Plus que jamais ★★★☆

Hélène (Vicky Krieps) est frappée d’une maladie mortelle, une fibrose pulmonaire idiopathique (FBI) qui risque de l’asphyxier si elle n’est pas greffée. L’attention aimante de son conjoint, Matthieu (Gaspard Ulliel), ne suffit pas à réconforter la jeune femme qui décide de fuir, seule, en Norvège pour y décider de son destin.

La campagne marketing de Plus que jamais repose en grande partie sur un argument morbide : ce serait le dernier film de Gaspard Ulliel, brutalement décédé dans un accident de ski en janvier 2022, après le tournage l’été précédent.

Plus que jamais n’a pas besoin de cet argument-là pour se vendre. Son sujet à lui seul suffit à en justifier l’intérêt. Il pose en effet une question universelle : comment réagir à l’imminence de la mort ? Faut-il en parler ? faut-il la taire ? La question résonne tout particulièrement pour ceux qui, comme moi, affichent narcissiquement le moindre de leurs faits et gestes sur les réseaux sociaux : posterons-nous la radio scintillante de nos métastases osseuses comme on poste complaisamment celles de nos dernières lectures avec une tasse de café fumant ?
Ce film en pose une autre, encore plus effrayante : comment partagerons-nous notre maladie avec nos proches ? Leur en fera-t-on porter le poids ? Le véritable amour ne consiste-t-il pas à les épargner et à les laisser vivre en euphémisant notre souffrance et notre angoisse ? Ou bien, au contraire, est-il orgueilleux de se draper dans un stoïcisme hors de propos et d’affronter seul la maladie ? De ces deux attitudes opposées, laquelle est la plus égoïste ?

À toutes ces questions, Plus que jamais répond frontalement avec une extraordinaire pudeur. Il le doit à la justesse du jeu de Vicky Krieps, cette actrice luxembourgeoise dont la célébrité explose depuis quelques années (De nos frères blessés, Serre-moi fort, Old, Bergman Island, Phantom Thread….). Elle réussit à être fragile et forte à la fois : la vie la quitte lentement à chaque inspiration, de plus en plus haletante, mais son esprit se débat avec une force inentamée entre instinct de survie et acceptation apaisée de l’inéluctabilité de la mort.
L’autre atout du film est les paysages majestueux des fjords de Norvège. Leur beauté sauvage est l’écrin intimidant dans lequel Hélène veut, contre toute raison, vivre ses derniers moments. Le soleil de minuit qui l’empêche de dormir éclaire paradoxalement ce film crépusculaire.

À me lire, vous vous imaginez déjà la dernière scène du film. Elle ne sera pas pourtant celle que vous croyez. Elle m’a rappelé celle de Quelques heures de printemps – où Vincent Lindon accompagnait dans son ultime voyage sa mère, interprétée par Hélène Vincent, qui souhaitait être euthanasiée en Suisse. Comme elle, elle m’a arraché des sanglots.

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Service public ★★☆☆

Vous aimez le journalisme ? Vous aimez la politique ? ce documentaire est pour vous.
Salhia Brakhlia anime depuis 2020 avec Marc Fauvelle la matinale de France Info. Pendant l’année qui précède les élections présidentielles, elle a accepté d’être suivie par la caméra de Mouloud Achour.

L’exercice a sa part d’ambiguïté : les séquences retenues font un peu trop la part belle à sa réalisatrice/personnage principal/héroïne. Quelles sont celles qui ne l’ont pas été et qui l’auraient peut-être présentée sous un jour moins favorable ?

Toujours est-il que ce documentaire éclaire la profession de journaliste, en en montrant d’abord les contraintes : se lever chaque jour à 3h30, pour lire la presse et être sur le pont pour ouvrir la matinale. Mais la principale contrainte est dans la neutralité qu’il faut impérativement garder. Neutralité dans la liste des invités qui doit englober tous les candidats. Neutralité dans la façon de mener les interviews en évitant le double écueil systématiquement reproché à tous les journalistes : qu’ils portent la contradiction, on leur reprochera d’être de parti pris, qu’ils se taisent, on leur reprochera leur complaisance. Ce défi-là semble avoir été gagné. La preuve : les critiques reçues de tous les horizons qui reprochent à France Info à la fois d’être le suppôt de la Macronie et de faire le jeu de l’opposition.

S’il éclaire la profession de journaliste, ce documentaire a un second atout : ce qu’il nous montre des politiques, tout en nous offrant un regard rétrospectif dont on mesure a posteriori les emballements (Zemmour, Pécresse….). Chacun des candidats passe à la matinale de France Info et chacun a droit à sa scène : Marine Le Pen, qui se plaint qu’on vienne lui chercher des poux dans la tête quand elle est interrogée sur le salaire qu’elle reçoit de son parti alors qu’elle n’y exerce plus aucune fonction officielle, Anne Hidalgo qui s’illusionne sur ses chances – alors que Bertrand Cazeneuve est autrement plus lucide – Valérie Pécresse qui se ridiculise quand elle parle de ses électeurs qui se connectent moins aux réseaux sociaux parce qu’ils travaillent plus, Eric Zemmour qui revendique aux journalistes le droit d’avoir des opinions et de les afficher, Jean-Luc Mélenchon, que la matinale a dû traquer à La Réunion pour avoir une interview qu’il refusait de faire à Paris, Emmanuel Macron, qui après avoir refusé de faire campagne, accepte de venir à Radio France entre les deux tours…
Le plus impressionnant est Jordan Bardella – qui n’était pas candidat à la présidentielle mais qui est pourtant régulièrement invité à France Info pour y porter la parole de Marine Le Pen. Impressionnant par son calme et sa maîtrise. Impressionnant par les monstruosités racistes qu’il assène sans ciller. Glaçant….

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La Générale ★★☆☆

Valentine Verda a suivi pendant sa dernière année d’enseignement Christine, une enseignante de SVT en classe de seconde au lycée Emile-Dubois dans le 14ème arrondissement à Paris. Professeure principale d’une classe de seconde, Christine s’est tout particulièrement attachée à deux de ses élèves en difficultés : Imane, une jeune fille survoltée, et Salah, un redoublant sur le point de basculer dans la délinquance.

On ne compte plus les documentaires sur le lycée ni les fictions qui le prennent pour cadre. J’ai tendance à fuir les seconds : je n’ai vu ni L’école est à nous, ni La Cour des miracles – même si j’avais beaucoup aimé La Vie scolaire ou bien sûr Entre les murs. En revanche, j’ai un goût particulier pour les premiers que je rate rarement, sans doute attiré par la nostalgie régressive du vert paradis de mes amours enfantines. Au printemps dernier, j’avais beaucoup aimé – et je recommande – Allons Enfants qui filmait une classe de hip hop au lycée Turgot à Paris. Je cite souvent avec enthousiasme Chante ton bac d’abord qui suivait des lycéens de Boulogne-sur-mer durant l’année précédant leur bac.

Cette Générale – du nom de la première générale qui est le graal de tous les lycéens de seconde – est un peu moins enthousiasmante. Elle n’en est pas moins juste et attachante.
La principale vertu de Valentine Varela et de son montage est de rendre justice à ses personnages sans les héroïser : les enseignants comme leurs élèves sont filmés dans leurs vérités, sans encenser leurs qualités (la patience des premiers a ses limites, l’ingénuité des seconds aussi) ni noircir leurs défauts.
Sa caméra a réussi à filmer des scènes étonnantes, comme celle où Imane est surprise en flagrant délit de tricherie ou celles où Salah et sa mère sont reçus par la directrice.

Ce qui frappe dans ce film – mais cette réflexion classe immédiatement celui qui l’énonce – est le désordre et le chahut qui règnent dans ces classes de seconde. On comprend mieux dans quel état les enseignants en ressortent, essorés et amers. On comprend mieux aussi le mode de relation, particulièrement trivial, qu’ils nouent avec leurs élèves, qui est le seul qui leur soit probablement audible.
Ce qui frappe enfin c’est la lucidité avec laquelle ces enseignants considèrent leur métier. Ils déplorent la politique démagogue permettant à tous les élèves qui le souhaitent l’accès au baccalauréat, reculant de quelques années une inéluctable sélection. Mais loin de baisser les bras, loin de céder au laxisme ambiant, ils continuent à enseigner leurs matières et surtout, à entourer de leur aimante vigilance les jeunes dont ils ont la charge. Chapeau !

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Fumer fait tousser ★☆☆☆

Les Tabac Force sont cinq justiciers, Benzène (Gilles Lellouche), Nicotine (Anaïs Demoustier), Méthanol (Vincent Lacoste), Mercure (Jean-Pascal Zidi), Ammoniaque (Oulaya Amamra), unis pour sauver la planète des forces démoniaques qui la menacent. Après un combat homérique contre une tortue géante, Chef Didier (Alain Chabat), un rat libidineux et baveux qui leur sert de mentor, les avertit des projets sataniques de l’immonde Lezardin (Benoît Poelvoorde). Avant de l’affronter, les cinq combattants sont invités à se resourcer quelques jours aux bords d’un lac retiré. C’est l’occasion pour eux, au coin du feu, de se raconter des histoires.

Quentin Dupieux s’est fait une place bien à lui dans le cinéma français. Sa marque de fabrique : l’absurde, décliné selon les cas sous un mode comique (Mandibules, Au poste !) ou plus grave (Incroyable mais vrai, Le Daim). Moins de six mois après son dernier film, Dupieux est de retour, au risque de saturer les écrans. L’affiche de son dernier film, présenté hors compétition à Cannes, est toujours aussi kitsch. Elle louche ostensiblement vers un genre qui fit la joie des gamins des 80ies, une génération à laquelle le réalisateur et moi appartenons : les super sentai façon Bioman ou Power Rangers. Les Inconnus en avaient déjà signé une caricature d’anthologie

Quentin Dupieux a une immense qualité : aimanter le gotha du cinéma français dont on imagine aisément qu’il est ravi de participer à une immense déconnade entre copains. Outre les cinq stars à l’affiche, Fumer fait tousser réunit aussi Blanche Gardin, Grégoire Ludig, Adèle Exarchopoulos, Dora Tillier… excusez du p(n)eu (fine allusion, pour ceux qui ne l’auraient pas comprise, à un précédent film de Quentin Dupieux).

Mais ce casting séduisant est la seule qualité d’un film qui sent un peu trop le foutage de gueule pour être pris au sérieux. Ça tombe bien, me rétorquerez-vous : être pris au sérieux est le cadet des soucis de ce réalisateur.

Son problème est son absence criante de scénario. Certes, le film a une idée : faire revivre les héros japonais de notre enfance dans leur combinaison criarde en latex. Mais ce pitch est vite épuisé au bout de trente minutes. Que contiennent les cinquante restantes d’un film qui a certes la politesse de durer – comme la plupart des films de Dupieux – quatre-vingts minutes à peine ? Deux sketches sans aucun lien avec l’histoire. Le premier met en scène Dora Tillier qui enfile un casque de soudeur avant de se transformer en serial killeuse. Le second se déroule dans une scierie où Blanche Gardin emploie son neveu.

Certes ces deux sketches sont aussi absurdes que drôles. Le public, nombreux, jeune et manifestement fidèle, qui aime cet humour noir et qui s’est pressé hier pour voir Fumer fait tousser le jour de sa sortie, en aura eu pour son argent. Quant aux autres….

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Annie colère ★★★☆

Annie, la quarantaine, est ouvrière dans une petite ville du centre de la France. Mariée, mère de deux enfants, elle tombe enceinte d’un troisième. Son mari et elle sont d’accord pour avorter. Mais, en 1974, l’avortement est encore illégal. Annie doit pousser la porte d’une antenne du MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception). Elle y est accueillie par des médecins et des infirmières qui vont vite la rallier à leur cause.

Alors que les Etats-Unis nous rappellent que la conquête des droits des femmes est une lutte sans cesse recommencée, alors qu’en France l’Assemblée nationale accepte, le temps d’une séance, de faire taire ses divisions pour inscrire le droit à l’avortement dans notre Constitution, le sujet d’Annie colère est d’une actualité brûlante. Il aurait pu faire l’objet d’une grande fresque politique, mettant en scène les grandes figures de ce combat : les 343, Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir, Simone Veil… Annie colère suit une autre voie.

Il met en scène une femme ordinaire interprétée par Laure Calamy. L’actrice est partout ces temps-ci, au risque de saturer l’espace public : Antoinette dans les Cévennes, Garçon chiffon, Une femme du monde, À plein temps, L’Origine du mal…. La question n’est plus de savoir si elle emportera le prochain César de la meilleure actrice, mais pour quel film ! Si cela ne tenait qu’à moi, je le lui décernerais pour À plein temps qui compte parmi mes films préférés de l’année.

Mais sa prestation dans Annie colère est tout aussi convaincante. Pourtant son personnage n’est pas d’une extraordinaire subtilité : il s’agit d’une femme simple, une femme du peuple, sans éducation, dont la conscience politique s’éveille lentement et qui s’engagera dans une cause. Cette évolution est progressive et sans surprise. Elle mettra bien entendu en péril son couple en révélant le machisme qui sommeille derrière les idées de gauche de son époux (Yannick Choirat). Mais Laure Calamy l’interprète avec une telle justesse qu’Annie devient extraordinairement émouvante. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la bande annonce et d’entendre la façon dont Laure Calamy/Annie prononce les mots « avec une aiguille à tricoter ».

Annie colère est servi par un scénario écrit à quatre mains par la réalisatrice Blandine Lenoir – à laquelle on devait déjà un portrait émouvant de femme en pleine crise de la cinquantaine, Aurore – et par Axelle Roppert – qui vient de réaliser le portrait d’une pré-ado, La Petite Solange. Elles ont su s’entourer d’une palette d’acteurs épatants, parmi lesquels on reconnaît des visages familiers, India Hair, Zita Henrot, Eric Caravaca (bouleversant en médecin aidant) ou Louise Labèque (l’actrice fétiche de Bertrand Bonello) et parmi lesquels on découvre un talent inattendu : Rosemary Standley, la chanteuse du groupe Moriarty.

Un seul couac : un titre « colérique » qui n’est pas fidèle à l’apaisante sororité dans laquelle baigne ce film bienveillant.

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Aucun ours ★☆☆☆

Le dernier film de Jafar Panahi multiplie les mises en abyme. Il commence par un long plan-séquence tourné dans les rues d’une ville d’un pays étranger (il ne peut pas s’agir de l’Iran car l’héroïne est en cheveux). Ses deux personnages se disputent : un homme apporte à une femme un passeport volé qui lui permettra de gagner la France mais la femme refuse de partir seule. On comprend bientôt qu’il s’agit d’une séquence d’un film tourné à l’étranger par l’assistant de Jafar Panahi, qui a pris résidence dans un petit village situé de l’autre côté de la frontière et qui dirige le tournage via Internet en dépit d’une connexion hasardeuse. Ses deux personnages, acculés à l’exil, vivent le même drame que celui qu’ils sont en train de tourner. Quant à Jafar Panahi, il tue le temps en prenant des photos dans le village au risque de susciter la méfiance de ses habitants dont la mentalité est encore archaïque.

Jafar Panahi est un cinéaste persécuté par le régime iranien qui continue, malgré l’interdiction qui lui en a été faite depuis 2010, à tourner des films : Ceci n’est pas un film, Pardé, Taxi Téhéran, Trois visages. Chacun reçoit à l’étranger un accueil enthousiaste qui doit peut-être autant sinon plus au statut de son réalisateur qu’à ses qualités intrinsèques. Tel est le cas de son dernier en date, que la critique présente complaisamment comme le meilleur de la semaine sinon du mois. Sans insulter le martyr qu’endure son auteur – qui, depuis juillet 2022 a été arrêté et écroué à la sinistre prison d’Evin – je ne suis pas de cet avis.

Son titre m’est resté mystérieux. Il fait référence à une scène du film lors de laquelle un paysan dissuade le réalisateur de s’aventurer dans la nuit de peur de rencontrer des ours avant de lui révéler, quelques instants plus tard, après que la glace entre eux a été rompue, qu’il n’existe en fait aucun ursidé dans la région. Est-ce là une métaphore des mensonges du régime iranien, qui n’hésite pas à agiter des épouvantails pour effrayer le peuple et le maintenir sous sa coupe ?

Toujours est-il que je me suis solidement ennuyé durant toute la projection. Deux intrigues s’y entrecroisent. La première se déroule dans le village où Panahi s’est installé. Son assistant fait des allers-retours pour lui soumettre les rushes et l’exhorte à rejoindre les lieux du tournage. Mais Panahi s’y refuse. Au village, on lui reproche d’avoir pris une photo compromettante : celle d’une jeune fille en galante compagnie. Le fiancé de la jeune fille, qui estime que son honneur a été bafoué, exige réparation. Parallèlement, l’acteur et l’actrice qui tournent de l’autre côté de la frontière le film de Panahi se déchirent. Le rôle de la seconde est interprété par Mina Kavani, une actrice iranienne bannie de son pays pour avoir osé interpréter un rôle dénudé dans Red Rose en 2015.

Tout le film est construit sur le même rythme qui crée vite une certaine monotonie : des plans-séquences interminables filmant des querelles inextricables. Le farsi a beau être une langue d’une musicalité folle, l’hystérie des personnages a tôt fait d’être lassante.

Je suis désolé de ne pas avoir aimé Aucun ours que j’aurais dû pourtant adorer. Je suis sorti de la salle aussi désemparé que j’en étais sorti après EO ou Saint Omer, me faisant à moi-même le constat affligé que le cinéma intello, qu’il soit français, polonais ou iranien, n’était décidément pas ma tasse de thé. Je crois qu’il est temps de regarder la réalité en face et d’aller voir Wakanda Forever ou Black Adam.

La bande-annonce

Bones and All ★☆☆☆

Maren (Taylor Russell) a dix-sept ans. Elle a hérité de ses parents une tare encombrante : elle est cannibale. Quand son père la laisse à elle-même après une énième tentative de crime qu’il n’a pas réussi à prévenir, Maren n’a d’autre solution que de prendre la route pour retrouver sa mère au fond du Minnesota. En route, elle découvre qu’elle n’est pas la seule dans son cas. Un vieux « mangeur » (Mark Rylance) aimerait la prendre sous sa coupe. Mais Maren préfère se rapprocher de Lee (Timothée Chalamet), un garçon de son âge.

Luca Guadagnino et Timothée Chalamet s’étaient fait la courte échelle pour accéder au succès. Avec Call me by your name – un film que je suis peut-être le seul spectateur au monde à ne pas avoir adoré – le premier lançait la carrière du second qui a depuis fait un sacré bout de chemin, enchaînant films d’auteur (chez Woody Allen ou Wes Anderson) et blockbusters (Dune). Il est devenu l’icône de toute une génération, un véritable James Dean des temps modernes. Luca Guadagnino a quant à lui peiné à transformer l’essai : il n’a guère réalisé que le remake sans intérêt d’un giallo italien des 70ies Suspiria.

Les remettre tous les deux à l’affiche, c’était parier sur la fidélité et sur la curiosité de tous les amoureux de Call me by your Name. C’était aussi parier sur le parfum de scandale que le sujet transgressif du film et son interdiction aux moins de seize ans font naître.

Bones and All a des précédents. Ce n’est pas la première fois qu’on voit des cannibales amoureux à l’écran ou qu’on explore les frontières ambiguës entre l’amour passion et l’entre-dévorement : Trouble Every Day de Claire Denis, Only Lovers Left Alive de Jim Jarmusch. Ce n’est pas la première fois non plus qu’on filme un road movie d’un couple en cavale au travers des Etats-Unis : Les Amants de la nuit de Nicholas Ray, l’iconique Bonnie and Clyde bien sûr de Arthur Penn, La Ballade sauvage de Terrence Malick, plus près de nous American Honey de Andrea Arnold.

Mais Bones and All ne marche pas. À qui la faute ? Aux deux héros entre lesquels aucune alchimie ne se crée ? Au scénario plan-plan qui ne ménage aucune surprise ? À l’absence de tout malaise que la situation aurait pourtant dû logiquement susciter ?
Le seul personnage intéressant du film est celui joué par le grand Mark Rylance qui crée un trouble hélas vite dissipé.

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She Said ★★★☆

En 2017, les deux journalistes du New York Times, Judi Kantor (Zoe Kazan) et Megan Twohey (Carey Mulligan), après une longue enquête semée d’embûches, ont révélé les agressions sexuelles systématiquement perpétrées depuis un quart de siècle par Harvey Weinstein.

Réaliser un film sur une enquête journalistique constitue un double défi. Le premier est qu’on en connaît, comme ici, souvent l’issue, réduisant à néant le suspense sur lequel tout bon film est censé être construit. Le second est que rien n’est moins cinématographique qu’un journaliste en train de taper sur son ordinateur, de prendre des notes ou de passer des coups de fil, ce qui pourtant ici constitue la matière principale du film – ainsi qu’en témoigne son affiche, austère en diable.
Pourtant, paradoxalement, ce genre de films existe et certains comptent parmi les meilleurs jamais tournés : Les Hommes du président (1976) sur le scandale du Watergate qui a fait chuter Nixon, Spotlight (2016) sur les crimes sexuels commis par l’Eglise catholique à Boston.

Je ne sais pas si She Said se hissera dans ce panthéon. Mais ce film solide et efficace en possède pourtant toutes les qualités. Dès les premières minutes, on est happé par une histoire dont l’enjeu se dessine progressivement : il s’agit moins pour les deux journalistes du New York Times d’établir la réalité des faits, qui ne fait hélas guère de doute, que d’arriver à convaincre de témoigner publiquement les femmes agressées par Weinstein, qui redoutent légitimement que leur nom soit traîné dans la boue ou que les révélations du journal fassent pschitt.

Maria Schrader, une réalisatrice allemande qui s’est fait un nom grâce aux mini-séries Deutschland 83, Deutschland 86, Unorthodox et grâce au film I’m Your Man, est aux manettes. Elle a eu l’intelligence de s’entourer de deux actrices au jeu très juste.

She Said coche, avec une efficacité avérée, toutes les cases du genre. Il entremêle le travail d’investigation des deux actrices avec leur vie privée. Il filme des rencontres chuchotées dans des arrières-salles de restaurants, des appels téléphoniques haletants. Il a l’intelligence de nous éviter la course poursuite qu’on trouve quasi-systématiquement au mitan de tout film hollywoodien pour lui redonner le rythme qu’il était en train de perdre. Il est accompagné d’une musique qui, sans être envahissante, en souligne les moments les plus tragiques.

Si She Said m’a beaucoup plu et s’il est pour moi le meilleur film de la semaine, sinon d’un mois très riche (avec Mascarade), je lui adresserai néanmoins deux reproches.
Le premier est de se terminer avec la publication du célèbre article du 5 octobre 2017, sans analyser son impact. Car, la révélation de la vérité importe moins aujourd’hui que l’impact qu’elle a sur le public, le risque existant qu’elle se heurte à un mur de silence. Comment les révélations du New York Times – et celles concomitantes du New Yorker qui enquêtait simultanément sur le même sujet et a publié quelques jours plus tard un long reportage de Ronan Farrow aux conclusions aussi explosives – ont-elles fait naître le mouvement #MeToo ?  Ou, pour le dire autrement, qu’y avait-il dans l’affaire Weinstein qui ait entraîné une prise de conscience mondiale que d’autres affaires similaires, aussi scandaleuses, n’avait pas provoquée ?
Le second est son ambition. Les journalistes du New York Times ne cessent de répéter qu’elles veulent dénoncer le sexisme systémique à Hollywood. Mais leur enquête concerne Weinstein, et Weinstein seulement. En le chargeant – et je ne dis pas qu’il ne fallait pas le faire – elle risque de construire un monstre – et je ne dis pas que Weinstein n’en est pas un – qui concentre à lui seul la violence de tout un système plutôt qu’il ne la symbolise. Pour le dire, une fois encore, autrement, en se focalisant sur Weinstein, les journalistes n’ont-elles pas raté leur cible ? La réponse à ma question existe déjà : elle est dans l’immense retentissement de cette affaire, dans le Prix Pulitzer 2018 qu’elles ont obtenu, dans l’arrestation et la condamnation de Weinstein, mais au-delà dans le mouvement #MeToo qui, au delà du magnat hollywoodien, a conscientisé toutes les victimes de violences sexuelles et mis au pilori tous leurs agresseurs.

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Mauvaises Filles ★★☆☆

La documentariste Emérance Dubas lève le voile sur un pan oublié de notre mémoire collective : les mauvais traitements subis en maisons de correction, notamment dans les internats religieux du Bon Pasteur, par les jeunes filles placées.
Cette histoire a été soigneusement documentée par Véronique Blanchard dans sa thèse de doctorat soutenue en 2016 et publiée en 2019 sous le titre « Vagabondes, voleuses, vicieuses ». Cette publication s’est accompagnée d’un webdocumentaire accessible en ligne à l’adresse https://mauvaises-filles.fr/

Le documentaire sorti en salles cette semaine et le webdocumentaire accessible en ligne sont deux oeuvres différentes. Le webdocumentaire utilise plusieurs ressources : des témoignages de femmes placées, d’éducatrices ou de féministes, des archives, des décryptages universitaires, des portraits théâtralisés….

Le documentaire de Emérance Dubas est plus bref (il dure soixante-et-onze minutes à peine) et plus pauvre. Il mobilise seulement les témoignages de cinq femmes, Eveline, Fabienne, Michèle, Edith (qu’on ne verra pas, mais dont la voix nous accompagne) et Marie-Christine, et les images du Bon Pasteur à Bourges, un site laissé à l’abandon depuis une trentaine d’années.

Mauvaises filles revendique une filiation avec les Magdalene Sisters, cette fiction irlandaise sortie en 2002 inspirée du sort réservé aux orphelines, aux filles-mères ou aux filles « de mauvaise vie » dans les institutions religieuses irlandaises jusqu’à une date récente. Mauvais traitements, travail forcé, manque d’amour : les souvenirs que racontent ces anciennes pensionnaires au crépuscule de leur vie ne sont pas moins glaçants. Leur résistance force l’admiration ; et on ne peut s’empêcher de penser à celles, moins résilientes, qu’un tel traitement a brisées.
Un témoignage m’a touché pour des motifs très personnels : c’est celui de Fabienne qui raconte sa sortie de l’internat, à dix-sept ans à peine, du chemin de croix qu’elle a alors vécu avec plusieurs garçons qui ont abusé de sa crédulité et de l’avortement qu’elle a dû subir dans des conditions épouvantables.

Ces témoignages, toujours pudiques, émeuvent. On regrettera qu’ils n’aient pas été éclairés par une mise en contexte historique qui aurait permis de mieux les comprendre. On s’en consolera en allant consulter le webdocumentaire de Véronique Blanchard et en lisant sa thèse – ou, pour les moins courageux comme moi, en lisant le livre plus court, qu’elle avait publié avec David Niget chez Textuel en 2016 sur ce sujet.

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Saint Omer ★☆☆☆

En juin 2016, la cour d’assises de Saint-Omer condamne à vingt ans de réclusion Fabienne Kabou pour la mort de sa petite fille, Adélaïde, âgée d’un an à peine, qu’elle avait déposée sur la grève, à Breck-plage avant que la marée montante ne l’emporte. La documentariste Alice Diop, impressionnée par le fait divers, avait assisté au procès. Elle a décidé de le reconstituer, en changeant le nom des protagonistes, mais en reconstituant à Saint-Omer la salle d’audience et en reprenant le verbatim du procès.

Le résultat est déconcertant. Il a été encensé par la critique. Il a obtenu le Grand Prix du jury à Venise. Il représentera la France aux Oscars l’an prochain. J’ai eu la chance de le voir en avant-première en présence de sa réalisatrice. Si souvent, ces échanges privilégiés devant un public conquis influencent positivement la réception du film, ce ne fut pas le cas cette fois-là.

Pour la défense qui plaidait l’irresponsabilité pénale, Fabienne Kabou avait perdu son discernement au moment des faits. Pour le ministère public, Fabienne Kabou était une menteuse, une affabulatrice qui prétendait avoir été ensorcelée pour ne pas assumer sa responsabilité.

La mise en scène d’Alice Diop adopte un autre parti. En laissant parler l’accusée, qui s’exprime dans un français très châtié, selon un raisonnement parfaitement articulé, elle ne creuse pas la question de la maladie psychiatrique et de l’irresponsabilité pénale. Elle passe beaucoup de temps sur l’enquête de personnalité et y cherche l’explication de cet infanticide inexplicable. Fabienne Kabou y devient malgré elle la figure d’une femme racisée, invisibilisée, qui n’a pas su trouver sa place dans la société parce que la société ne lui en pas laissé la liberté.

Saint Omer (qui aurait aussi bien pu s’intituler Bar-le-Duc, Limoges ou Coutances si les faits s’étaient déroulés dans le ressort d’une de ces cours d’assises) est volontairement lent et long. Il dure plus de deux heures. Il alterne les longues audiences filmées en plans fixes américains et les interludes centrés sur Rama, une écrivaine venue assister au procès, dont la mère de l’accusée se rapproche.

On peut y voir le procès d’une Médée des temps modernes, d’une mère perdue broyée par l’appareil judiciaire. Je n’y ai rien vu de tel.

La bande-annonce