de céder aux clichés de l’exotisme, pour son intelligence à décrire les désenchantement d’un voyage, il m’a réconcilié avec l’oeuvre d’un cinéaste dont les histoires de fantôme ne m’avaient pas toujours convaincu.

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La Fameuse Invasion des ours en Sicile ★★☆☆

Un ménestrel et son assistante, pris par l’hiver, se réfugient dans une grotte. Ils y réveillent un vieil ours. Pour l’amadouer, ils lui racontent la fameuse invasion des ours en Sicile.
Elle a été provoquée par l’enlèvement de Tonio, le fils du roi des ours, par les humains. Le grand-duc de Sicile a essayé d’y faire barrage ; mais ses troupes ont été défaites après une bataille homérique. Les ours ont bénéficié de la complicité de Gedeone, un magicien. Ils s’installent dans le palais grand-ducal. Mais la cohabitation entre humains et ours est-elle durable ?

La Fameuse Invasion des ours en Sicile est l’adaptation d’une histoire pour enfants écrite par Dino Buzzati parue en 1945 dans un contexte politique dont l’écho a disparu. D’ailleurs le somptueux dessin animé de Lorenzo Mattotti est dépourvu de tout sous-texte. Pas sûr qu’on puisse y lire une parabole sur l’obsession du pouvoir. Quant à l’écologie, qu’on a tendance ces temps-ci à mettre à toutes les sauces, je n’en ai pas vu trace. Le scénario n’a guère d’autre ressort que de confronter la pureté du monde animal et la corruption des hommes.

Production franco-italienne luxueuse, La Fameuse Invasion… est la preuve qu’on peut faire du dessin animé autrement qu’à la japonaise ou à l’américaine. Le soin apporté aux voix (on reconnaît celles de Arthur Dupont, de Leïla Bekhti et de Jean-Claude Carrière), le graphisme éblouissant, la flamboyante palette de pastels réjouiront les petits comme les grands.

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La Bonne Réputation ★☆☆☆

Sofia (Ilse Salas) mène une vie de grande bourgeoise. Les confortables revenus de son mari Fernando l’ont tenue à l’abri du besoin. Thé entre amies, parties de tennis, shopping dans les meilleures boutiques, son quotidien est oisif.
Mais la crise financière qui frappe le Mexique en 1982 menace cet équilibre. Fernando perd son emploi et s’écroule. Sofia doit sauver la face devant ses amies qui ne sont pas dupes.

Anti-Ken Loach. Librement adapté d’une série de nouvelles titrées Las Niñas bien (« les filles bien nées »), La Bonne Réputation traite d’un sujet avec lequel il est difficile d’être spontanément en empathie. Les pauvres qui galèrent façon Ken Loach émeuvent ; les riches moins. Même si l’esprit de 1789 ne nous anime plus, on ne compatit pas à la fin de leurs privilèges.

Récemment, un autre film venu d’Amérique latine traitait un sujet similaire. Sorti en France en novembre 2018, Les Héritières avait pour héroïnes un couple de femmes paraguayennes vieillissantes et désargentées. La Bonne Réputation filme Sofia avant la chute. Elle mène encore grand train. La caméra raconte son quotidien soyeux et ouaté.

On n’est pas loin de Roma, ce quartier de Mexico où Alfonso Cuarón se remémore son enfance. Mais à la différence de ce chef d’œuvre – que je n’avais pas aimé mais qui n’en reste pas moins un chef d’œuvre – La Bonne Réputation ne touche jamais. En voulant dépeindre un quotidien glacé, sans âme, sans chaleur, Alejandra Marquez Abella signe un film qui manque désespérément de chair.

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Shaun le mouton, le film : La ferme contre-attaque ★★☆☆

Shaun le mouton vit paisiblement avec ses congénères dans la ferme de Mossy Bottom. Les tours facétieux qu’il joue à Bitzer, le chien de berger, égaient un quotidien sans histoires.
Cette vie tranquille est interrompue par l’atterrissage d’une soucoupe volante. À son bord, Lu-La, une créature extra-terrestre dotée de pouvoirs télékinésiques qui suscite l’intérêt d’une mystérieuse organisation gouvernementale.
Pour l’aider à rentrer chez elle, Shaun va devoir déployer des trésors d’ingéniosité.

Les très anglais studios Aardman ont créé Chicken Run et Wallace & Gromit. En utilisant le même procédé de stop motion (personnages en pâte à modeler animés image par image), ils ont produit à partir de 2007 pour la télévision britannique la série Shaun le mouton qui totalisera quelques cent-cinquante épisodes de six minutes. La série, diffusée dans le monde entier, fut une telle réussite qu’elle a connu en 2015 une première adaptation cinématographique. Le succès de Shaun le mouton, le film a entraîné logiquement quatre ans plus tard la sortie d’une suite.

J’ai une répulsion instinctive pour les sequels. Il s’agit souvent pour les producteurs de capitaliser sur le succès d’une première œuvre en escomptant un public captif. La suite rencontre-t-elle un succès aussi grand que l’opus initial, on mettra en route un troisième volet. Ainsi de suite…

Mais lorsque les suites sont réussies, il serait vraiment dogmatique de ne pas le reconnaître. Et tel est le cas de ce Shaun 2 qui a les mêmes qualités que Shaun 1 qui m’avait déjà enthousiasmé : soin porté à l’animation, gags loufoques, tendresse des sentiments et, pour les grands qui y accompagneront leurs enfants, quelques références aux grands films de la science fiction (2001, Odyssée de l’espace, Rencontres du troisième type, Signes, Men in Black…)

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Serendipity ★★☆☆

La plasticienne Prune Nourry, Française établie à New York où elle a commencé à se faire un nom dans le monde de l’art contemporain, a trente ans à peine quand on lui diagnostique un cancer du sein.
Elle décide de filmer sa maladie.

Il y a quelques mois sortait Etre vivant et le savoir où Alain Cavalier racontait les derniers mois de la vie de la romancière Emmanuèle Bernheim, atteinte d’un cancer du poumon. Fort heureusement pour elle, Prune Nourry, qui présentait mercredi au MK2 Beaubourg son film, a survécu au cancer qui la frappait.

Son documentaire autobiographique doit être pris au pied de la lettre. La sérendipité est la faculté de réaliser une découverte scientifique dans des circonstances inattendues. J’apprends en consultant Wiktionnary l’étymologie du terme : un conte traditionnel persan Les Trois Princes de Serendip de Horace Walpole (1754) dans lequel les héros trouvaient par accident ce qu’ils ne recherchaient pas.
Serendipty n’est pas en effet un documentaire sur le cancer du sein qui frappe Prune Noury mais sur les découvertes artistiques que cette maladie lui a permis de faire.

Le documentaire est composée de deux types d’images. On y voit d’une part la course d’obstacles qu’une malade atteinte d’un cancer est obligée de subir à commencer par le prélèvement et la congélation de ses ovocytes (la chimiothérapie augmentant les risques de stérilité), la perte de cheveux (filmée avec Agnès Varda qu’on retrouve avec nostalgie sept mois après sa mort), la mastectomie puis la reconstruction mammaire, etc.
Mais on y voit d’autre part les réalisations que la maladie n’empêche pas cette artiste étonnante de continuer à créer. Ainsi d’un Bouddha exposé en morceaux au musée Guimet en 2017. Ainsi d’une armée de terre cuite composée à partir des portraits de huit petites filles chinoises et enterrée en Chine dans un lieu tenu secret jusqu’à son excavation en 2030. Ainsi d’une monumentale amazone exposée à Manhattan.

Sans verser dans la célébration convenue de la-vie-plus-forte-que-la-mort, Serendipity est le témoignage d’une artiste qui, malgré la maladie, voire à cause d’elle, a su régénérer son art.

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Sorry we missed you ★☆☆☆

Ricky et Abby vivent à Newcastle dans un logement dont ils n’ont pas les moyens de devenir propriétaires. Ils ont deux enfants. Si leur fille est encore jeune, leur garçon , en pleine crise d’adolescence, leur donne bien du souci. Working poors, Ricky et Abby travaillent du matin au soir. Abby est aide à domicile. Ricky, après avoir enchaîné les petits emplois, veut se mettre à son compte. Il décide de vendre la voiture d’Abby, d’acheter un camion à crédit et de travailler pour une société de livraison.

Bienvenue dans le monde moderne. Le Conseil d’État avait consacré son étude annuelle à l’ubérisation en 2017. C’est le thème du dernier film de Ken Loach, réalisateur bi-palmé (Le vent se lève en 2006, Moi, Daniel Blake en 2016), militant engagé des luttes sociales pour le droit des travailleurs et la dignité des plus fragiles. Les deux œuvres ne s’adressaient pas au même public … et n’auront pas le même retentissement.

Comme à chaque fois, Ken Loach émeut aux larmes en mettant en scène la dignité de la working class bafouée par l’inhumanité de la société telle qu’elle est. Dès que Nick prend ses fonctions, on anticipe déjà les avanies qu’il ne manquera pas de rencontrer : livraisons en retard, embouteillages, adresses mal renseignées, contremaître intransigeant… Idem pour son épouse qui n’a pas le temps de prodiguer aux personnes dépendantes dont elle a la charge les soins élémentaires que leur état exige. Sans oublier le fils aîné en pleine rupture scolaire. Ne manquerait plus qu’on annonce que la cadette souffre d’une leucémie…

Dans la critique – enthousiaste – que je faisais il y a trois ans de Moi, Daniel Blake, je pointais un bémol : le risque d’épuisement du cinéma de Ken Loach. À chacun de ses films, ce sont les mêmes recettes qui sont utilisées qu’il s’agisse de dénoncer l’ubérisation façon Amazon, le démantèlement des services sociaux (Moi, Daniel Blake), la guerre américaine en Irak (Route Irish), la privatisation des chemins de fer (The Navigators), l’exploitation de la main d’œuvre chicano en Californie (Bread and Roses) ou d’exalter la mémoire des luttes dans l’Espagne républicaine (Le vent se lève) ou au Nicaragua (Carla’s Song).

Jusqu’alors la recette marchait car Ken Loach réussissait à trouver un équilibre. Il dénonçait une situation indigne mais esquissait les moyens d’y remédier (la mobilisation collective, la solidarité humaine…). Moi, Daniel Blake montrait que la solidarité d’un Daniel pour une Katie permettait de survivre dans une société déshumanisée.

Rien de tel dans le dernier film de Ken Loach – sinon peut-être la famille nucléaire douloureusement mise à mal elle aussi. Pendant une heure et quarante minutes, les coups du sort se succèdent métronomiquement les uns après les autres, sans que brille l’espoir d’une rémission ou d’une solution. À force de pleurer, nos yeux deviennent secs.

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Hors normes ★★★★

La Voix des justes est une association qui accueille des enfants et des adolescents autistes, des « cas complexes » que les autres institutions ne peuvent plus ou ne veulent plus prendre en charge. L’Escale forme des jeunes défavorisés à encadrer ces autistes.
Bruno (Vincent Cassel) dirige la première, Malik (Reda Kateb) la seconde.

Toledano & Nakache forment un duo étonnant. Ces deux amis d’enfance tournent ensemble depuis vingt ans. Ils ont décroché le jackpot en 2011 avec Intouchables : une comédie sur le handicap, un duo d’acteurs qui crève l’écran… et presque vingt millions d’entrées au box office. On pouvait se demander comment ils réussiraient à rebondir après ce phénoménal succès. Samba – qui capitalisait sur Omar Sy – fut un échec. Mais Le Sens de la fête réconcilia les deux co-réalisateurs avec leur public.

Avec Hors normes, Toledano & Nakache creusent un sillon quasi-documentaire. Leur film évoque l’action bien réelle menée par deux associations parisiennes – dont on espère que la publicité que leur aura fait ce film les sortira de la précarité financière.

Même s’ils ont tourné avec des « vrais » autistes – avec les difficultés qu’on imagine sans peine – Toledano & Nakache réalisent une fiction auréolée du prestige de ses deux stars. Cassel et Kateb n’avaient jamais tourné ensemble. Ils sont parfaits. Plus que parfaits. Kateb a un charme fou. Comme toujours. Comment peut-il avoir un tel charme avec une gueule pareille ? C’est un mystère insondable. Cassel est à contre-emploi, pataud avec les femmes, d’une délicatesse folle avec les enfants, dans le rôle d’un Juif ultra-orthodoxe à kippa et tsitsit. Sa religion n’est pourtant jamais évoquée. L’eut-elle été, elle aurait lesté le film d’une dimension dont il n’avait pas besoin.

Le sujet est bouleversant. Il arracherait des sanglots aux pierres. Il aurait pu être racoleur. Hors normes évite le piège du voyeurisme. C’est ce qui fait le succès du cinéma de Nakache & Toledano depuis Intouchables : rester sur la ligne de crête qui sépare le rire des larmes. Il y a bien sûr beaucoup d’artifice derrière cette fausse authenticité. Le spectateur n’est pas dupe. Et s’il l’est, cela n’entame en rien son plaisir et son émotion.

On pourrait reprocher à Hors normes de ne pas avoir de scénario. Ce serait lui faire un procès injuste. Il ne raconte pas une histoire, mais en tisse cinq ou six : le contrôle mené par les deux inspecteurs de l’IGAS (pour une fois que des énarques ont l’air sympathiques !), les déboires sentimentaux de Bruno, le personnage de Joseph, cet autiste qui ne réussit pas à prendre le métro sans tirer la sonnette d’alarme, celui de Dylan, un môme de banlieue foudroyé d’amour devant une jolie orthophoniste (interprétée par Lyna Khoudri la révélation de Papicha), celui de Valentin enfermé dans sa violence…

Film kaléidoscopique qui réussit sans temps mort à tenir le rythme de ses presque deux heures, film infiniment touchant qui ne verse jamais dans le sentimentalisme, film porté par deux stars au charme magnétique, Hors normes a tous les ingrédients pour être le grand succès de l’automne sinon de l’année.

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Martin Eden ★☆☆☆

Martin Eden est marin. Après avoir porté secours à un jeune homme, il est introduit dans une famille de la grande bourgeoisie napolitaine. Il tombe sous le charme de Elena et décide de s’instruire pour la conquérir.

Le film de Pietro Marcello est la libre adaptation du roman d’apprentissage de Jack London. Son cadre est déplacé de la baie de San Francisco à celle de Naples. Le roman autobiographique de Jack London se déroulait au début du vingtième siècle ; la temporalité du film de Pietro Marcello, enrichie de quelques images d’archives est moins certaine. Il pourrait se dérouler au début du siècle. Mais quelques indices (les automobiles, un poste de télévision) le situent plutôt dans les Trente Glorieuses.

Martin Eden est l’histoire d’un homme qui entend sortir de son état. Une sorte de Bel-Ami américain ou napolitain. L’écriture est pour lui à la fois le moyen d’y parvenir et l’expression d’une sensibilité étouffée. En devenant artiste, Martin Eden deviendra un autre et s’accomplira. Cette schizophrénie, on l’imagine sans peine, n’est pas tenable. L’intrigue – si intrigue il y a – est cousue de fil blanc : Martin Eden est condamné à se perdre. En devenant écrivain, il réalise son ambition mais au prix d’une trahison de classe. Et ses efforts pour être accepté dans la haute bourgeoisie sont condamnés par avance.

On comprend mal l’intérêt d’adapter Martin Eden en 2019. Ses longs développements politiques – où Martin Eden esquisse vainement une alternative entre capitalisme et socialisme en proposant un individualisme dont on pourrait redouter qu’il vire au fascisme – ont perdu tout écho dans notre société contemporaine. Aussi excellente que soit l’interprétation de l’excellent Luca Marinelli, qui n’a pas volé son prix d’interprétation à la dernière Mostra, on n’est jamais touché par le personnage qu’il joue.

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Matthias & Maxime ★★★☆

Matthias (Gabriel D’Almeida Frietas) et Maxime (Xavier Dolan himself) font partie d’une bande de copains amis depuis l’enfance. Issu d’une famille aisée, Matthias est devenu avocat dans un prestigieux cabinet de Montréal. Il vit en couple. Moins privilégié, Maxime doit s’occuper seul de sa mère dépendante. Il est célibataire. Il a décidé de quitter le Québec pour l’Australie.
Lors d’un week-end à la campagne, la jeune sœur de Rivette, l’un des membre de la bande, demande à Matthias et Maxime de jouer dans son court métrage. Elle leur demande de s’embrasser devant la caméra.

Longtemps, Xavier Dolan m’a gonflé. J’ai dit dans ma critique assassine de Juste la fin du monde tout le mal que j’en pensais. Ses poses rimbaldiennes de poète maudit, son énergie débordante, son immaturité revendiquée me sortaient des yeux. Si Laurence anyways m’avait touché, Mommy m’avait mis en rogne. Loin d’être ému par la sensibilité à fleur de peau et par le brûlant désir d’amour de son jeune héros, j’ai passé deux heures de film à me retenir de lui filer deux baffes en le renvoyant chiâler dans sa chambre.

Xavier Dolan a mûri. Et c’est tant mieux. Au Moi nombriliste de ses précédents films se substitue un Nous plus mature.
Certes son cinéma n’est pas encore débarrassé de ses tics. Il ne peut pas s’empêcher de glisser ici ou là le personnage d’une mère toxique (Anne Dorval, toujours là) ou aimante (Micheline Bernard, mère de substitution). Il ne peut pas s’empêcher de lester son film d’une BO sursignifiante (Pet Shop Boys, Reggiani, Mozart, Nina Simone…)

« Vincent, François, Paul et les autres ». Xavier Dolan réussit à brillamment filmer un groupe de potes. Comme Sautet dans les années 1970. Comme Canet dans les années 2010. Comme Denys Arcand auquel Xavier Dolan adresse un coup de chapeau mi-ironique mi-révérencieux. Il filme le groupe, les vannes qui volent, l’amitié qui vibre. Chaque personnage secondaire est attachant.

« César et Rosalie ». Dolan filme aussi, filme surtout un couple. Comme l’annonce le titre, Matthias et Maxime raconte une impossible histoire d’amour.
Amis depuis l’enfance, Matthias et Maxime éprouvent l’un pour l’autre une attraction qu’ils se refusent à reconnaître. Le baiser échangé devant la caméra amateure de l’insupportable sœur de Rivette leur sert de catalyseur. Il constitue le cœur du film et, gommé par une superbe ellipse, on ne le verra pas.

Quelle est la place de l’homosexualité dans le film ? Matthias est incontestablement hétérosexuel. Quant à Maxime, c’est plus flou. On ne lui connaît aucun amant. C’est d’abord un solitaire.
Mais, que Matthias et Maxime soient deux garçons n’a tout bien considéré pas grande importance. On se tromperait en classant ce film au rayon LGBT. Matthias et Maxime nous raconte une histoire d’amour entre deux êtres. Ni plus ni moins.

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L’Angle mort ★☆☆☆

Dominick Brassan (Jean-Christophe Folly) mène une vie ordinaire en apparence. Il habite un modeste appartement dans une barre d’immeubles déshumanisée de la Place des Fêtes. Il travaille dans un magasin de musique où il refuse avec obstination les promotions que son patron lui propose. Il a une relation avec une marchande d’art Viveka (Isabelle Carré) mais n’accepte pas de lui donner un tour plus sérieux.
Dominick Brassan cache depuis sa plus tendre enfance un don extraordinaire : celui de se rendre invisible. D’autres l’utilisent à des fins criminelles ou lucratives. Mais lui ne sait que faire de ce don embarrassant qui semble l’abandonner.

Le cinéma français se frotte au réalisme fantastique. Dans la série Les Revenants (qui, comme L’Angle mort fut écrit sur la base d’une idée de Emmanuel Carrère) la population d’une ville des Alpes voyait revenir à la vie ses morts. Récemment, dans Vif-Argent, un jeune Parisien jouait le rôle de passeur entre la vie et la mort. Ozon dans Ricky imaginait l’émoi provoqué par un bébé qui vole. Et Bertrand Bonello tisait l’histoire d’un zombi haïtien et d’une sororité de lycéennes dans Zombi child.

Ces tentatives sont séduisantes. Mais elles ne sont pas toujours convaincantes. Le réalisme fantastique est un genre délicat qui doit trouver un fragile équilibre sauf à tomber dans le gore ou dans l’insignifiance.

C’est l’écueil contre lequel s’échoue L’Angle mort. Son héros ne sait que faire de son don. Manifestement, son réalisateur aussi. On pourrait imaginer que confier le rôle de cet homme invisible à un acteur noir porte un message politique sur l’impossible invisibilité du Noir dans la société française contemporaine. Il n’en est rien. Le rôle aurait pu être tenu par n’importe qui – ce qui, m’objectera-t-on à raison, est déjà, en soi un message politique sur l’indifférenciation des rôles dans un cinéma français qui a longtemps cantonné les Noirs (et les Arabes) dans des rôles d’immigrés ou de dealers.

La seule idée du scénario est de faire croiser au héros une guitariste aveugle (Golshifteh Farahani) incapable de le voir, qu’il soit visible ou invisible. Mais cette rencontre et les rebondissements qu’elle permet ne suffit pas à donner à elle seule à L’Angle mort le nerf qui lui manque désespérément.

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