La Conférence ★★☆☆

Le 20 janvier 1942 se réunissent à Berlin, dans la villa Marlier, sur les bords du Wannsee, quinze hauts dignitaires du Reich, civils et militaires, sous la présidence de Reinhardt Heydrich, le chef de l’Office central de la sûreté du Reich. Les participants, convoqués par le maréchal Göring, se répartissent en trois groupes : des civils représentant les principaux ministères (Chancellerie du Reich, Intérieur, Justice, Affaires étrangères…), des autorités d’Ocupation en Pologne et en URSS, des chefs de la SS. L’objet de la réunion : la mise en oeuvre de la Solution finale, un euphémisme pour désigner l’extermination des onze millions de Juifs d’Europe.

La Conférence de Wannsee est bien connue. C’est le moment, répète-t-on, où la Solution finale a été décidée. Ce n’est pas tout à fait exact. Le principe même de la Solution finale avait été acté depuis longtemps par Hitler, Himmler et Göring, unis dans la haine du Juif et la conviction que seule son extermination permettrait de résoudre la soi-disant Question juive. C’est sa mise en oeuvre concrète qui sera discutée et approuvée lors de la conférence de Wannsee.

Filmer une réunion de hauts fonctionnaires n’a rien de cinématographique. Mais le film de Matti Geschonneck relève le défi et fait le pari d’une totale sobriété : unité de temps, unité de lieu, absence de musique, respect absolu du texte du procès-verbal dressé par Adolf Eichmann, un des subordonnés de Heydrich et chef du bureau des Affaires juives à la Gestapo.

On pourrait se croire à une réunion interministérielle de hauts fonctionnaires à Matignon si ce n’étaient les uniformes rutilants des officiers SS et l’objet monstrueux de leur discussion. Car, bien entendu, personne autour de la table ne remet en cause l’antismétisme qui inspire l’idéologie nazie ni la décision d’exterminer des millions d’individus. La mémoire populaire a retenu que la décision avait été euphémisée, que des périphrases avaient été utilisées pour désigner des actes barbares et indicibles. Ce n’est qu’à moitié exact selon les historiens qui, se basant sur les témoignages des accusés de Nuremberg et d’Eichmann à Jérusalem, soulignent que le procès-verbal dressé par Eichmann n’avait pas repris mot pour mot les expressions de chacun.

Tout est dit et tout est dit clairement autour de la table : la politique d’émigration forcée des Juifs d’Allemagne et d’Autriche, les exécutions par balles menées par les Einsatzgruppen sur le front de l’Est, les ghettos surpeuplés de Pologne où les Juifs meurent de faim – une situation désastreuse selon le Gouvernement général (l’autorité nazie en Pologne) qui exige de Berlin, pour des raisons humanitaires, que ces ghettos soient vidés le plus vite possible et ses habitants exécutés afin de ne pas prolonger leur martyre – le Zyklon B et les premières chambres à gaz testées à Chelmno et les projets d’en construire à grande échelle à Auschwitz, à Treblinka, à Belzec, à Sobibor….

Puisque tout le monde autour de la table partage les mêmes valeurs – si on ose dire – et les mêmes objectifs, puisque de toute façon la décision a été prise en amont par les plus hautes autorités du Reich et qu’il serait inenvisageable de la remettre en cause, la conférence ne donne pas lieu à des débats entre les partisans et les opposants de la Solution finale qu’un scénariste hollywoodien aurait adoré voir se déchirer dans un combat épique entre le Bien et le Mal. Beaucoup plus trivialement, l’objet de la réunion, son but explicite, est pour son président, l’Obergruppenführer Heydrich, d’asseoir l’emprise de la SS sur toute l’entreprise. Et il y arrive de main de maître, avec le soutien de ses collègues et des autorités d’occupation.
S’il rencontre une timide résistance, c’est de la part du représentant de la Chancellerie, un ancien combattant durant la Première Guerre mondiale, qui exprime de la pitié, non pas tant pour les victimes juives, mais pour les soldats allemands affectés à leur surveillance et à leur exécution. Une autre résistance vient d’un juriste du ministère de l’Intérieur qui, se fondant sur les lois de Nuremberg, s’oppose à la déportation des sang-mêlés et des couples mixtes. Bien dérisoire vertu de la règle de droit et du respect qu’elle inspire encore chez quelques juristes formalistes !

La Conférence est un film terriblement austère. Sa fidélité aux faits lui interdit tout rebondissement, toute dramatisation. Il ne peut être que ce qu’il est : la retranscription d’une « banale » (le terme fera florès sous la plume de Hannah Arendt) réunion administrative. Mais c’est cette banalité même et cette absence apparente de tension qui glacent le sang.

La bande-annonce

La Mine du diable ★☆☆☆

Le réalisateur italien Matteo Tortone est allé filmer les mineurs de la Rinconada, dans les Andes péruviennes. Son film se situe à la frontière du documentaire et de la fiction. Il raconte l’histoire d’un jeune Liménien qui, lorsque le triporteur qui lui servait de taxi tombe en panne, décide de quitter la capitale péruvienne, sa femme et sa fille, pour aller s’employer dans la mine la plus haute du monde.
À plus de cinq mille mètres d’altitude, les conditions de vie sont terribles. Les logements sont insalubres. Le froid, l’humidité, le mal des montagnes, sans parler du travail éreintant dans la mine, épuisent des organismes affaiblis.

La Mine du diable pourrait documenter minutieusement cette situation dantesque. Son réalisateur préfère prendre un parti différent, en tournant un film presque poétique, dans un noir et blanc élégant et satiné, doublé d’une voix off qui évoque les mythes qui entourent les lieux. Les mineurs croient qu’ils sont habités par le diable et qu’il faut lui faire un sacrifice pour qu’en échange, il consente à leur céder son or.

Ce parti pris est discutable. Car il entraîne La Mine du diable dans une direction pas toujours convaincante. Il passe d’abord beaucoup de temps loin de la mine où notre héros ne pénètre pas avant le tiers sinon la moitié du film. Or, c’est elle qu’on vient voir ; c’est elle qu’on attend (même si nous la faire attendre peut constituer un des ressorts du scénario).
Il essaie ensuite de nous raconter l’histoire de Jorge, qui quitte sa maison et son foyer pour aller trouver meilleure fortune. Mais, bizarrement, cette histoire tourne court après l’arrivée de Jorge à la Rinconada.

La Mine du diable laisse un goût d’inachevé.. Dommage….

La bande-annonce

Le Capitaine Volkonogov s’est échappé ★☆☆☆

Agent du NKVD, la police politique stalinienne, qui pratique couramment la torture sur les opposants du régime, le capitaine Volkonogov (Yuriy Borrsov déjà vu dans La Fièvre de Petrov et Compartiment n° 6) sent le vent tourner lorsque son collègue, le major Gvozdev, se suicide devant lui. Il a l’intuition d’être la prochaine victime des purges qui font rage à Leningrad depuis quelques mois en 1938. Son ami Veretennikov n’a pas sa prescience et se fait tuer immédiatement. Le spectre de Veretennikov apparaît à Volkonogov et lui lance un avertissement : s’il ne veut pas aller en enfer, il doit retrouver les familles de ses victimes et obtenir leur pardon.

Son affiche et sa bande-annonce le laissaient augurer : Le Capitaine Volkonogov… emprunte à une esthétique surprenante, rétro-futuriste, pour décrire la Leningrad des années Trente filmée comme on filmerait Saint-Petersbourg aujourd’hui. Aucun objet n’y est anachronique ; mais les personnages, leurs attitudes, leur langage y sont étonnamment contemporains.

Ce parti pris est à la fois déroutant et excitant. Mais il fait long feu.
Et le problème de ce Capitaine est que le scénario qu’il déroule, une fois ses enjeux posés, ne présente pas grand intérêt : on sait par avance qu’on va assister à une longue course poursuite entre un fugitif aussi résistant que futé et des poursuivants coriaces. On sait par avance que ce jeu de cache-cache sera ponctué par les rencontres que Volkonogov fera avec les proches des victimes qu’il a torturées et qui lui refuseront les uns après les autres le pardon qu’il leur demande – si l’une d’entre eux le lui accordait, le film se terminerait illico. Quand approche la fin du film, on devine que la prochaine rencontre sera différente. Et après l’avoir découverte sans surprise, on se dit qu’il est temps que le film se conclue comme on savait depuis le début qu’il se conclurait.

La bande-annonce

The Quiet Girl ★★☆☆

Dans l’Irlande du début des 80ies, Cait est une enfant d’une dizaine d’années timide et effacée, raillée par ses camarades de classe, délaissée au milieu d’une nombreuse fratrie par un père alcoolique et par une mère noyée sous les tâches domestiques. Un été, alors que sa mère est sur le point d’accoucher d’un nouveau bébé, elle est confiée à un couple de parents éloignés, à l’autre bout de l’Irlande. Une fois absorbé le choc du dépaysement, elle y découvre une vie plus confortable, plus douce et un foyer aimant qui cache néanmoins un lourd secret.

The Quiet Girl est, dit-on, le film le plus rentable de l’histoire du cinéma irlandais. Tourné avec un petit budget, il a connu un succès immense, en Irlande et à l’étranger où il a raflé une moisson de prix : un Ours de cristal à Berlin en février 2022 qui a lancé sa carrière, puis des nominations aux BAFTA et à l’Oscar du meilleur film international. C’est l’adaptation d’une nouvelle – ou s’agit-il d’un court roman ? – de Claire Keegan publiée il y a une dizaine d’années sous le titre Foster – qui signifie « Adoption » – traduit en français par Trois Lumières – en référence à l’une des scènes du livre les plus émouvantes.

The Quiet Girl est très réussi ; mais il ne mérite peut-être pas toutes les louanges qu’on lui tresse.
C’est un film d’une infinie délicatesse dans sa mise en scène comme dans son scénario qui nous montre la lente transformation d’une enfant privée d’amour. On la voit physiquement s’épanouir, se redresser sous l’effet bénéfique de l’attention que Mme et M. Kinsella, ses parents d’adoption, lui portent le temps d’un été.

L’histoire du film, qui fait fond sur les maltraitances subies par les enfants en Irlande au siècle dernier, pouvait bifurquer dans un autre sens, quand Mme Kinsella murmure à l’oreille de Cait « Si tu étais mon enfant, jamais je ne te laisserais dans une maison avec des inconnus », vers le film d’horreur. La bande-annonce laisse intelligemment planer cette possibilité-là. Mais tel n’est pas le parti retenu. Le lourd secret des Kinsella – que la bande-annonce spoile en partie – est autrement plus banal.

La nouvelle (le roman ?) de Claire Keegan était très brève. Le film, qui lui est fidèle à la lettre, l’est tout autant et doit inventer un préambule, dans l’école de Cait, absent du livre, et ajouter quelques ralentis qu’on pensait définitivement démodés pour atteindre une durée standard. C’est cette brièveté qui constitue à la fois la principale qualité et le principal défaut de l’oeuvre. On peut lui trouver une remarquable économie de moyens, une absence de long discours explicatif qui en appelle à l’intelligence et à la sensibilité du spectateur. Mais aussi, on peut estimer que sa substance est assez pauvre, qu’on en a vite fait le tour et que quatre vingt seize minutes sont bien longues pour si peu.

La bande-annonce

Les Complices ★★☆☆

Max (François Damiens) est un tueur à gages sans scrupules. Mais depuis que sa femme (Vanessa Paradis) l’a quitté, il souffre d’un mal rédhibitoire dans son emploi : la moindre goutte de sang suffit à le faire tourner de l’oeil. Ce syndrome l’oblige à se ranger des voitures. Ses voisins, Karim (William Lebghil) et Stéphanie (Laura Flepin) l’aident à trouver un emploi dans la société de crédit à la consommation où ils travaillent. Mais, menacé de mort, Max doit partir en cavale et entraîne avec lui ses voisins.

Le scénario des Complices est particulièrement improbable. Mais il ne faut pas s’y arrêter. L’essentiel est ailleurs, dans l’humour noir et potache de ses personnages, François Damiens en tête qui n’a jamais été si convaincant que dans le personnage taiseux, à la Jean Reno, d’un tueur à gages en mal de reconversion. On se demande comment il réussit à ne pas éclater de rire au milieu de ses scènes et à garder le même mutisme imperturbable.
William Lebghil, à ses côtés, confirme qu’il est décidément « l’éberlué le plus savoureux du cinéma hexagonal » (Télérama). Laura Felpin n’a pas le physique de la bimbo de service ; mais, depuis sa révélation dans la série Le Flambeau, elle s’est taillé une place en tête d’affiche.

Le film n’est pas seulement l’enchaînement de scènes désopilantes. À travers le personnage de Karim, dont la naïveté proverbiale confine à la  stupidité, et celui de Stéphanie qui, elle, a les pieds sur terre et ne s’en laisse pas compter, il évoque un thème original : la gentillesse. Moins novatrice est la façon dont Les Complices décrit une société de prêt à la consommation et l’absence de scrupules de son business model.

Les Complices n’est pas un film inoubliable ; mais, si on a aimé Barbaque ou Bonne Conduite, on passera avec lui un bon moment.

La bande-annonce

Sept hivers à Téhéran ★★☆☆

Reyhaneh Jabbari, âgée de dix-neuf ans, a poignardé en 2007 Mortez Sarbandi qui s’apprêtait à la violer après l’avoir attirée dans un appartement sous le prétexte de lui demander d’en refaire la décoration intérieure. Immédiatement arrêtée par la police, contrainte sous la torture à de fausses confessions, elle est condamnée à mort deux ans plus tard. Elle sera finalement exécutée le 25 octobre 2014.

La documentaliste Steffi Niederzoll a découvert cette tragédie en voyant la video de la mère de Reyhaneh, écrasée d’angoisse, devant la prison où la sentence va être exécutée, au moment précis où on lui apprend la mort de sa fille. Elle a longuement interviewé la mère et les deux sœurs de Reyhaneh, toutes trois réfugiées en Allemagne, ainsi que son père, qui, lui, n’a pas obtenu le droit de quitter l’Iran. Elle a rassemblé les vidéos, les enregistrements téléphoniques, les courriers échangés entre la prisonnière et ses proches pendant les sept longues années de sa captivité, ainsi que les images tournées au Camescope de la joyeuse jeunesse de Reyaneh avant son incarcération.

Le résultat est poignant. On y découvre une jeune femme riante, débordante d’énergie, qui continue envers et contre tout à clamer son innocence et qui, pendant sa captivité, prend sous son aile des prisonnières plus jeunes pour les défendre. On y découvre aussi la mère de Reyhaneh, incarnation moderne de Clytemnestre, prête à tout pour sauver sa fille de la mort qui lui est promise.

On y découvre surtout le fonctionnement scandaleusement vicié de la justice islamique iranienne. Loin d’être considérée comme la victime d’une tentative de viol agissant en légitime défense, Reyhaneh est accusée de « relation illicite hors mariage » et de « meurtre avec préméditation ». La façon dont l’instruction, à charge, est menée, est choquante. La dureté de la sentence l’est tout autant : la mort en vertu de la loi du talion. Mais la façon dont la sentence est appliquée l’est encore plus : la famille de la victime a le droit de pardonner à l’accusée et de lui éviter la mort.
Ainsi s’ouvre pour la famille de Reyhaneh un espoir et se rassemblent toutes les conditions de la plus perverse des tortures : l’espoir d’obtenir la grâce de Reyhaneh et la torture infligée par la famille de Sarbandi qui lui refuse ce pardon tant que l’accusée n’aura pas retiré son accusation de tentative de viol.

La mécanique est dramatique, qu’on en connaisse par avance l’issue ou qu’on en ignore tout et qu’on espère jusqu’à la fin que Reyhaneh sera libérée. On sort de la salle tétanisé et en colère. Seule note d’espoir : le portrait admirable de cette mère et de ces deux sœurs, exilées loin de leur pays, mais bien déterminées à tout faire pour que d’autres Reyhaneh n’y soient pas à nouveau victimes de la violence des hommes.

La bande-annonce

Dancing Pina ★★☆☆

Pina Bausch est morte en 2009. Mais ses mânes continuent à hanter la danse contemporaine. Les danseurs de sa compagnie (Dominique Mercy, Malou Airaudo, Clémentine Deluy, Josephine Ann Endicott…) se chargent de transmettre son l’héritage.
Le documentariste allemand Florian Heinzen-Ziob a filmé la reprise de deux oeuvres, parmi les plus anciennes, de la chorégraphe : Iphigénie en Tauride, créée en 1974, et Le Sacre du printemps en 1975. La première est reprise à l’Opéra de Dresde et offre le rôle titre à une immense danseuse sud-coréenne, Sangeun Lee ; la seconde à l’Ecole des sables de Germaine Acogny, à Toubab Dialaw, au sud de Dakar par une troupe de danseurs venus d’une douzaine de pays africains.

Ce documentaire a l’indéniable qualité de nous replonger pendant près de deux heures dans l’univers à nul autre pareil de Pina Bausch. Il nous rappelle son apport immense à la danse contemporaine. À rebours des diktats de la danse classique, Pina Bausch recherchait moins la perfection du danseur que son authenticité. Ce parti pris iconoclaste l’autorisait à recruter des danseurs disparates, de tout âge, de toute origine, de toute complexion, sans être obsédée par la recherche de l’homogénéité qui prévaut traditionnellement dans les corps de ballet.

Mais Dancing Pina a le défaut de s’abîmer dans l’hagiographie. Déjà Wim Wenders, dans le documentaire Pina tourné en 3D qu’il lui avait consacré dès 2011 avait échoué sur cet écueil. Mais le défaut est amplifié par une mise en scène très plate qui, paresseusement, entrelace deux récits (et pourquoi pas un seul ? ou trois ? ou quatre ?) sans que le lien entre les répétitions à Dresde et à Toubab Dialaw fasse sens.

Pour autant, Dancing Pina est sauvé de la banalité par deux scènes : la représentation finale que la troupe de l’Ecole des Sables donne au crépuscule sur la plage, empêchée par le Covid de se produire à Dakar et en Europe. Et la sublime Sangeun Lee qui déploie dans la scène d’ouverture d’Iphigénie la maigreur de son immense 1m82 avec une grâce surnaturelle.

La bande-annonce

Toute la beauté et le sang versé ★★☆☆

Laure Poitras, documentariste engagée, qui décrivit les conditions de vie en Irak sous occupation américaine (My Country, my country), enquêta à Guantanamo (The Oath) et défendit Snowden (Citizenfour) consacre son dernier documentaire à la grande photographe Nan Goldin.

Toute la beauté et le sang versé a un titre poétique en diable (j’ai cherché sans succès son origine chez les grands poètes du XIXème siècle). Il emprunte à une ligne du journal de Barbara, la sœur lesbienne de Nan, dont le suicide à dix-huit ans a durablement traumatisé sa cadette.

Ce documentaire tisse deux histoires. La première est celle de la vie et de l’oeuvre de l’artiste, née dans une famille dysfonctionnelle du Massachusetts dont elle réussit à s’enfuir à quatorze ans à peine pour plonger dans l’Underground new-yorkais. Les photos violentes et crues qu’elle y prend la rendent vite célèbre au point d’être exposée aujourd’hui dans les musées et les galeries les plus prestigieuses au monde.

La seconde est la croisade dont Nan Goldin a pris la tête contre la famille Sackler et la compagnie pharmaceutique Purdue qui a fabriqué et commercialisé dans les 90ies l’OxyContin, un opioïde qui, sous couvert de soigner la douleur, a provoqué chez ses consommateurs des addictions parfois létales. En particulier, Nan Goldin et l’association PAIN (Prescription Addiction Intervention Now) qu’elle a fondée ont milité pour que les grands musées tels que le Guggenheim, le Met, la National Gallery de Londres ou le Louvre, refusent les dons de la famille Sackler et débaptisent les salles auxquelles ils avaient donné son nom.

Nan Goldin avoue ressentir de la « haine » pour la famille Sackler. Un tel sentiment a-t-il sa place dans l’action politique ? N’est-il pas de nature à altérer l’objectivité qu’elle devrait toujours conserver ? Pour autant, la saine colère qui l’anime et qui l’animait déjà dans les 80ies lors de son engagement auprès de ActUp dont PAIN reproduit les modalités d’action non violentes – notamment les die-ins – force l’admiration.
Une réserve toutefois : pourquoi se focaliser sur les musées qui avaient accepté les dons de la famille Sackler ? Une fois que ces dons auront été refusés, qu’adviendra-t-il de l’argent des Sackler ? Ou, pour le dire autrement, pourquoi ne pas se focaliser sur le déréférencement de l’OxyContin, l’indemnisation des usagers de cette molécule, les poursuites pénales diligentées contre la famille Sackler plutôt que sur l’usage philanthropique qu’elle a fait des bénéfices tirés de la commercialisation de cet opioïde ?

La bande-annonce

Voyages en Italie ★☆☆☆

Jean-Philippe (Philippe Katerine) et Sophie (Sophie Letourneur), la quarantaine, sont englués à Paris dans un train-train qu’ils décident de rompre en partant en vacances. Pour « rendre l’ordinaire extraordinaire », ils optent non sans hésitation pour l’Italie où Jean-Philippe s’est pourtant souvent rendu.

Sophie Letourneur s’est imposée dans le jeune cinéma français avec des films à la bonne franquette, naturalistes et autofictionnels : La Vie au ranch (2009), Le Marin masqué (2011), Les Coquillettes (2012). Après une tentative, plutôt réussie, de comédie grand public, Enorme (2019) avec Marina Foïs et Jonathan Cohen, elle revient à sa veine originale en se mettant elle-même en scène dans la reconstitution plus ou moins fidèle des vacances qu’elle a passées avec son compagnon Jean-Christophe Hym, en Sicile en 2016.

Le sujet se prêtait à deux types de traitements radicaux. La version comique et franchouillarde façon Camping ou Les Premières Vacances. La version sérieuse et rossellinienne à laquelle Sophie Letourneur fait de l’oeil : Voyages en Italie est le premier volet d’une trilogie dont les prochains volets s’intituleront Vacances romaines et Divorce à l’italienne.

La bande-annonce m’avait mis l’eau à la bouche. Quelques saynètes laissaient escompter un film désopilant. Las ! La sauce ne prend pas.

On sent bien le sous-texte du film : une réflexion sur le sens du couple et le désir qui s’étiole. Mais la façon de le traiter reste si prosaïque et si monotone que l’ennui s’installe vite. Quelques scènes font sourire – la plupart figuraient déjà dans la bande-annonce – aucune ne fait vraiment rire. Tel n’est d’ailleurs pas le but avoué du film.

Certes, Voyages en Italie nous rappellera à tous inévitablement des scènes vécues, plus ou moins dérisoires : des nuits hachées dans des chambres bruyantes, des bagages perdus, des retards imprévus, des visites décevantes par la faute de la masse de touristes ou d’une météo défaillante…
Mais, Dieu merci, nos vacances, si elles connaissent ces épisodes-là, en connaissent aussi quasiment toujours d’autres miraculeux : un coucher de soleil à couper le souffle, une petite église pleine de charme et déserte au bord du chemin, une discussion inopinée autour d’une table d’hôtes…

Tout se passe dans Voyages en Italie comme si des vacances étaient uniquement constituées de désagréments irritants. Il n’y a aucun rayon de soleil, aucune bonne surprise dans ce voyage-là. On en finirait presque, avec les deux vacanciers, si l’extraordinaire est décidément si ordinaire, par anticiper son retour à Paris.

La bande-annonce

Ailleurs si j’y suis ★★☆☆

Mathieu (Jérémie Rénier) n’en peut plus. Il ne supporte plus son boulot ni son patron (Jean-Luc Bideau) qui exige de lui l’impossible. Il ne supporte plus sa femme (Suzanne Clément), qui le lui rend bien et le menace de divorcer. Il ne supporte plus son père (Jackie Berroyer) dépressif qui, depuis la mort de sa femme, s’est persuadé d’être victime d’une récidive de cancer pour se donner une raison de se faire plaindre. Même le voisin de Mathieu, Stéphane (Samir Guesmi), qui est pourtant la gentillesse faite homme, finit par lui taper sur le système.
Aussi, un beau dimanche, Mathieu décide-t-il sans l’avoir vraiment décidé de tout plaquer. Il suit un cerf dans la forêt, campe au bord d’un lac, débranche son téléphone et refuse d’en bouger. Ses proches, abasourdis par sa décision, réagissent tous à leur façon.

Ailleurs si j’y suis est une comédie belge du burn-out. Le mot est à la mode. Il est devenu furieusement tendance d’avoir fait, de faire ou d’être sur le point de faire un burn-out. Les causes en sont variées. Un travail harassant, dont on interroge l’utilité sociale, inutilement stressant, exercé sous l’autorité d’une hiérarchie déshumanisée, en est bien sûr la raison première. Mais le dégoût de la routine, l’envie d’un Ailleurs fantasmé et la midlife crisis y jouent aussi leur part.
On rêve tous de tout plaquer et de devenir moniteur de surf aux Îles Tonga. Même le très austère Alain Juppé avait, dans un livre autobiographique, confessé être parfois victime de la « tentation de Venise », l’envie de tout abandonner pour trouver refuge dans la Cité des Doges.

Ailleurs si j’y suis a une façon très drôle et très juste d’aborder le sujet. Le scénario, passé le premier tiers du film, abandonne Mathieu dans son jardin d’Eden à ses fantasmes sylvestres. Le film examine les répercussions en domino de la décision de Mathieu dans la vie de ses proches : sa femme, fermement décidée à accompagner son professeur de tai-chi au cœur de l’Amazonie, son père, qui broie des idées noires en dépit de ses bulletins de santé au beau fixe, son patron, qui venait de décider de passer la main à Mathieu et se retrouve brutalement désavoué, son pote Stéphane qui réalise brutalement que son je-m’en-foutisme n’était que le paravent de sa lâcheté et de son refus d’assumer la paternité

Ailleurs si j’y suis devient, contre toute attente, un film choral, servi par l’interprétation aux petits oignons de chacun des acteurs secondaires, avec une mention spéciale au lunaire Samir Guesmi.

Ailleurs si j’y suis fait toutefois l’impasse sur une question essentielle : le jour d’après. Que se passe-t-il après le burn-out, après qu’on a pris la décision de tout plaquer et après même qu’on l’a mise en oeuvre ? Combien de temps peut-on décider de mettre sa vie entre parenthèses ? Et qu’y a-t-il après la parenthèse : une autre vie qui commence, guéri, sur des bases renouvelées ? ou la vie d’avant qui revient inéluctablement avec ses règles imprescriptibles sans que rien au fond n’y soit changé ?

La bande-annonce