Anthony (Anthony Hopkins) est un vieil homme au crépuscule de sa vie. Il vit seul dans son grand appartement londonien. Sa fille Anne (Olivia Colman) passe régulièrement lui rendre visite car sa condition se dégrade rapidement. Anthony est en effet atteint par la maladie d’Alzheimer qui le rend chaque jour plus confus. Anne doit lui annoncer la décision qu’elle vient de prendre : ayant rencontré un nouveau compagnon, elle a choisi de le suivre à Paris, l’obligeant à placer son père en institution.
The Father arrive sur nos écrans précédé d’une réputation élogieuse. Il s’agit de l’adaptation de la pièce à succès de Florian Zeller, créée à Paris en 2012 avec Robert Hirsch, déjà auréolée d’un succès planétaire. Son créateur a réalisé lui-même son adaptation cinématographique qu’il est allé tourner à Londres. Bien que le film ne soit pas sorti en salles en 2020, il a obtenu six nominations aux Oscars et en a remporté deux : le prix du meilleur acteur pour Anthony Hopkins et celui de la meilleure adaptation pour Florian Zeller et Christopher Hampton (l’immense scénariste britannique qui avait déjà signé notamment les scénarios des Liaisons dangereuses, de Carrington, de Reviens-moi ou de Perfect Mothers).
Ces éloges sont amplement mérités. On aurait pu redouter qu’ils parasitent la réception de ce film, que les attentes qu’ils auraient suscitées soient déçues, qu’il s’agisse en particulier d’un énième film tire-larmiste sur Alzheimer et les dégâts que cette maladie terrible cause, après Floride, Se souvenir des belles choses, Remember Me, Loin d’elle (un des films les plus bouleversants que j’aie jamais vu, adapté d’une courte nouvelle du prix Nobel Alice Munro), le dessin animé espagnol, remarquable de justesse La Tête en l’air, Still Alice qui valut à Julianne Moore un Oscar de la meilleure actrice en 2015, Les Plus Belles Années d’une vie, le dernier – et oubliable – Lelouch en date…. On pense aussi – même si je ne me souviens plus si son héroïne souffrait de cette maladie – à Amour, le chef d’oeuvre étouffant de Michael Hanneke et à Falling de Viggo Mortensen dont la sortie la semaine dernière vient percuter celle de The Father cette semaine.
Pourtant, le propos de The Father est sans surprise. Le résumé que j’en ai fait, comme ceux qu’on en lit, partout, aurait peut-être pu laisser augurer un de ces films hollywoodiens au twist improbable : Anthony ne souffrirait pas d’Alzheimer mais serait la victime innocente de sa fille, moins aimante qu’il n’y paraît, manipulée par un époux machiavélique (Rufus Sewell, le héros de la série Le Maître du haut chateau) pour faire passer son père pour fou et le chasser de son appartement. Il n’en est rien et c’est tant mieux : son sujet, son seul sujet est bien Alzheimer et la confusion que cause cette terrible maladie dégénérative aux ressorts médicaux encore inconnus.
Comment la filmer ? C’est là que Florian Zeller fait preuve de génie. Il aurait pu nous montrer, comme on s’était préparé à le voir et comme l’affiche un peu gnangnan du film nous l’avait laissé escompter, un face-à-face : d’un côté, Anthony Hopkins en chêne-qu’on-abat, figure emblématique du vieil homme digne que la maladie lentement fissure ; de l’autre Olivia Colman (qui fut si parfaite dans The Crown que je n’arrive plus à la regarder sans voir Elizabeth II et esquisser une révérence) en incarnation de l’amour filial sacrificiel, condamné par avance à échouer à enrayer la progression du mal.
il y a de ça bien sûr dans The Father. Mais il y a surtout autre chose. Florian Zeller ne se contente pas de montrer Alzheimer ; il la filme de l’intérieur en se glissant dans le cerveau dérangé d’Anthony. Comment fait-il ? En nous montrant la réalité distordue que son cerveau fabrique.
Dans un livre, le procédé est courant et facile. On peut écrire : « Ce matin, il rasa sa moustache » sans pour autant être absolument certain que le héros ait réellement rasé ladite moustache ou que, au contraire, comme d’ailleurs ses proches vont le lui dire toute la journée et les jours suivants, il ait imaginé dans son esprit confus avoir rasé une moustache qu’il n’avait jamais portée.
Au cinéma, le procédé semble a priori impossible : si on voit le héros se raser sa moustache, c’est, sans l’ombre d’un doute possible, qu’il en avait une.
Sauf si…. sauf si l’image que l’on voit n’est pas réelle mais produite par l’esprit du personnage. Tel est précisément le procédé, qui flirte avec le fantastique polanskien, que Zeller utilise dans The Father ouvrant sous les pieds de Anthony – et sous ceux des spectateurs époustouflés qui l’accompagnent dans sa chute – un abîme et un abyme.
L’abime, c’est le vertige qu’éprouve le héros devant son état dégradé. Une réalité que le film nous fait toucher du doigt et nous fait partager jusqu’à son ultime scène qui se voudrait la plus déchirante – même si j’y vois le seul point faible du film.
La mise en abyme, c’est le récit déstructuré d’un temps dilaté où les temporalités se confondent et se superposent, où les lieux se ressemblent et se rassemblent, où les personnages intervertissent leur rôle. L’épisode le plus magistral, celui qu’on montrera dans les écoles de cinéma, étant cette discussion autour de la table du repas auquel Anthony assiste – ou croit assister – dont les derniers mots sont les échos vertigineux des premiers.
Bien sûr, on m’opposera que The Father n’est pas bien gai, qu’en ces jours de déconfinement, on n’a pas envie de s’enfermer dans un appartement londonien, aussi cossu soit-il, en compagnie d’un vieillard malade, même s’il est interprété par le cannibale du Silence des agneaux ou le majordome de Les Vestiges du jour. Dont acte. Mais qui a dit que le cinéma devait être gai ?
La bande-annonce