Paula ★☆☆☆

Paula a onze ans. C’est une enfant frondeuse qui peine à se plier à la discipline scolaire. Sa mère vit en Corée loin d’elle. Son père, un biologiste qui souffre d’une insuffisance respiratoire grave et a cessé de travailler, la couve d’un amour exclusif. Obsédé par la qualité de l’alimentation de sa fille, il a banni le sucre, la viande et le lait de son régime. Pour l’été il a décidé de partir dans un gîte rural au bord d’un lac perdu au milieu de la forêt. Quand vient l’automne, il n’en part pas et annonce aux services sociaux qu’il assurera désormais son éducation à la maison.

Paula est un premier film troublant basé sur une ambiguïté. Le père – qui demeurera anonyme – est-il un être aimant qui entend consacrer les derniers mois qui lui restent à vivre à sa fille et lui transmettre les valeurs qui lui sont chères ? ou est-il au contraire un monstre farci de connaissances pseudo-scientifiques qui, flirtant avec l’inceste, va étouffer sa fille à force de (mal) l’aimer ?

On imagine la catastrophe qu’aurait été le film si le second parti avait été trop vite révélé, la seconde moitié du film se transformant alors en survival movie avec une gamine tentant de fuir dans la forêt un père devenu hystérique. Le scénario de Paula est heureusement plus subtil qui laisse planer presque jusqu’à la fin le mystère. Le choix à contre-emploi de Finnegan Oldfield, auquel on donnerait le bon dieu sans confession, y est pour beaucoup.

Il faut saluer le courage de la jeune réalisatrice à prendre l’air du temps à rebrousse-poil en faisant de son héros écolo pur jus un ogre en puissance. Autre choix audacieux et réussi : avoir choisi l’acteur transgenre Ocean – et le filmer le sexe à l’air – pour interpréter la figure patibulaire d’un punk à chien, sale et menaçant, qui s’avèrera, contre toute attente, une planche de salut pour la gamine.

Pour autant, Paula peine à convaincre. Les ficelles de ce conte fantastique sont un peu trop grosses. Tout y est paradoxalement à la fois trop elliptiquement suggéré et trop caricaturalement souligné.

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La Voie lactée (1969) ★★★☆

Deux mendiants, Pierre (Paul Frankeur) et Jean (Laurent Terzieff), marchent de Paris à Compostelle, moins par dévotion religieuse, même si en chemin Pierre s’avère croyant, que pour demander l’aumône des pèlerins. En chemin, ils font une série de rencontres, délicieusement anachroniques, avec tout ce que le catholicisme a connu, pendant deux millénaires, d’hérétiques et de dogmatiques.

La Voie lactée est la deuxième collaboration entre Luis Buñuel et Jean-Claude Carrière, après l’adaptation du Journal d’une femme de chambre de Mirbeau cinq ans plus tôt. C’est une œuvre qui rompt sciemment avec les règles usuelles de la fiction pour dresser un tableau complet de deux mille ans d’hérésies catholiques. L’ambition est immense, excessive. Le propos est savant, trop peut-être.

Tout y passe : l’eucharistie, la Trinité, la transubstantation, la virginité de Marie, le libre-arbitre et le déterminisme… Chacune de ces questions est traitée dans des saynètes qui respectent scrupuleusement le texte des Évangiles ou des conciles (on découvre au passage un canon du concile de Braga de 561 qui condamne sans détour le végétarisme: «Si quelqu’un (…) regarde comme impures les viandes que Dieu a créées pour notre nourriture et qu’aussi il n’ose gouter des légumes mêmes cuits avec de la viande, qu’il soit anathème.») et qui convoquent le ban et l’arrière-ban de tout le cinéma français de l’époque : Michel Piccoli (en marquis de Sade), Jean Piat (en janséniste prêt à dégainer l’épée pour défendre sa foi), Delphine Seyrig, Alain Cuny, Edith Scob (en Vierge Marie), Julien Guiomar, Claude Cerval, Pierre Maguelon (mais si ! vous les connaissez ! allez regarder leurs photos !)…

Buñuel était anticlérical. Mais La Voie lactée n’est pas un film blasphématoire. Ce n’est pas un film prosélyte pour autant même si Buñuel et Carrière y manifestent une curiosité respectueuse pour les mystères de la foi. Sa seule ligne, volontiers anarchiste, pétillante d’ironie malicieuse, est la récusation du dogmatisme et des arguments d’autorité et la dénonciation des crimes commis au nom de Dieu. Buñuel aurait dit de La Voie lactée : « Je voudrais qu’après avoir vu ce film, sept athées trouvent la foi et que sept croyants la perdent. »

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Lucie perd son cheval ☆☆☆☆

Lucie passe des vacances ensoleillées chez sa grand-mère avec sa fille. Elle est actrice et prépare son prochain rôle.
Elle se réveille dans les Cévennes, sur son cheval, dans l’armure qu’elle est censée porter. Son errance la met au contact de deux autres actrices, harnachées comme elle et aussi perdues qu’elle.
Troisième temps : on est dans une salle de théâtre fermée avec un régisseur et son stagiaire qui veille sur le sommeil des trois belles endormies dont on comprend qu’elles ont été recrutées pour une représentation du Roi Lear.

Claude Schmitz est un réalisateur étonnant. Braquer Poitiers lui avait valu en 2019 le prix Jean Vigo et, de ma part, à l’époque, une critique bluffée : « C’aurait pu être du grand n’importe quoi. C’est étonnamment réussi » en disais-je. De Lucie perd son cheval, je dirai : « Ce grand n’importe quoi aurait pu être réussi ; mais il ne l’est pas ».

Car cet enchâssement de plusieurs rêves éveillés ne suffit pas à créer un souffle poétique. Au contraire, il ressemble plutôt à une paresse de scénariste qui ne sait pas comment se débrouiller de morceaux d’histoires sans rime ni raison. On peut, si on est très indulgent, y voir une belle réflexion sur le métier d’acteur et ses apories. On peut aussi, si on a comme moi la dent dure, s’y ennuyer ferme et crier au foutage de gueule.

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L’Annonce faite à Marie (1991) ★★☆☆

Au Moyen Âge, Violaine, la fille d’un riche fermier, est fiancé à Jacques. Elle se laisse embrasser par Pierre de Craon qui en est amoureux mais qui vient de contracter la lèpre. Mara, la sœur de Violaine, qui est secrètement amoureuse de Jacques, lui révèle l’infidélité de sa fiancée. Elle est aussitôt répudiée et ostracisée tandis que Jacques épouse Mara et a bientôt un enfant avec elle. L’enfant décède. Mara rejoint Violaine et l’implore d’accomplir un miracle et de ressusciter l’enfant. Violaine exauce son vœu.

L’Annonce faite à Marie est d’abord une pièce de théâtre, la première de Paul Claudel à être montée dès 1912. Le jeune Alain Cuny joua en 1941 le rôle de Pierre de Craon au Théâtre de l’Œuvre. Il mit cinquante ans pour en réaliser l’adaptation dans laquelle il interprète lui-même le rôle d’Anne de Vercors, le père de Violaine. Le reste du casting est composé d’amateurs dont la voix a été post-synchronisée ce qui donne à la bande-son une curieuse tonalité.

Le texte de Claudel est éminemment artificiel. Cette artificialité n’est en rien gommée par la mise en scène de Cuny. Au contraire, on sent que c’est ce décalage qui l’inspire et qu’il accentue.

L’effet est radical. Au début, on hésite entre le fou rire et l’émerveillement. Puis on se laisse peu à peu bercer par la mélopée de cette diction ampoulée. Hypnotisé, on sombre dans un lent et délicieux engourdissement qu’amplifient les paysages ouatés de la neige québécoise où le bannissement de Violaine a été filmé.

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Relaxe ★☆☆☆

En novembre 2008, neuf personnes étaient arrêtées à Tarnac sur le plateau des Millevaches. Suspectées de faire partie de l’ultra-gauche anarcho-libertaire, elles sont soupçonnées d’avoir voulu saboter des lignes de TGV. Une interminable instruction peine à démontrer la culpabilité des mis en examen. En 2015 la charge de terrorisme est abandonnée. Un procès finalement se tient en mars 2018.
Audrey Ginestet, qui se trouve être la belle-soeur d’une des mises en cause, en a filmé la fébrile préparation à Tarnac.

Le titre de son documentaire en divulgâche le dénouement : le tribunal correctionnel de Paris relaxera finalement l’ensemble des prévenus. Pour eux, c’est une longue épreuve de dix années qui s’achève enfin.

Que leur reprochait-on ? Des faits de « dégradations en réunion en relation avec une entreprise terroriste » selon l’expression juridique en vigueur, c’est-à-dire le sabotage de lignes TGV. Mais surtout des opinions : la DCRI était persuadée que ce groupuscule d’extrême-gauche, lié par les mêmes valeurs anarchistes, libertaires et anticapitalistes, était sur le point de basculer dans l’action violente sur le même modèle que les groupes terroristes des 70ies (Fraction Armée Rouge, Action directe).

Or, le soi-disant groupe de Tarnac – dont le procès en 2018 allait démontrer qu’il n’existait pas à proprement parler mais qu’il était simplement constitué d’amis plus ou moins proches partageant des idéaux communs – n’a jamais basculé dans l’action violente. Et même la dégradation des lignes TGV n’a pu leur être catégoriquement attribuée, faute d’aveux ou de preuves.

Relaxe filme la préparation du procès du point de vue de trois de ses accusés. Que sont devenus les cinq autres, à commencer par Julien Coupat (qui, à l’occasion de la crise du Covid-19, a versé dans le conspirationnisme) ? On comprend que le temps a fait son œuvre et que le « groupe » s’est déchiré. Yildune Lévy, l’épouse de Coupat, a divorcé. Idem pour Manon Gilbert, la belle-sœur de la documentariste, et son compagnon.
On comprend surtout que ce long procès a fait peser sur eux, pendant dix années interminables, une insupportable épée de Damoclès. Elle ne les a pas empêchés de vivre et de continuer, à Tarnac même, leur projet utopiste d’une autre vie possible, plus fraternelle, plus écologiste. Mais elle a mis leur vie en sursis.

Leur rage est toujours là, même si elle a été tamisée par les années qui passent. Peut-être aussi se sont-ils auto-censurés devant la caméra, n’osant pas se livrer tout de go, à force, comme le dit l’un des protagonistes, d’avoir pendant des années, pris l’habitude de vivre dans le secret et la dissimulation.

Relaxe – dont on peut se demander si le titre a un double sens alors même que le documentaire n’a rien de « relaxant » – raconte l’épilogue de cette longue épreuve et la reconnaissance de la non-culpabilité des prévenus.
Ils y entretiennent un rapport à la Justice paradoxal. Ils ont adopté une ligne de défense radicale : ayant déjà tout dit durant une instruction qu’ils estiment avoir été menée exclusivement à charge, ils refuseront de s’exprimer devant le tribunal et exerceront leur droit au silence. Leur dégoût de ce procès est palpable. Et nul doute que, s’ils avaient été condamnés, ils auraient crié à l’injustice et au scandale. Mais une fois le verdict rendu, leurs critiques de l’appareil judiciaire s’évanouissent.

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Les Désarrois de l’élève Törless (1966) ★★☆☆

Le jeune Törless (Mathieu Carrière) est arraché à l’amour envahissant de sa mère (Barbara Steele) pour intégrer un lycée militaire en Autriche-Hongrie dans les premières années du siècle dernier. Ses camarades, Beinerberg et Reiting, après avoir découvert le larcin commis par un autre élève, Basini, font de lui la victime consentante de leur chantage et de leur sadisme. Törless ne prend pas une part active à ce harcèlement mais ne s’y oppose pas non plus.

Les Désarrois de l’élève Törless, publié en 1906, est le premier roman de l’écrivain autrichien Robert Musil. On y trouve déjà la tension qui parcourra toute son œuvre entre d’un côté la science et la rationalité, de l’autre les sentiments et l’irrationnel.

On vit a posteriori dans ce roman une anticipation du fascisme et de ses ressorts, le jeune Törless manifestant la même passivité face à la violence de ses camarades que la bourgeoisie libérale de Weimar face aux excès des SA nazies.

Les Désarrois de l’élève Törless s’inscrit dans un genre bien identifié : le film de pensionnat – à ne pas confondre avec son cousin : le film qui se déroule dans une maison de redressement. On pense aux Disparus de Saint-Agil, à La Cage aux Rossignols (dont le remake, Les Choristes, connut un étonnant succès en 2004), à Jeunes Filles en uniforme (qui révéla Romy Schneider), à If…, à Au revoir les enfants, au Cercle des poètes disparus… Le genre connut sans doute son expression la plus achevée dans la saga des Harry Potter. Il y aurait un article voire un livre à écrire sur ce microcosme, coupé du monde extérieur, où coexistent deux lois, celle des adultes, organisée selon la sévère routine des cours, des repas, des couchers et celle des lycéens eux-mêmes avec leur code d’honneur et leur hiérarchie non-dite, et à la façon dont le cinéma l’a filmé.

Volker Schlöndorff n’a pas trente ans quand il en tourne l’adaptation en 1966. C’est son premier film, le début d’une longue carrière encore inachevée (à quatre-vingt ans passés, Schlöndorff continue à tourner), qui remporta très (trop ?) tôt son plus grand succès avec Le Tambour en 1978.

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Master Gardener ★☆☆☆

Narvel Roth (Joel Edgerton) veille jalousement sur le domaine de la riche Mrs Haverhill (Sigourney Weaver). Son passé enfoui refait surface quand la douairière lui demande de prendre sous sa coupe sa petite-nièce.

Paul Schrader écrivit le scénario de Taxi Driver il y a près de cinquante ans et réalisa plus d’une vingtaine de films. Les trois derniers – Sur le chemin de la rédemption, que je n’ai pas vu, The Card Counter et ce Master Gardener – ont pour héros un lointain cousin de Travis Bickle, ce conducteur de taxi névrotique immortalisé par Robert De Niro.

Comme on l’apprendra vite, le personnage tout en muscles interprété par le taiseux Joel Edgerton est en quête d’une rédemption impossible pour les crimes qu’il a commis, des années plus tôt, alors qu’il était le membre fanatisé d’un groupuscule néonazi. Son corps en porte encore la trace, couvert d’impressionnants tatouages. Mathieu Macheret dans Le Monde le décrit mieux que je ne saurais le faire : « un personnage volontairement absorbé par une routine afin d’étouffer la brûlure encore vive d’un passé maudit qui reflue par bribes ».

Ce personnage est fascinant. Et le duo qu’il forme avec la veuve (mais Mrs Haverhill a-t-elle jamais été mariée ?) qui l’emploie et à laquelle il est dévoué corps (!) et âme, est plus fascinant encore.

Le problème de Master Gardener est qu’il ne peut pas se borner à présenter ce duo, comme le fait sa première demi-heure, qui constitue sa partie la plus intéressante. Il lui faut raconter une histoire. Et c’est là que les choses se gâtent avec l’entrée en scène de Maya, cette petite-nièce aux mauvaises fréquentations. Le scénario de Master Gardener s’affadit alors brutalement. Le vénéneux huis clos façon Tennessee Williams vire au thriller sans âme façon Luc Besson.

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Les Meutes ★★★☆

Hassan est un ex-taulard toujours prêt à se vendre au plus offrant pour effectuer des mauvais coups et en retirer un maigre bénéfice. Son fils Issam a pour l’instant réussi à ne pas suivre la voie de son père, quitte à effectuer les boulots les plus ingrats pour un salaire de misère. Les deux acceptent une tâche qui ne devrait leur demander guère d’efforts : pour le compte de Dib, kidnapper et donner une leçon à l’homme qui, la veille, l’a roué de coups, après un combat de chiens perdu.
Hassan et Issam réussissent sans trop de difficultés à mettre la main sur le colosse et à l’embarquer dans le coffre de la camionnette asthmatique qui leur a été prêtée pour l’occasion. Mais le prisonnier ne survit pas à l’épreuve et les deux hommes se retrouvent avec un cadavre volumineux dont ils doivent se débarrasser avant le lever du soleil.

Le scénario des Meutes présente un défaut structurel, le même que celui que j’avais déjà pointé du doigt dans Juste une nuit, un film iranien sorti l’automne dernier, qui présente de nombreuses analogies avec ce film marocain : on sait par avance, au moins pendant les trois premiers quarts du film, que toutes les tentatives des deux hommes de se délivrer de leur encombrant colis seront vaines… sauf à ce que le film perde immédiatement son unique moteur.

Pour tourner cet écueil, il faut donc se désintéresser de l’histoire que Les Meutes raconte pour n’y voir qu’un prétexte à autre chose : la description des bas-fonds de Casablanca, loin de toute l’imagerie de carte postale que la grande cité portuaire marocaine charrie depuis Michael Curtiz, et celle des trognes cassées qui la peuplent – à commencer par celle incroyable de Abdellatif Masstouri dans le rôle de Hassan.

Les Meutes m’a rappelé d’autres films. Avec Médecin de nuit, qui suit à la trace Vincent Macaigne l’espace d’une nuit dans le vingtième arrondissement parisien, ou Juste une nuit que j’ai déjà cité, il partage la même unité de temps : son action, qui en est d’autant plus étouffante, se déroule l’espace d’une nuit. Parce qu’il se déroule au Maroc et parce que son histoire, elle aussi, est ramassée en vingt-quatre heures à peine, j’ai songé à Sofia, qui raconte la machination ourdie par une femme pour s’éviter le stigmate d’une grossesse hors mariage. Mais c’est surtout à l’atmosphère poisseuse de quelques polars iraniens récents que Les Meutes m’a fait penser : bien sûr La Loi de Téhéran, une plongée asphyxiante dans le monde interlope et nocturne de la pègre, mais plus encore Marché noir, un autre film iranien éclipsé hélas par le précédent, qui mettait précisément en scène un père et son fils contraints d’enterrer trois hommes retrouvés congelés dans une chambre froide.

Les avanies qui se succèdent et empêchent Hassan et Imam de faire disparaître leur encombrant colis seraient presque comiques à force d’accumulation. Mais Les Meutes ne prête guère à rire. Au contraire, jusqu’à son ultime plan – un chouïa trop malin pour n’être pas poseur – il glace les sangs.

Après avoir tressé tant de louanges aux cinémas algérien (La Dernière reine, Papicha) et tunisien (Les Filles d’Olfa, Un fils, Une histoire d’amour et de désir), Les Meutes m’offre une nouvelle occasion de vanter les qualités d’un jeune cinéma marocain en pleine effervescence dont quasiment chacune des productions est une réussite.

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Le Retour ★★★☆

Quinze ans après l’avoir quittée dans la précipitation, Khédidja (Aïssatou Diallo Sagna, César de la meilleure actrice dans un second rôle pour La Fracture, le précédent film de Catherine Corsini), revient en Corse où un couple de grands bourgeois parisiens (Denis Podalydès et Virginie Ledoyen, plus caricaturaux que nature), qui y ont une maison, lui ont confié le soin de veiller sur leur nombreuse et bruyante progéniture. C’est l’occasion pour les deux filles de Khédidja, Jessica, 18 ans, qui vient d’intégrer Sciences Po, et Farah, 15 ans, moins brillante et plus turbulente, de découvrir l’île où elle sont nées et de déterrer les secrets sur leurs origines qui y sont enfouis.

Le Retour a réussi à être sélectionné en compétition officielle à Cannes et à faire oublier l’odeur de soufre qui l’entourait avant sa projection. Le tournage, dit-on, aurait été houleux – Catherine Corsini est connue pour être une réalisatrice éruptive – et deux signalements pour agressions sexuelles ont été déposés. Mais la polémique s’est éteinte et le film, revenu bredouille de Cannes, a réussi à se glisser dans la programmation très riche de ce début d’été (Mission Impossible, Oppenheimer, Barbie…) au risque de n’y pas trouver son public.

Il le mériterait pourtant ; car Le Retour, malgré le schématisme de son scénario, encorseté dans un cahier des charges peut-être trop lourd, et ses grosses ficelles, est un film réussi.

Le Retour embrasse large. La Corse en est peut-être le personnage principal. Catherine Corsini y a ses racines. Elle en sait la beauté – ses sublimes paysages filmés sous la chaude lumière d’un été finissant – et ses défauts – son virilisme étouffant et son nationalisme sourcilleux. Le Retour embrasse d’autres thèmes sociétaux, et notamment le racisme et l’intégration plus ou moins réussie d’une femme d’origine sénégalaise et des deux filles qu’elle élève courageusement seule. Je n’arrive pas à décider si leur confrontation avec le couple  bien-pensant interprété par Denis Podalydès et Virginie Ledoyen qui, sous couvert d’une hospitalité de façade, laisse transparaître son racisme ordinaire, est particulièrement bien vue ou trop caricaturale.

Le Retour a deux autres dimensions. La première est la coming-of-age story que racontent, chacune à leur façon, les deux filles de Khédidja. Jessica, l’aînée, vit douloureusement les contradictions qui la déchirent.  Elle remet en cause son éducation hétéronormée en tombant amoureuse de Gaïa, la fille des patrons de sa mère. Elle réalise que son ascension sociale et intellectuelle ne pourra pas se faire, façon Annie Ernaux, sans une séparation traumatisante avec sa famille. Farah, la cadette, est un personnage aussi attachant à défaut d’être aussi complexe : l’adolescente, encore engluée dans l’enfance, qui peine à exister aux côtés d’une aînée si parfaite, cherche désespérément sa place en flirtant avec l’interdit.
La seconde est la chronique familiale organisée autour du secret des origines des deux filles. Elle repose sur l’interprétation tout en retenue de Aïssatou Diallo Sagna. Le rôle est splendide. Son actrice se coule dans son personnage avec une belle humanité. Elle réussit à arracher une larme aux spectateurs les plus insensibles.

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How to Save a Dead Friend ★☆☆☆

Née en 1989, rejetonne de la classe moyenne moscovite, Marusya est une adolescente dépressive que sauve du suicide la rencontre en 2005 d’un adolescent à peine plus vieux qu’elle et qui partage ses obsessions et ses addictions. Il mourra en 2016, comme nous l’apprend ce documentaire filmé à partir des centaines d’heures de vidéos enregistrées par Marusya pendant toute leur vie commune et même après leur séparation en 2013.

How to Save a Dead Friend est un documentaire qui peut se lire à deux niveaux.
Le premier est une histoire d’amour entre deux naufragés dont on sait par avance comment elle finira. On peut d’ailleurs se demander si le documentaire n’aurait pas été plus efficace en laissant planer le suspense sur son issue fatale. Kimi est un adolescent trop tôt vieilli, détruit par sa dépendance aux drogues les plus variées. Mais c’est grâce à lui, malgré tous ses défauts, que la jeune Marusya, dont on voit dans toutes les images une lueur au fond des yeux, absente de ceux de Kimi, s’accrochera à la vie et deviendra, après des études de cinéma à Moscou, une belle jeune femme, aujourd’hui exilée à Vienne.

Car – c’est l’autre versant de ce film – How to Save a Dead Friend documente, comme l’avait fait avant lui Leto pour la jeunesse soviétique dans les 80ies, la jeunesse russe sous Vladimir Poutine des années 2005-2015. Telle est du moins la version, partiellement inexacte, qui nous en est vendue. Car hélas, de la Russie poutinienne, How to Save a Dead Friend ne nous montre pas grand-chose sinon les vœux que chaque année Poutine – ou son éphémère doublure Medvedev – adresse à ses compatriotes. Rarement la caméra video de Marusya quitte-t-elle le petit appartement sordide que le couple partage, sauf une fois ou deux pour filmer des manifestations auxquelles il prend part. Et c’est bien dommage ; car on aurait aimé en savoir plus de ce qu’est d’avoir vingt ans en URSS… pardon… en Russie.

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