Mascarade ★★★★

« La Côte d’Azur est une région très triste. Les très riches s’y ennuient ; les riches font semblant d’être très riches ; et tous les autres crèvent de jalousie »
Adrien (Pierre Niney) est un ancien danseur professionnel devenu gigolo après un accident de moto. Il vit dans une luxueuse villa près de Nice aux crochets de Martha (Isabelle Adjani), une immense actrice de cinéma et de théâtre sur le retour.
Margot (Marine Vacth) est une entraîneuse qui cherche désespérément à sortir de son état grâce aux hommes qu’elle séduit et qu’elle arnaque. Dans son collimateur : Simon (François Cluzet), un riche promoteur immobilier.

Le cinéma de Nicolas Bedos est décidément toujours aussi réjouissant. Après Monsieur et Madame Adelman, après La Belle Époque et sans parler du troisième OSS117, un impersonnel film de commande, le voici au sommet de son talent avec un film d’un romantisme échevelé, d’une drôlerie acide, d’un machiavélisme diabolique et d’une folle énergie.

Il est servi par un quatuor d’acteurs magistral. Pierre Niney est un elfe toujours aussi séduisant ; François Cluzet n’a jamais été aussi solide ; mais ce sont les deux héroïnes qui surprennent et enthousiasment. Isabelle Adjani a le culot de s’auto-parodier en diva hystérique et cougar, rongée par la peur de vieillir. On tremble à l’idée que le rôle aurait pu être confié à Isabelle Huppert, qu’on voit beaucoup trop, et on se réjouit qu’Isabelle Adjani qu’on voit trop peu, l’ait accepté.
Mais celle qui emporte les suffrages, c’est Marine Vacth, dans un rôle qui rappelle ceux que Dora Tillier interpréta dans les précédents films de son ex-compagnon. La jeune actrice, révélée depuis plus de dix ans par Cédric Klapisch et François Ozon (son interprétation dans Jeune et Jolie lui valut le César du meilleur espoir féminin en 2014), mais encalminée dans des seconds rôles, trouve ici peut-être le rôle qui fera rebondir sa carrière. Elle y est tour à tour sublime, indomptable, fragile et bouleversante.

Le génie de Nicolas Bedos tient à une construction très savante mais parfaitement lisible d’un film qui s’organise autour du procès de Simon pour un crime dont on découvrira progressivement les circonstances dans une série de flashbacks.
Il tient aussi à la complexité de l’intrigue – qui s’enrichit pour notre plus grand délice d’un ultime rebondissement – et à l’épaisseur des personnages, jusqu’aux plus secondaires (ainsi de Laura Morante dans le rôle d’une ancienne maîtresse d’Adrien, séduite quand elle était la propriétaire établie d’un palace puis quittée une fois ruinée ou d’Emmanuelle Devos dans celui de l’épouse vieillissante et trompée de Simon). Comme dans La Règle du jeu de Jean Renoir – si on m’autorise cette comparaison flatteuse – tout le monde a ses raisons dans Mascarade. Aucun personnage n’est tout blanc ni tout noir. Longtemps après la séance, leurs attitudes continuent à nous interroger et suscitent le débat. C’est la marque des meilleurs films.

La bande-annonce

L’Innocent ★★★☆

Jeune veuf, Abel (Louis Garrel) est abasourdi d’apprendre que sa mère Sylvie (Anouk Grinberg), la soixantaine joyeusement frappée, a décidé d’épouser Michel (Roschdy Zem), un braqueur à qui elle donnait des cours de théâtre en prison. Si Michel, à sa libération, a promis de se ranger et propose à sa nouvelle épouse d’ouvrir une boutique de fleurs dans le Vieux Lyon, Abel et sa meilleure amie Clémence (Noémie Merlant) ont raison de suspecter anguille sous roche. Car bientôt Michel les entraîne dans la préparation d’un casse rocambolesque.

L’Innocent déboule sur les écrans, précédé d’une réputation flatteuse. Les critiques sont excellentes. La foule, dont on craignait qu’elle ait déserté les salles obscures, s’y presse pour aller le voir. Elle ne sera pas déçue : L’Innocent est une totale réussite.

Cette réussite, Louis Garrel la doit au scénario malin qu’il a co-écrit avec Tanguy Viel, le romancier à succès dont les livres exigeants publiés aux Editions de Minuit aiment raconter des intrigues complexes très cinématographiques.
Sa mise en place est lente sinon besogneuse. Il faut près d’une heure à L’Innocent pour poser le cadre de son intrigue et caractériser ses personnages. Mais le spectateur impatient sera bientôt récompensé par une scène d’anthologie que chaque critique, chaque interview du réalisateur évoque longuement : celle où Abel et Clémence doivent jouer une scène de ménage pour détourner l’attention du conducteur du camion rempli de caviar qu’Abel et un complice veulent dévaliser. Cette scène, où les deux protagonistes se révèlent l’un à l’autre leurs sentiments profonds, est un bijou de drôlerie, d’émotion et de dramaturgie.

Louis Garrel réunit autour de lui des acteurs exceptionnels. Lui ferait-on le procès de se mettre une fois encore en scène (comme il l’avait déjà fait dans les trois précédents films dont il avait signé la réalisation Les Deux Amis, L’Homme fidèle, La Croisade), on lui répondrait qu’il ne se donne pas le beau rôle. Au contraire. Son personnage est un veuf triste, un fils inquiet et protecteur que la moindre prise de risque tétanise. Ce sont les trois autres personnages qui dirigent l’action et la font subir à Abel : Sylvie interprétée par Anouk Grinberg que l’on pensait définitivement rangée des voitures, Michel, ce voyou élégant dont Roschdy Zem endosse avec un plaisir communicatif le veston en cuir des petites frappes, et Clémence. Noémie Merlant est éblouissante dans ce rôle. On le pressent dès la bande-annonce où elle crève l’écran (je ne me lasse pas de l’entendre répéter « Je veux draguer le chauffeur »). On le mesure dans le fameux face-à-face dans le restoroute – malgré les faux-raccords sur son maquillage.

Cerise sur le gâteau : Louis Garrel a habillé sa bande-annonce de tubes des années 80 joyeusement démodés, dont les dégueulandos sont restés gravés dans notre mémoire : Pour le plaisir de Herbert Léonard, Nuit magique de Catherine Lara, Une autre histoire de Gérard Blanc….

Mon meilleur ami, cinéphile aux goûts pointus (il vénère Ruben Östlund, Peter Greenaway ou Michael Hanneke et ne supporte pas Cédric Klapisch ou Michel Hazanavicius) est sorti de l’Escurial très déçu. Le film, à l’en croire, était mal joué. L’intrigue d’après lui manquait de crédibilité. Sa conclusion, accuse-t-il, était prévisible et téléphonée. Je comprends sa critique. Je reconnais que L’Innocent ne restera pas dans les annales et que la marque qu’il laissera sera vite effacée. Pour autant, je me refuse à bouder le plaisir jubilatoire que ce feel good movie fait naître au croisement du polar, de la comédie familiale et de la romance.

La bande-annonce

Poulet Frites ★★★☆

Une prostituée a été sauvagement égorgée dans un appartement sordide du quartier populaire de Matonge à Bruxelles. La police criminelle enquête. Alain Mertens, un voisin, client occasionnel, est immédiatement arrêté. Son lourd passé criminel et la faiblesse de son alibi le désignent comme le coupable idéal.

Pendant près de trente ans, l’émission belge Striptease a « déshabillé la France et la Belgique » en en montrant, sans voix off ni interview, les travers tragi-comiques. L’émission s’est arrêtée en 2012.

En 2018, Jean Libon, son co-créateur, et Yves Hinant, l’un des réalisateurs récurrents de l’émission, ont suivi au jour le jour un juge d’instruction aux méthodes hétérodoxes et en ont tiré Ni juge ni soumise un documentaire qui eut un grand succès public et critique et fut couronné du César du meilleur documentaire. Profitant du Covid pour se replonger dans les émissions de Striptease, ils ont exhumé une enquête filmée en 2003 (les GSM sont encore préhistoriques et les ordinateurs mastoc) et en ont remonté les rushes.

C’est ce travail de montage qu’il faut saluer. C’est grâce à lui que cette banale enquête ne cesse de nous surprendre et nous tient en haleine tout du long. Aucun temps mort, aucune baisse de régime dans un film qui pourtant ne déploie pas toute l’armurerie d’un blockbuster hollywoodien et ne sort guère des bureaux de la police criminelle de Bruxelles, sinon pour une perquisition.

Tout se passe dans le bureau du commissaire Lemoine et dans celui de la juge d’instruction. Les premières déclarations d’un prévenu, Alain Martens, font de lui le coupable tout désigné. Mais les enquêteurs creusent une affaire qu’ils auraient pu déjà paresseusement boucler et leurs découvertes viennent ébranler les conclusions auxquelles ils auraient pu trop vite aboutir.

En allant voir Poulet Frites, j’imaginais voir un film comique, un film qui, comme Ni juge ni soumise, aurait utilisé un humour noir et provocateur, se moquant tout à la fois des juges, des policiers et des accusés. Tout me laissait l’escompter, depuis la réputation sulfureuse de Striptease qui a fait de cette ligne-là son credo, au titre du documentaire en passant par son résumé qui indique qu’une frite constituerait une pièce à conviction – ce qui n’est ni tout à fait juste ni tout à fait faux.

Certes, il y a quelques séquences qui, par leur trivialité, suscitent le rire sinon le malaise. Mais Poulet Frites me semble avant tout un documentaire très sérieux qui, à une époque où il est de bon temps de se méfier de tout, à commencer de nos institutions dont on critique tout à la fois le manque de moyens, la gabegie, la politisation et l’incompétence, décrit des services de police qui, sans compter leurs heures sup (l’enquête se déroule durant quelques jours et quelques nuits pendant lesquels on a l’impression que les policiers de la brigade criminelle et la juge ne quittent jamais leur bureau et ne prennent aucun repos), accomplissent en toute impartialité, au service de l’intérêt général et de la justice, un travail admirable.

La bande-annonce

Novembre ★★★★

Après Bac Nord, qui avait divisé la critique, Cédric Jimenez s’attaque aux attentats du 13 novembre 2015. Sacrée gageure ! Que pouvait-il en dire qu’on n’en sache déjà, après en avoir vécu heure par heure à l’époque le déroulement, après avoir suivi le procès du V13, après avoir lu les chroniques si intelligentes d’Emmanuel Carrère dans L’Obs ? Comment créer du suspense sur une histoire dont on connaît par avance chacun des rebondissements et le dénouement ? Cédric Jimenez choisit de laisser de côté les attentats proprement dits et de se focaliser sur la traque par les services de police, tétanisés par la crainte d’une seconde vague, des terroristes qui ont survécu aux attaques.

Il a convoqué tout le ban et l’arrière-ban du cinéma français – au point de faire regretter que Jean Dujardin monopolise à lui seul l’affiche qu’il aurait pu/dû partager avec ses collègues. Jean Dujardin d’ailleurs, aussi excellent soit-il, a désormais un problème avec les rôles dits « sérieux » tant on l’a vu dans des parodies décocher des répliques désopilantes avec son sourire irrésistible. En gilet pare-balles, le flingue à la ceinture, il est sur tous les fronts à la SDAT à Levallois, sur le terrain, sautant dans un Falcon pour aller interroger le père d’un suspect au Maroc, au point de se demander s’il est doté du don d’ubiquité.
Sandrine Kiberlain joue le rôle de sa supérieure, la directrice centrale de la police judiciaire (une fonction qui à l’époque était exercée par une femme, Mireille Balestrazzi). On la suit trop peu et on aurait aimé la voir ferrailler avec ses homologues de la place Beauvau ou de l’Elysée pour savoir comment la crise avait été gérée au sommet de l’Etat.
C’est que le sujet du film se situe sur le terrain et non dans les antichambres, dans la traque policière et dans elle seulement. Elle est assurée par des policiers anonymes qu’interprètent Anaïs Demoustier, Jérémie Rénier, Sofian Khammès, Stéphane Bak… On ne saura rien d’eux, de leur passé, de leurs familles. On les suivra simplement dans la quête haletante qui les obnubile cinq jours de rang.

Il y a trois façons de critiquer Novembre.

La première (la thèse) est de lui reprocher de ne pas faire de politique, de traiter le V13 sur le mode du pur cinéma d’action, d’en négliger les causes et les conséquences, sans éviter certaines caricatures, comme l’opposition manichéenne entre les méchants terroristes et les bons flics.

La deuxième (l’antithèse) est au contraire de faire de la politique sans en avoir l’air, de flirter avec les thèses de l’extrême-droite, comme on en avait déjà fait le procès à Bac Nord, en renvoyant l’image d’une France menacée par le terrorisme et par l’islamisme, un danger contre lequel seul l’engagement sacrificiel de nos forces de police pourrait nous protéger.

La troisième (la synthèse) est de prendre Novembre pour ce qu’il est : un film incroyablement efficace racontant une traque policière, avec ses fausses pistes (ce trafiquant de shit pris pour un terroriste, cet infiltré malencontreusement placé en garde à vue…) et ses brutales accélérations. Cédric Jimenez sait y faire pour raconter une histoire passablement embrouillée mais d’une parfaite lisibilité. Ses personnages sont exempts du manichéisme qu’on pourrait leur reprocher : quand Anaïs Demoustier se lance dans une audacieuse course poursuite en scooter dans les rues de Paris, elle se fait vite recadrer par Jean Dujardin qui lui reproche une procédure hors des clous. Idem pour Jean Dujardin lui-même qui perd sa maîtrise face à un fondamentaliste narquois.

Novembre nous prend aux tripes et nous cloue à notre fauteuil de la première à la dernière minute. On regrette presque qu’il ne prenne pas plus son temps et ne dure pas une demi-heure de plus. C’est, de mon point de vue, l’un des meilleurs films de l’année.

La bande-annonce

Don’t Worry Darling ★★★☆

Alice Chambers (Florence Pugh) mène une vie de rêve auprès de son mari Jack (Harry Styles). Ils se sont installés à Victory, au cœur du désert californien avec plusieurs autres familles qui leur ressemblent. Chaque matin, les hommes partent travailler en voiture au projet ultra-secret dirigé par Frank (Chris Pine) laissant leurs épouses à une vie consacrée aux tâches ménagères, aux courses et aux thés entre amies
Mais Alice éprouve, contre toute raison, un malaise croissant dans cette vie trop parfaite qui menace de l’étouffer.

Don’t Worry Darling est construit sur un principe simple sinon simpliste déjà utilisé par exemple dans Matrix, The Truman Show, Le Village ou Soleil Vert. Il s’agit d’installer des personnages dans un décor dont on informe très vite le spectateur de la fausseté ou de l’artifice tout en les laissant lentement en prendre conscience par une succession de micro-événements de plus en plus perturbants (ce sera ici le comportement d’une voisine que la paranoïa conduira au suicide). La tension montera graduellement jusqu’à exploser lorsque sera enfin révélée la réalité.

Très souvent, ce genre de films fait pschitt : « tout ça pour ça se dit le spectateur déçu » quand les lumières se rallument. C’est la crainte qu’on pouvait éprouver devant la bande-annonce de Don’t Worry Darling ou durant ses trois premières demi-heures pendant lesquelles on frétille d’impatience, excité par cet épais mystère qu’aucune piste ne permet de deviner, mais en même temps inquiet que sa résolution décevante ne vienne a posteriori gâcher la fébrile attente de cette conclusion.

Don’t Worry Darling parvient à surmonter cet obstacle souvent rédhibitoire. Il avait réussi au préalable à poser un décor extrêmement séduisant, à la Mad Men : costumes, voitures et musiques droit venus des années 50. Florence Pugh est de chaque plan et réussit à nous faire partager son trouble. Dommage que son partenaire, Harry Styles, ait le sex appeal d’un chicon belge. On imagine ce que Shia LeBoeuf, qui avait été pressenti pour le rôle avant de se faire virer du plateau, aurait pu y apporter.

J’avais pensé que Frank dirigeait avec ses hommes une sorte de projet Manhattan de construction d’une arme de destruction massive. C’est la preuve de mon manque de flair. Le scénario est autrement plus imaginatif et autrement plus vertigineux. Il n’en faut bien sûr rien dire sinon peut-être qu’il est directement connecté aux enjeux qui traversent notre temps.
Don’t Worry Darling se termine comme il se doit par une course poursuite haletante qu’il faut regarder – et aussi écouter – jusqu’à l’ultime seconde pour en comprendre l’issue.

La bande-annonce

La Dernière Nuit de Louise Broholm ★★★☆

Au Danemark, à la fin du dix-neuvième siècle, dans une opulente propriété agricole.
Louise a quatorze ans. Elle est l’aînée d’une nombreuse fratrie de sept frères et sœurs. Louise est sur le point de quitter la ferme pour poursuivre ses études au collège. Elle attend ce départ avec un mélange d’anxiété et de fébrilité qu’exacerbe un cauchemar récurrent qui l’assaille. C’est précisément la veille de son départ que sa mère, qui attend son huitième enfant, entre en couches.

En dødsnat est, dit-on, un chef d’oeuvre de la littérature danoise. Il a été écrit en 1912 par Marie Bregendahl. Il n’en existe aucune traduction en français. Sa traduction anglaise publiée en 1931 est intitulée A Night and Death – un titre qui laisse augurer l’issue de l’intrigue.

J’avais beaucoup de préjugés en allant voir La Dernière Nuit…. J’imaginais un long film ennuyeux baignant dans une lumière crépusculaire et égrenant des lieux communs sur la fin de l’enfance d’une jeune danoise en fleurs, quelque part entre Tess et Le Festin de Babette. Je n’avais pas tout à fait tort : ses personnages ont la grâce aérienne de nymphes préraphaélites.

Mais j’ai bien vite ravalé mes sarcasmes. La beauté de la lumière y fut pour beaucoup. En témoigne l’affiche du film. Quelques plans m’ont rappelé les tableaux de Vilhelm Hammershøi, exposé à Jacquemart-André en 2019 et leurs intérieurs épurés et faussement simples.

Mais la seule photo n’aurait pas suffi à m’emporter. Si j’ai aimé La Dernière Nuit… c’est à cause de l’histoire qu’il raconte. Il est organisé autour d’un faux suspens : la mère de Lise survivra-t-elle ou pas ? Assez étonnamment, cet enjeu prend le pas sur celui qu’on imaginait au centre du film : l’émancipation si fiévreusement espérée de la jeune Lise. Avec une étonnante économie, l’histoire nous raconte une longue nuit de veille : pour les éloigner de la chambre de la parturiente, les jeunes enfants sont confiés à la garde de Lise qui les amène jouer chez leur grand-mère où ils retrouvent deux cousines. Ainsi raconté, le pitch de cette Dernière Nuit… laisse augurer la pire des bluettes – ou bien, pour ceux qui ont trop regardé Vendredi 13 ou Midsommar, un film d’horreur. Il n’en est rien.

La bande-annonce

Les Enfants des autres ★★★☆

Rachel (Virginie Efira) rencontre Ali (Roschdy Zem) à un cours de guitare. Elle est enseignante, quadragénaire, sans enfant ; il travaille dans le design automobile, a peut-être une dizaine d’années de plus qu’elle et une petite fille de quatre ans et demi, Leïla, dont il partage la garde avec son ex-femme (Chiara Mastroianni).
Rachel tombe très vite amoureuse d’Ali. Elle éprouve tout autant de sentiments pour Leïla sur laquelle son statut précaire lui interdit pourtant de revendiquer aucun droit. Saura-telle se faire accepter d’elle ?

[Attention : cette critique contient des spoilers]
La bande-annonce des Enfants des autres ne m’avait pas donné envie de le voir. J’imaginais déjà un film à thèse, comme ceux qu’on projetait jadis en première partie de soirée aux Dossiers de l’écran le mardi soir sur Antenne 2 dans les années 70. Il aurait introduit un débat intitulé : « Les belles-mères et les enfants des autres » où auraient été appelés à témoigner une belle-mère qui, après avoir sacrifié de longues années à l’éducation des enfants de son conjoint, en aurait été brutalement séparée après leur rupture, une mère biologique rappelant les droits du sang, un père coincé entre deux légitimités qu’il n’oserait pas départager et un avocat ou un journaliste appelant à l’urgence de réformer le Code civil.

Certes, Les Enfants des autres n’évite pas ce moralisme un peu balourd. Il le fait d’autant moins qu’il se sent obligé d’ajouter au rôle de la belle-mère sacrifiée celui de l’enseignante militante : on y voit Virgnie Efira batailler dans un conseil de classe pour sauver un Dylan (sic) du déclassement en classe spécialisée. Cette scène-là annonce la dernière du film qui ressemble à une pub pour l’Education nationale : « Chère Sylvie, enseignante en collège, tu as quarante-cinq ans, ton mec t’a plantée, tu n’as pas réussi à faire un enfant, mais tu n’as pas tout à fait raté ta vie : Dylan/Kevin s’en est sorti ! ».

Mais – et c’est tout le paradoxe de cette dernière scène – Les Enfants des autres m’a arraché des larmes malgré son moralisme pachydermique.

Il le doit d’abord à ses acteurs. Virginie Efira au premier chef qui réussit miraculeusement (à la différence d’Isabelle Huppert) à envahir les écrans sans se répéter ni me lasser. Elle est parfaitement juste dans ce rôle profondément sympathique de la quadragénaire nullipare en mal d’enfants, loin des personnages hystériques écrits par Christine Angot ou des égocentriques adulescents à la FabCaro qui sont tellement à la mode dans le cinéma français. Virginie Efira est une tête d’affiche ; mais ce n’est pas une star inaccessible comme l’était Deneuve ou Adjani. C’est la copine ou la sœur qu’on aimerait avoir, la girl next door avec qui on aimerait prendre un thé ou faire les boutiques.
Mais il n’y a pas qu’elle. Roschdy Zem est lui aussi parfait. Il trimballe de film en film la même dégaine avec sa veste en jeans trop serrée et ses pieds en canard. Mais il est lui aussi très juste et, ce qui ne gâte rien, Rebecca Zlotowski laisse sensuellement sa caméra traîner sur ses fesses – alors qu’elle filme la nudité de Virginie Efira sur un mode comique pas du tout sensuel (la scène du balcon) qui lui va très bien.
Mention spéciale à Chiara Mastroianni qui en trois scènes seulement revisite la figure de la mère et évite le manichéisme dans lequel on l’aurait spontanément enfermée.

Rebecca Zlotowski (Une fille facile, Planétarium, Grand Central, Belle Epine) est une cinéaste confirmée. Elle sait y faire. Elle dirige avec beaucoup de maîtrise ses acteurs. Elle sait susciter grâce à eux une émotion qui a eu tôt fait de lever mes réticences. Le scénario y est pour beaucoup qui nous entraîne gentiment, quitte à un détour vacancier par la Camargue, du début vers la fin dans un récit dont la paisible linéarité m’a reposé des complexes flashbacks dont chaque film aujourd’hui se sent obligé d’être lesté. Reste une minuscule réticence sur ce scénario : le revirement d’Ali que j’ai trouvé trop abrupt.

La bande-annonce

Tout le monde aime Jeanne ★★★☆

Jeanne Mayer (Blanche Gardin) est une jeune start-upeuse propulsée sur le devant de la scène médiatique pour une invention de génie – un filtre biodégradable capable de nettoyer les océans de leur plastique – et rapidement déchue de sa gloire éphémère après le naufrage de son projet. Sa situation financière ayant du plomb dans l’aile, elle n’a d’autre solution que d’aller vendre l’appartement que sa mère (Marthe Keller), suicidée l’an dernier, a légué à Lisbonne, à elle et à son frère (Maxence Tual).
Dans l’avion qui l’y amène, Jeanne retrouve Jean (Laurent Lafitte), un ancien camarade de lycée.

J’ai vu ad nauseam, pendant les semaines qui ont précédé sa sortie, la bande-annonce de Tout le monde aime Jeanne qui m’avait rebuté. J’imaginais à tort une banale comédie romantique française construite autour de Blanche Gardin et tout entière calibrée pour capitaliser sur son potentiel comique.
Je ne me trompais pas tout à fait : Tout le monde… est bien une comédie romantique dont l’issue ne surprendra guère ou, pire, nous confirmera dans nos préjugés. C’est aussi un film tout entier construit autour de Blanche Gardin, Laurent Lafitte, malgré sa popularité et son immense talent, en étant réduit au second rôle.

Mais Tout le monde…. ne s’y réduit pas. Le premier film de Céline Devaux, qui vient de l’animation, est une sacrée réussite qui dépasse de plusieurs têtes le tout-venant télévisuel auquel la comédie française nous avait habitué. Et ce pour trois raisons.

La première, c’est bien sûr Blanche Gardin, dont les one-woman shows me font hurler de rire tout en me mettant terriblement mal à l’aise tant son humour est souvent border line. Elle est ici de tous les plans, le film étant construit autour de la dépression qu’elle traverse. Une dépression causée à la fois par son échec professionnel et par le deuil qu’elle doit faire d’une mère avec laquelle elle entretenait des relations compliquées. Une telle exposition était la porte ouverte à toutes les surenchères. Blanche Gardin et sa réalisatrice ont eu au contraire l’intelligence de se brider. Blanche Gardin n’en rajoute pas. Mieux : elle sous-joue. Le comique nait moins d’elle que de son double imaginaire, un fantôme de papier qui apparaît sous le crayon de Céline Devaux et qui dit tout haut ce que Jeanne pense tout bas.

La deuxième, c’est Laurent Lafitte. Cet acteur est un génie. Il sait tout faire. Quand donc obtiendra-t-il le César du meilleur acteur qu’il mérite tant ? La bande-annonce laissait escompter un beauf envahissant qui finirait par séduire Jeanne en la sortant de sa dépression. Le personnage de Jean est plus complexe : il est moins beauf que gentiment toc-toc, moins irritant que désopilant. Ses répliques décalées sinon malaisantes (« Je suis content que tu sois encore en vie »…) font mouche sans faire exprès, l’air de rien et instille une poésie et une loufoquerie inattendues.

La troisième, c’est Lisbonne où se déroule le film. Il aurait pu tout aussi bien se passer à Paris comme tant de comédies françaises. Mais il n’aurait pas eu le même charme. Céline Devaux ne cède pas à la tentation d’en faire un décor de carte postale. On n’en verra même pas la Tour de Belem ou le Monastère des Hiéronymites. Mais on en humera le parfum sucré des pasteis, on sentira sur sa peau le soleil rasant de l’Atlantique, on en entendra la musique chuintante de la langue….

Comédie de la dépression et du deuil, Tout le monde aime Jeanne réussit à nous faire rire sur un sujet grave.

La bande-annonce

Revoir Paris ★★★☆

Mia (Virginie Efira) et Vincent (Grégoire Colin) menaient une vie de couple sans histoire, elle interprète de russe, lui chef de service à l’hôpital, jusqu’à ce qu’un soir de pluie, après un dîner en amoureux, Mia se retrouve prise au piège dans une brasserie visée par un attentat terroriste.
Trois mois plus tard, en plein choc post-traumatique, Mia cherche à retrouver les souvenirs que sa mémoire a chassés. Elle retourne sur les lieux du drame, participe aux réunions d’une association de victimes, noue des liens d’amitié avec quelques survivants, parmi lesquels Thomas (Benoît Magimel) sévèrement blessé à la jambe. Sa quête devient vite obsessionnelle.

Revoir Paris courait le risque de s’échouer sur deux écueils.

Le premier était son héroïne, incarnée par Virginie Efira, dont le visage mange la moitié de l’affiche. Elle est aujourd’hui quasiment l’actrice la plus bankable du cinéma français, omniprésente pour tous les rôles de 30-40 ans de femme sensuelle, libre et aimante : Police, Adieu les cons, Benedeta, Madeleine Collins, Lui, En attendant Bojangles, Don Juan… pour ne citer que les films d’elle sortis ces deux dernières années ! Une telle omniprésence provoque un risque d’overdose, à l’instar d’Isabelle Huppert ou Catherine Deneuve chez les comédiennes plus âgées, Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos chez les plus jeunes. Chaque spectateur réagira à sa façon – nul besoin ici de rappeler l’exaspération épidermique que provoque chez moi chacune des apparitions de Isabelle Huppert dont j’endure pourtant chacun des films.

En ce qui me concerne, j’adore Virginie Efira. J’adore la douceur de ses traits ; j’adore la volupté de ses courbes – bien qu’elle ait quelques kilos de trop à l’aune du diktat intransigeant qui prévaut de nos jours – j’adore les intonations de sa voix. Et je ne m’en lasse pas….
Je pourrais dire la même chose de Benoît Magimel qui, depuis quelques mois, connaît un retour en force. Il vient d’obtenir le César du meilleur acteur pour le rôle déchirant de cancéreux en fin de vie qu’il incarne dans De son vivant. Désormais spécialisé dans les rôles de grand corps malade, il est sur son lit d’hôpital follement sexy dans Revoir Paris avec, lui aussi, une voix reconnaissable entre mille et un sourire gouailleur irrésistible.

Le second écueil sur lequel Revoir Paris aurait pu s’échouer est son thème. Les attentats terroristes sont en passe de devenir un marronnier du cinéma et de la littérature française. Ce sujet-là a suscité deux des livres les plus réussis de ces derniers mois : La Mythomane du Bataclan d’Alexandre Kaufmann et V13 d’Emmanuel Carrère. Alors que vient de s’achever le procès du V13, on attend le 5 octobre la sortie de Novembre, le thriller de Cédric Jimenez, avec Jean Dujardin, projeté à Cannes, sur la traque des membres du commando terroriste et celle de Vous n’aurez pas ma haine le 2 novembre, adapté de la lettre ouverte déchirante d’humanité d’Antoine Leiris.

L’immense qualité du film d’Alice Winocour – dont on avait aimé Augustine, Maryland et Proxima – est sa pudeur. La réalisatrice la doit peut-être à sa propre histoire : son frère faisait partie des otages du Bataclan, miraculeusement épargné. Avec beaucoup de sensibilité, elle montre comment cet attentat a rapproché les victimes, nouant entre elles un lien indéfectible ; elle montre aussi comment elle les a douloureusement éloignées de leurs familles, de leurs amis, qui n’ont pas partagé cette expérience unique.
Elle montre aussi l’ampleur du traumatisme subi, la difficulté à le surmonter et les voies, chaque fois différentes, qu’emprunte chacun pour y parvenir. Pour Mia, avec son blouson en cuir et son jean, sur sa Triumph rugissante, cela passera par « revoir Paris » qu’elle sillonne de part en part pour ravauder l’écheveau de sa mémoire parcheminée.

La bande-annonce

Music Hole ★★★☆

Francis est le nouveau comptable d’un cabaret miteux de Charleroi que dirige un patron autoritaire aux pratiques mafieuses. Le couple qu’il forme avec Martine, son épouse, bat de l’aîle. Mais leur mésentente conjugale n’explique pas que Francis découvre, au lendemain d’une nuit bien arrosée, dans son congélateur, la tête tranchée de son épouse. Comment est-elle arrivée là ? Comment Francis réussira-t-il à s’innocenter du crime dont on l’accuse immédiatement ?

Music Hole nous vient de Belgique précédé d’une réputation flatteuse et en tous points méritée. C’est une étonnante réussite.
Comme d’autres films d’outre-Quiévrain (C’est arrivé près de chez vous, Dikkenek, La Merditude des choses, Ni juge ni soumise, Belgica…), Music Hole manie un humour belge volontiers scatologique, qui choquera peut-être les bégueules, mais fera hurler de rire tous les autres.

Mais Music Hole ne se réduit pas à une enfilade de blagues grasses. C’est un scénario complètement déjanté, qui rappelle Fargo ou Pulp Fiction, qui voit se croiser des losers sympathiques, des tueurs à gages maladroits et de fausses femmes fatales.

Le montage du film est sa troisième et sa plus grande qualité. Le scénario, complètement déstructuré, multiplie les flashbacks et les flash-forwards. Il faut s’accrocher dans les premières minutes pour ne perdre aucun détail. Mais bien vite, les pièces du puzzle s’agencent les unes aux autres donnant à un récit, pourtant sacrément alambiqué, sa parfaite lisibilité.

Une réussite enthousiasmante à consommer bien frais pour oublier la canicule estivale !

La bande-annonce