Annie colère ★★★☆

Annie, la quarantaine, est ouvrière dans une petite ville du centre de la France. Mariée, mère de deux enfants, elle tombe enceinte d’un troisième. Son mari et elle sont d’accord pour avorter. Mais, en 1974, l’avortement est encore illégal. Annie doit pousser la porte d’une antenne du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). Elle y est accueillie par des médecins et des infirmières qui vont vite la rallier à leur cause.

Alors que les Etats-Unis nous rappellent que la conquête des droits des femmes est une lutte sans cesse recommencée, alors qu’en France l’Assemblée nationale accepte, le temps d’une séance, de faire taire ses divisions pour inscrire le droit à l’avortement dans notre Constitution, le sujet d’Annie colère est d’une actualité brûlante. Il aurait pu faire l’objet d’une grande fresque politique, mettant en scène les grandes figures de ce combat : les 343, Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir, Simone Veil… Annie colère suit une autre voie.

Il met en scène une femme ordinaire interprétée par Laure Calamy. L’actrice est partout ces temps-ci, au risque de saturer l’espace public : Antoinette dans les Cévennes, Garçon chiffon, Une femme du monde, À plein temps, L’Origine du mal…. La question n’est plus de savoir si elle emportera le prochain César de la meilleure actrice, mais pour quel film ! Si cela ne tenait qu’à moi, je le lui décernerais pour À plein temps qui compte parmi mes films préférés de l’année.

Mais sa prestation dans Annie colère est tout aussi convaincante. Pourtant son personnage n’est pas d’une extraordinaire subtilité : il s’agit d’une femme simple, une femme du peuple, sans éducation, dont la conscience politique s’éveille lentement et qui s’engagera dans une cause. Cette évolution est progressive et sans surprise. Elle mettra bien entendu en péril son couple en révélant le machisme qui sommeille derrière les idées de gauche de son époux (Yannick Choirat). Mais Laure Calamy l’interprète avec une telle justesse qu’Annie devient extraordinairement émouvante. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la bande annonce et d’entendre la façon dont Laure Calamy/Annie prononce les mots « avec une aiguille à tricoter ».

Annie colère est servi par un scénario écrit à quatre mains par la réalisatrice Blandine Lenoir – à laquelle on devait déjà un portrait émouvant de femme en pleine crise de la cinquantaine, Aurore – et par Axelle Roppert – qui vient de réaliser le portrait d’une pré-ado, La Petite Solange. Elles ont su s’entourer d’une palette d’acteurs épatants, parmi lesquels on reconnaît des visages familiers, India Hair, Zita Henrot, Eric Caravaca (bouleversant en médecin aidant) ou Louise Labèque (l’actrice fétiche de Bertrand Bonello) et parmi lesquels on découvre un talent inattendu : Rosemary Standley, la chanteuse du groupe Moriarty.

Un seul couac : un titre « colérique » qui n’est pas fidèle à l’apaisante sororité dans laquelle baigne ce film bienveillant.

La bande-annonce

She Said ★★★☆

En 2017, les deux journalistes du New York Times, Judi Kantor (Zoe Kazan) et Megan Twohey (Carey Mulligan), après une longue enquête semée d’embûches, ont révélé les agressions sexuelles systématiquement perpétrées depuis un quart de siècle par Harvey Weinstein.

Réaliser un film sur une enquête journalistique constitue un double défi. Le premier est qu’on en connaît, comme ici, souvent l’issue, réduisant à néant le suspense sur lequel tout bon film est censé être construit. Le second est que rien n’est moins cinématographique qu’un journaliste en train de taper sur son ordinateur, de prendre des notes ou de passer des coups de fil, ce qui pourtant ici constitue la matière principale du film – ainsi qu’en témoigne son affiche, austère en diable.
Pourtant, paradoxalement, ce genre de films existe et certains comptent parmi les meilleurs jamais tournés : Les Hommes du président (1976) sur le scandale du Watergate qui a fait chuter Nixon, Spotlight (2016) sur les crimes sexuels commis par l’Eglise catholique à Boston.

Je ne sais pas si She Said se hissera dans ce panthéon. Mais ce film solide et efficace en possède pourtant toutes les qualités. Dès les premières minutes, on est happé par une histoire dont l’enjeu se dessine progressivement : il s’agit moins pour les deux journalistes du New York Times d’établir la réalité des faits, qui ne fait hélas guère de doute, que d’arriver à convaincre de témoigner publiquement les femmes agressées par Weinstein, qui redoutent légitimement que leur nom soit traîné dans la boue ou que les révélations du journal fassent pschitt.

Maria Schrader, une réalisatrice allemande qui s’est fait un nom grâce aux mini-séries Deutschland 83, Deutschland 86, Unorthodox et grâce au film I’m Your Man, est aux manettes. Elle a eu l’intelligence de s’entourer de deux actrices au jeu très juste.

She Said coche, avec une efficacité avérée, toutes les cases du genre. Il entremêle le travail d’investigation des deux actrices avec leur vie privée. Il filme des rencontres chuchotées dans des arrières-salles de restaurants, des appels téléphoniques haletants. Il a l’intelligence de nous éviter la course poursuite qu’on trouve quasi-systématiquement au mitan de tout film hollywoodien pour lui redonner le rythme qu’il était en train de perdre. Il est accompagné d’une musique qui, sans être envahissante, en souligne les moments les plus tragiques.

Si She Said m’a beaucoup plu et s’il est pour moi le meilleur film de la semaine, sinon d’un mois très riche (avec Mascarade), je lui adresserai néanmoins deux reproches.
Le premier est de se terminer avec la publication du célèbre article du 5 octobre 2017, sans analyser son impact. Car, la révélation de la vérité importe moins aujourd’hui que l’impact qu’elle a sur le public, le risque existant qu’elle se heurte à un mur de silence. Comment les révélations du New York Times – et celles concomitantes du New Yorker qui enquêtait simultanément sur le même sujet et a publié quelques jours plus tard un long reportage de Ronan Farrow aux conclusions aussi explosives – ont-elles fait naître le mouvement #MeToo ?  Ou, pour le dire autrement, qu’y avait-il dans l’affaire Weinstein qui ait entraîné une prise de conscience mondiale que d’autres affaires similaires, aussi scandaleuses, n’avait pas provoquée ?
Le second est son ambition. Les journalistes du New York Times ne cessent de répéter qu’elles veulent dénoncer le sexisme systémique à Hollywood. Mais leur enquête concerne Weinstein, et Weinstein seulement. En le chargeant – et je ne dis pas qu’il ne fallait pas le faire – elle risque de construire un monstre – et je ne dis pas que Weinstein n’en est pas un – qui concentre à lui seul la violence de tout un système plutôt qu’il ne la symbolise. Pour le dire, une fois encore, autrement, en se focalisant sur Weinstein, les journalistes n’ont-elles pas raté leur cible ? La réponse à ma question existe déjà : elle est dans l’immense retentissement de cette affaire, dans le Prix Pulitzer 2018 qu’elles ont obtenu, dans l’arrestation et la condamnation de Weinstein, mais au-delà dans le mouvement #MeToo qui, au delà du magnat hollywoodien, a conscientisé toutes les victimes de violences sexuelles et mis au pilori tous leurs agresseurs.

La bande-annonce

Mascarade ★★★★

« La Côte d’Azur est une région très triste. Les très riches s’y ennuient ; les riches font semblant d’être très riches ; et tous les autres crèvent de jalousie »
Adrien (Pierre Niney) est un ancien danseur professionnel devenu gigolo après un accident de moto. Il vit dans une luxueuse villa près de Nice aux crochets de Martha (Isabelle Adjani), une immense actrice de cinéma et de théâtre sur le retour.
Margot (Marine Vacth) est une entraîneuse qui cherche désespérément à sortir de son état grâce aux hommes qu’elle séduit et qu’elle arnaque. Dans son collimateur : Simon (François Cluzet), un riche promoteur immobilier.

Le cinéma de Nicolas Bedos est décidément toujours aussi réjouissant. Après Monsieur et Madame Adelman, après La Belle Époque et sans parler du troisième OSS117, un impersonnel film de commande, le voici au sommet de son talent avec un film d’un romantisme échevelé, d’une drôlerie acide, d’un machiavélisme diabolique et d’une folle énergie.

Il est servi par un quatuor d’acteurs magistral. Pierre Niney est un elfe toujours aussi séduisant ; François Cluzet n’a jamais été aussi solide ; mais ce sont les deux héroïnes qui surprennent et enthousiasment. Isabelle Adjani a le culot de s’auto-parodier en diva hystérique et cougar, rongée par la peur de vieillir. On tremble à l’idée que le rôle aurait pu être confié à Isabelle Huppert, qu’on voit beaucoup trop, et on se réjouit qu’Isabelle Adjani qu’on voit trop peu, l’ait accepté.
Mais celle qui emporte les suffrages, c’est Marine Vacth, dans un rôle qui rappelle ceux que Dora Tillier interpréta dans les précédents films de son ex-compagnon. La jeune actrice, révélée depuis plus de dix ans par Cédric Klapisch et François Ozon (son interprétation dans Jeune et Jolie lui valut le César du meilleur espoir féminin en 2014), mais encalminée dans des seconds rôles, trouve ici peut-être le rôle qui fera rebondir sa carrière. Elle y est tour à tour sublime, indomptable, fragile et bouleversante.

Le génie de Nicolas Bedos tient à une construction très savante mais parfaitement lisible d’un film qui s’organise autour du procès de Simon pour un crime dont on découvrira progressivement les circonstances dans une série de flashbacks.
Il tient aussi à la complexité de l’intrigue – qui s’enrichit pour notre plus grand délice d’un ultime rebondissement – et à l’épaisseur des personnages, jusqu’aux plus secondaires (ainsi de Laura Morante dans le rôle d’une ancienne maîtresse d’Adrien, séduite quand elle était la propriétaire établie d’un palace puis quittée une fois ruinée ou d’Emmanuelle Devos dans celui de l’épouse vieillissante et trompée de Simon). Comme dans La Règle du jeu de Jean Renoir – si on m’autorise cette comparaison flatteuse – tout le monde a ses raisons dans Mascarade. Aucun personnage n’est tout blanc ni tout noir. Longtemps après la séance, leurs attitudes continuent à nous interroger et suscitent le débat. C’est la marque des meilleurs films.

La bande-annonce

L’Innocent ★★★☆

Jeune veuf, Abel (Louis Garrel) est abasourdi d’apprendre que sa mère Sylvie (Anouk Grinberg), la soixantaine joyeusement frappée, a décidé d’épouser Michel (Roschdy Zem), un braqueur à qui elle donnait des cours de théâtre en prison. Si Michel, à sa libération, a promis de se ranger et propose à sa nouvelle épouse d’ouvrir une boutique de fleurs dans le Vieux Lyon, Abel et sa meilleure amie Clémence (Noémie Merlant) ont raison de suspecter anguille sous roche. Car bientôt Michel les entraîne dans la préparation d’un casse rocambolesque.

L’Innocent déboule sur les écrans, précédé d’une réputation flatteuse. Les critiques sont excellentes. La foule, dont on craignait qu’elle ait déserté les salles obscures, s’y presse pour aller le voir. Elle ne sera pas déçue : L’Innocent est une totale réussite.

Cette réussite, Louis Garrel la doit au scénario malin qu’il a co-écrit avec Tanguy Viel, le romancier à succès dont les livres exigeants publiés aux Editions de Minuit aiment raconter des intrigues complexes très cinématographiques.
Sa mise en place est lente sinon besogneuse. Il faut près d’une heure à L’Innocent pour poser le cadre de son intrigue et caractériser ses personnages. Mais le spectateur impatient sera bientôt récompensé par une scène d’anthologie que chaque critique, chaque interview du réalisateur évoque longuement : celle où Abel et Clémence doivent jouer une scène de ménage pour détourner l’attention du conducteur du camion rempli de caviar qu’Abel et un complice veulent dévaliser. Cette scène, où les deux protagonistes se révèlent l’un à l’autre leurs sentiments profonds, est un bijou de drôlerie, d’émotion et de dramaturgie.

Louis Garrel réunit autour de lui des acteurs exceptionnels. Lui ferait-on le procès de se mettre une fois encore en scène (comme il l’avait déjà fait dans les trois précédents films dont il avait signé la réalisation Les Deux Amis, L’Homme fidèle, La Croisade), on lui répondrait qu’il ne se donne pas le beau rôle. Au contraire. Son personnage est un veuf triste, un fils inquiet et protecteur que la moindre prise de risque tétanise. Ce sont les trois autres personnages qui dirigent l’action et la font subir à Abel : Sylvie interprétée par Anouk Grinberg que l’on pensait définitivement rangée des voitures, Michel, ce voyou élégant dont Roschdy Zem endosse avec un plaisir communicatif le veston en cuir des petites frappes, et Clémence. Noémie Merlant est éblouissante dans ce rôle. On le pressent dès la bande-annonce où elle crève l’écran (je ne me lasse pas de l’entendre répéter « Je veux draguer le chauffeur »). On le mesure dans le fameux face-à-face dans le restoroute – malgré les faux-raccords sur son maquillage.

Cerise sur le gâteau : Louis Garrel a habillé sa bande-annonce de tubes des années 80 joyeusement démodés, dont les dégueulandos sont restés gravés dans notre mémoire : Pour le plaisir de Herbert Léonard, Nuit magique de Catherine Lara, Une autre histoire de Gérard Blanc….

Mon meilleur ami, cinéphile aux goûts pointus (il vénère Ruben Östlund, Peter Greenaway ou Michael Hanneke et ne supporte pas Cédric Klapisch ou Michel Hazanavicius) est sorti de l’Escurial très déçu. Le film, à l’en croire, était mal joué. L’intrigue d’après lui manquait de crédibilité. Sa conclusion, accuse-t-il, était prévisible et téléphonée. Je comprends sa critique. Je reconnais que L’Innocent ne restera pas dans les annales et que la marque qu’il laissera sera vite effacée. Pour autant, je me refuse à bouder le plaisir jubilatoire que ce feel good movie fait naître au croisement du polar, de la comédie familiale et de la romance.

La bande-annonce

Poulet Frites ★★★☆

Une prostituée a été sauvagement égorgée dans un appartement sordide du quartier populaire de Matonge à Bruxelles. La police criminelle enquête. Alain Mertens, un voisin, client occasionnel, est immédiatement arrêté. Son lourd passé criminel et la faiblesse de son alibi le désignent comme le coupable idéal.

Pendant près de trente ans, l’émission belge Striptease a « déshabillé la France et la Belgique » en en montrant, sans voix off ni interview, les travers tragi-comiques. L’émission s’est arrêtée en 2012.

En 2018, Jean Libon, son co-créateur, et Yves Hinant, l’un des réalisateurs récurrents de l’émission, ont suivi au jour le jour un juge d’instruction aux méthodes hétérodoxes et en ont tiré Ni juge ni soumise un documentaire qui eut un grand succès public et critique et fut couronné du César du meilleur documentaire. Profitant du Covid pour se replonger dans les émissions de Striptease, ils ont exhumé une enquête filmée en 2003 (les GSM sont encore préhistoriques et les ordinateurs mastoc) et en ont remonté les rushes.

C’est ce travail de montage qu’il faut saluer. C’est grâce à lui que cette banale enquête ne cesse de nous surprendre et nous tient en haleine tout du long. Aucun temps mort, aucune baisse de régime dans un film qui pourtant ne déploie pas toute l’armurerie d’un blockbuster hollywoodien et ne sort guère des bureaux de la police criminelle de Bruxelles, sinon pour une perquisition.

Tout se passe dans le bureau du commissaire Lemoine et dans celui de la juge d’instruction. Les premières déclarations d’un prévenu, Alain Martens, font de lui le coupable tout désigné. Mais les enquêteurs creusent une affaire qu’ils auraient pu déjà paresseusement boucler et leurs découvertes viennent ébranler les conclusions auxquelles ils auraient pu trop vite aboutir.

En allant voir Poulet Frites, j’imaginais voir un film comique, un film qui, comme Ni juge ni soumise, aurait utilisé un humour noir et provocateur, se moquant tout à la fois des juges, des policiers et des accusés. Tout me laissait l’escompter, depuis la réputation sulfureuse de Striptease qui a fait de cette ligne-là son credo, au titre du documentaire en passant par son résumé qui indique qu’une frite constituerait une pièce à conviction – ce qui n’est ni tout à fait juste ni tout à fait faux.

Certes, il y a quelques séquences qui, par leur trivialité, suscitent le rire sinon le malaise. Mais Poulet Frites me semble avant tout un documentaire très sérieux qui, à une époque où il est de bon temps de se méfier de tout, à commencer de nos institutions dont on critique tout à la fois le manque de moyens, la gabegie, la politisation et l’incompétence, décrit des services de police qui, sans compter leurs heures sup (l’enquête se déroule durant quelques jours et quelques nuits pendant lesquels on a l’impression que les policiers de la brigade criminelle et la juge ne quittent jamais leur bureau et ne prennent aucun repos), accomplissent en toute impartialité, au service de l’intérêt général et de la justice, un travail admirable.

La bande-annonce

Novembre ★★★★

Après Bac Nord, qui avait divisé la critique, Cédric Jimenez s’attaque aux attentats du 13 novembre 2015. Sacrée gageure ! Que pouvait-il en dire qu’on n’en sache déjà, après en avoir vécu heure par heure à l’époque le déroulement, après avoir suivi le procès du V13, après avoir lu les chroniques si intelligentes d’Emmanuel Carrère dans L’Obs ? Comment créer du suspense sur une histoire dont on connaît par avance chacun des rebondissements et le dénouement ? Cédric Jimenez choisit de laisser de côté les attentats proprement dits et de se focaliser sur la traque par les services de police, tétanisés par la crainte d’une seconde vague, des terroristes qui ont survécu aux attaques.

Il a convoqué tout le ban et l’arrière-ban du cinéma français – au point de faire regretter que Jean Dujardin monopolise à lui seul l’affiche qu’il aurait pu/dû partager avec ses collègues. Jean Dujardin d’ailleurs, aussi excellent soit-il, a désormais un problème avec les rôles dits « sérieux » tant on l’a vu dans des parodies décocher des répliques désopilantes avec son sourire irrésistible. En gilet pare-balles, le flingue à la ceinture, il est sur tous les fronts à la SDAT à Levallois, sur le terrain, sautant dans un Falcon pour aller interroger le père d’un suspect au Maroc, au point de se demander s’il est doté du don d’ubiquité.
Sandrine Kiberlain joue le rôle de sa supérieure, la directrice centrale de la police judiciaire (une fonction qui à l’époque était exercée par une femme, Mireille Balestrazzi). On la suit trop peu et on aurait aimé la voir ferrailler avec ses homologues de la place Beauvau ou de l’Elysée pour savoir comment la crise avait été gérée au sommet de l’Etat.
C’est que le sujet du film se situe sur le terrain et non dans les antichambres, dans la traque policière et dans elle seulement. Elle est assurée par des policiers anonymes qu’interprètent Anaïs Demoustier, Jérémie Rénier, Sofian Khammès, Stéphane Bak… On ne saura rien d’eux, de leur passé, de leurs familles. On les suivra simplement dans la quête haletante qui les obnubile cinq jours de rang.

Il y a trois façons de critiquer Novembre.

La première (la thèse) est de lui reprocher de ne pas faire de politique, de traiter le V13 sur le mode du pur cinéma d’action, d’en négliger les causes et les conséquences, sans éviter certaines caricatures, comme l’opposition manichéenne entre les méchants terroristes et les bons flics.

La deuxième (l’antithèse) est au contraire de faire de la politique sans en avoir l’air, de flirter avec les thèses de l’extrême-droite, comme on en avait déjà fait le procès à Bac Nord, en renvoyant l’image d’une France menacée par le terrorisme et par l’islamisme, un danger contre lequel seul l’engagement sacrificiel de nos forces de police pourrait nous protéger.

La troisième (la synthèse) est de prendre Novembre pour ce qu’il est : un film incroyablement efficace racontant une traque policière, avec ses fausses pistes (ce trafiquant de shit pris pour un terroriste, cet infiltré malencontreusement placé en garde à vue…) et ses brutales accélérations. Cédric Jimenez sait y faire pour raconter une histoire passablement embrouillée mais d’une parfaite lisibilité. Ses personnages sont exempts du manichéisme qu’on pourrait leur reprocher : quand Anaïs Demoustier se lance dans une audacieuse course poursuite en scooter dans les rues de Paris, elle se fait vite recadrer par Jean Dujardin qui lui reproche une procédure hors des clous. Idem pour Jean Dujardin lui-même qui perd sa maîtrise face à un fondamentaliste narquois.

Novembre nous prend aux tripes et nous cloue à notre fauteuil de la première à la dernière minute. On regrette presque qu’il ne prenne pas plus son temps et ne dure pas une demi-heure de plus. C’est, de mon point de vue, l’un des meilleurs films de l’année.

La bande-annonce

Don’t Worry Darling ★★★☆

Alice Chambers (Florence Pugh) mène une vie de rêve auprès de son mari Jack (Harry Styles). Ils se sont installés à Victory, au cœur du désert californien avec plusieurs autres familles qui leur ressemblent. Chaque matin, les hommes partent travailler en voiture au projet ultra-secret dirigé par Frank (Chris Pine) laissant leurs épouses à une vie consacrée aux tâches ménagères, aux courses et aux thés entre amies
Mais Alice éprouve, contre toute raison, un malaise croissant dans cette vie trop parfaite qui menace de l’étouffer.

Don’t Worry Darling est construit sur un principe simple sinon simpliste déjà utilisé par exemple dans Matrix, The Truman Show, Le Village ou Soleil Vert. Il s’agit d’installer des personnages dans un décor dont on informe très vite le spectateur de la fausseté ou de l’artifice tout en les laissant lentement en prendre conscience par une succession de micro-événements de plus en plus perturbants (ce sera ici le comportement d’une voisine que la paranoïa conduira au suicide). La tension montera graduellement jusqu’à exploser lorsque sera enfin révélée la réalité.

Très souvent, ce genre de films fait pschitt : « tout ça pour ça se dit le spectateur déçu » quand les lumières se rallument. C’est la crainte qu’on pouvait éprouver devant la bande-annonce de Don’t Worry Darling ou durant ses trois premières demi-heures pendant lesquelles on frétille d’impatience, excité par cet épais mystère qu’aucune piste ne permet de deviner, mais en même temps inquiet que sa résolution décevante ne vienne a posteriori gâcher la fébrile attente de cette conclusion.

Don’t Worry Darling parvient à surmonter cet obstacle souvent rédhibitoire. Il avait réussi au préalable à poser un décor extrêmement séduisant, à la Mad Men : costumes, voitures et musiques droit venus des années 50. Florence Pugh est de chaque plan et réussit à nous faire partager son trouble. Dommage que son partenaire, Harry Styles, ait le sex appeal d’un chicon belge. On imagine ce que Shia LeBoeuf, qui avait été pressenti pour le rôle avant de se faire virer du plateau, aurait pu y apporter.

J’avais pensé que Frank dirigeait avec ses hommes une sorte de projet Manhattan de construction d’une arme de destruction massive. C’est la preuve de mon manque de flair. Le scénario est autrement plus imaginatif et autrement plus vertigineux. Il n’en faut bien sûr rien dire sinon peut-être qu’il est directement connecté aux enjeux qui traversent notre temps.
Don’t Worry Darling se termine comme il se doit par une course poursuite haletante qu’il faut regarder – et aussi écouter – jusqu’à l’ultime seconde pour en comprendre l’issue.

La bande-annonce

La Dernière Nuit de Louise Broholm ★★★☆

Au Danemark, à la fin du dix-neuvième siècle, dans une opulente propriété agricole.
Louise a quatorze ans. Elle est l’aînée d’une nombreuse fratrie de sept frères et sœurs. Louise est sur le point de quitter la ferme pour poursuivre ses études au collège. Elle attend ce départ avec un mélange d’anxiété et de fébrilité qu’exacerbe un cauchemar récurrent qui l’assaille. C’est précisément la veille de son départ que sa mère, qui attend son huitième enfant, entre en couches.

En dødsnat est, dit-on, un chef d’oeuvre de la littérature danoise. Il a été écrit en 1912 par Marie Bregendahl. Il n’en existe aucune traduction en français. Sa traduction anglaise publiée en 1931 est intitulée A Night and Death – un titre qui laisse augurer l’issue de l’intrigue.

J’avais beaucoup de préjugés en allant voir La Dernière Nuit…. J’imaginais un long film ennuyeux baignant dans une lumière crépusculaire et égrenant des lieux communs sur la fin de l’enfance d’une jeune danoise en fleurs, quelque part entre Tess et Le Festin de Babette. Je n’avais pas tout à fait tort : ses personnages ont la grâce aérienne de nymphes préraphaélites.

Mais j’ai bien vite ravalé mes sarcasmes. La beauté de la lumière y fut pour beaucoup. En témoigne l’affiche du film. Quelques plans m’ont rappelé les tableaux de Vilhelm Hammershøi, exposé à Jacquemart-André en 2019 et leurs intérieurs épurés et faussement simples.

Mais la seule photo n’aurait pas suffi à m’emporter. Si j’ai aimé La Dernière Nuit… c’est à cause de l’histoire qu’il raconte. Il est organisé autour d’un faux suspens : la mère de Lise survivra-t-elle ou pas ? Assez étonnamment, cet enjeu prend le pas sur celui qu’on imaginait au centre du film : l’émancipation si fiévreusement espérée de la jeune Lise. Avec une étonnante économie, l’histoire nous raconte une longue nuit de veille : pour les éloigner de la chambre de la parturiente, les jeunes enfants sont confiés à la garde de Lise qui les amène jouer chez leur grand-mère où ils retrouvent deux cousines. Ainsi raconté, le pitch de cette Dernière Nuit… laisse augurer la pire des bluettes – ou bien, pour ceux qui ont trop regardé Vendredi 13 ou Midsommar, un film d’horreur. Il n’en est rien.

La bande-annonce

Les Enfants des autres ★★★☆

Rachel (Virginie Efira) rencontre Ali (Roschdy Zem) à un cours de guitare. Elle est enseignante, quadragénaire, sans enfant ; il travaille dans le design automobile, a peut-être une dizaine d’années de plus qu’elle et une petite fille de quatre ans et demi, Leïla, dont il partage la garde avec son ex-femme (Chiara Mastroianni).
Rachel tombe très vite amoureuse d’Ali. Elle éprouve tout autant de sentiments pour Leïla sur laquelle son statut précaire lui interdit pourtant de revendiquer aucun droit. Saura-telle se faire accepter d’elle ?

[Attention : cette critique contient des spoilers]
La bande-annonce des Enfants des autres ne m’avait pas donné envie de le voir. J’imaginais déjà un film à thèse, comme ceux qu’on projetait jadis en première partie de soirée aux Dossiers de l’écran le mardi soir sur Antenne 2 dans les années 70. Il aurait introduit un débat intitulé : « Les belles-mères et les enfants des autres » où auraient été appelés à témoigner une belle-mère qui, après avoir sacrifié de longues années à l’éducation des enfants de son conjoint, en aurait été brutalement séparée après leur rupture, une mère biologique rappelant les droits du sang, un père coincé entre deux légitimités qu’il n’oserait pas départager et un avocat ou un journaliste appelant à l’urgence de réformer le Code civil.

Certes, Les Enfants des autres n’évite pas ce moralisme un peu balourd. Il le fait d’autant moins qu’il se sent obligé d’ajouter au rôle de la belle-mère sacrifiée celui de l’enseignante militante : on y voit Virgnie Efira batailler dans un conseil de classe pour sauver un Dylan (sic) du déclassement en classe spécialisée. Cette scène-là annonce la dernière du film qui ressemble à une pub pour l’Education nationale : « Chère Sylvie, enseignante en collège, tu as quarante-cinq ans, ton mec t’a plantée, tu n’as pas réussi à faire un enfant, mais tu n’as pas tout à fait raté ta vie : Dylan/Kevin s’en est sorti ! ».

Mais – et c’est tout le paradoxe de cette dernière scène – Les Enfants des autres m’a arraché des larmes malgré son moralisme pachydermique.

Il le doit d’abord à ses acteurs. Virginie Efira au premier chef qui réussit miraculeusement (à la différence d’Isabelle Huppert) à envahir les écrans sans se répéter ni me lasser. Elle est parfaitement juste dans ce rôle profondément sympathique de la quadragénaire nullipare en mal d’enfants, loin des personnages hystériques écrits par Christine Angot ou des égocentriques adulescents à la FabCaro qui sont tellement à la mode dans le cinéma français. Virginie Efira est une tête d’affiche ; mais ce n’est pas une star inaccessible comme l’était Deneuve ou Adjani. C’est la copine ou la sœur qu’on aimerait avoir, la girl next door avec qui on aimerait prendre un thé ou faire les boutiques.
Mais il n’y a pas qu’elle. Roschdy Zem est lui aussi parfait. Il trimballe de film en film la même dégaine avec sa veste en jeans trop serrée et ses pieds en canard. Mais il est lui aussi très juste et, ce qui ne gâte rien, Rebecca Zlotowski laisse sensuellement sa caméra traîner sur ses fesses – alors qu’elle filme la nudité de Virginie Efira sur un mode comique pas du tout sensuel (la scène du balcon) qui lui va très bien.
Mention spéciale à Chiara Mastroianni qui en trois scènes seulement revisite la figure de la mère et évite le manichéisme dans lequel on l’aurait spontanément enfermée.

Rebecca Zlotowski (Une fille facile, Planétarium, Grand Central, Belle Epine) est une cinéaste confirmée. Elle sait y faire. Elle dirige avec beaucoup de maîtrise ses acteurs. Elle sait susciter grâce à eux une émotion qui a eu tôt fait de lever mes réticences. Le scénario y est pour beaucoup qui nous entraîne gentiment, quitte à un détour vacancier par la Camargue, du début vers la fin dans un récit dont la paisible linéarité m’a reposé des complexes flashbacks dont chaque film aujourd’hui se sent obligé d’être lesté. Reste une minuscule réticence sur ce scénario : le revirement d’Ali que j’ai trouvé trop abrupt.

La bande-annonce

Tout le monde aime Jeanne ★★★☆

Jeanne Mayer (Blanche Gardin) est une jeune start-upeuse propulsée sur le devant de la scène médiatique pour une invention de génie – un filtre biodégradable capable de nettoyer les océans de leur plastique – et rapidement déchue de sa gloire éphémère après le naufrage de son projet. Sa situation financière ayant du plomb dans l’aile, elle n’a d’autre solution que d’aller vendre l’appartement que sa mère (Marthe Keller), suicidée l’an dernier, a légué à Lisbonne, à elle et à son frère (Maxence Tual).
Dans l’avion qui l’y amène, Jeanne retrouve Jean (Laurent Lafitte), un ancien camarade de lycée.

J’ai vu ad nauseam, pendant les semaines qui ont précédé sa sortie, la bande-annonce de Tout le monde aime Jeanne qui m’avait rebuté. J’imaginais à tort une banale comédie romantique française construite autour de Blanche Gardin et tout entière calibrée pour capitaliser sur son potentiel comique.
Je ne me trompais pas tout à fait : Tout le monde… est bien une comédie romantique dont l’issue ne surprendra guère ou, pire, nous confirmera dans nos préjugés. C’est aussi un film tout entier construit autour de Blanche Gardin, Laurent Lafitte, malgré sa popularité et son immense talent, en étant réduit au second rôle.

Mais Tout le monde…. ne s’y réduit pas. Le premier film de Céline Devaux, qui vient de l’animation, est une sacrée réussite qui dépasse de plusieurs têtes le tout-venant télévisuel auquel la comédie française nous avait habitué. Et ce pour trois raisons.

La première, c’est bien sûr Blanche Gardin, dont les one-woman shows me font hurler de rire tout en me mettant terriblement mal à l’aise tant son humour est souvent border line. Elle est ici de tous les plans, le film étant construit autour de la dépression qu’elle traverse. Une dépression causée à la fois par son échec professionnel et par le deuil qu’elle doit faire d’une mère avec laquelle elle entretenait des relations compliquées. Une telle exposition était la porte ouverte à toutes les surenchères. Blanche Gardin et sa réalisatrice ont eu au contraire l’intelligence de se brider. Blanche Gardin n’en rajoute pas. Mieux : elle sous-joue. Le comique nait moins d’elle que de son double imaginaire, un fantôme de papier qui apparaît sous le crayon de Céline Devaux et qui dit tout haut ce que Jeanne pense tout bas.

La deuxième, c’est Laurent Lafitte. Cet acteur est un génie. Il sait tout faire. Quand donc obtiendra-t-il le César du meilleur acteur qu’il mérite tant ? La bande-annonce laissait escompter un beauf envahissant qui finirait par séduire Jeanne en la sortant de sa dépression. Le personnage de Jean est plus complexe : il est moins beauf que gentiment toc-toc, moins irritant que désopilant. Ses répliques décalées sinon malaisantes (« Je suis content que tu sois encore en vie »…) font mouche sans faire exprès, l’air de rien et instille une poésie et une loufoquerie inattendues.

La troisième, c’est Lisbonne où se déroule le film. Il aurait pu tout aussi bien se passer à Paris comme tant de comédies françaises. Mais il n’aurait pas eu le même charme. Céline Devaux ne cède pas à la tentation d’en faire un décor de carte postale. On n’en verra même pas la Tour de Belem ou le Monastère des Hiéronymites. Mais on en humera le parfum sucré des pasteis, on sentira sur sa peau le soleil rasant de l’Atlantique, on en entendra la musique chuintante de la langue….

Comédie de la dépression et du deuil, Tout le monde aime Jeanne réussit à nous faire rire sur un sujet grave.

La bande-annonce