Chained ★★★☆

La quarantaine bien entamée, Rashi est flic à Tel Aviv. Il effectue consciencieusement son travail dans des conditions pas toujours faciles. Sous ses dehors placides, il est particulièrement ébranlé d’avoir été mis à pied suite à une enquête interne de l’inspection des polices pour abus d’autorité sur mineur.
Rashi est marié à Avigail. La jeune femme a eu une fille d’un premier lit qui vit avec le couple. La cohabitation n’est pas toujours fluide entre le beau-père et sa belle-fille. Et les difficultés du couple à avoir ensemble un enfant révèlent des tensions qui menacent de dégénérer.

Chained est un film éprouvant. De la première scène – où l’on voit Rashi et son acolyte interpeler un père violent – jusqu’à la dernière – dont on ne dira rien – on sera scotché à son fauteuil et très mal à l’aise. On s’étonne d’ailleurs que la commission de classification ait délivré un visa tous publics sans aucun avertissement – là où l’inoffensif Lucky Strike que j’ai chroniqué hier écopait d’une sévère interdiction aux moins de douze ans.

Chained est construit selon un procédé simple mais terriblement efficace : sans aucun temps mort, sans aucune respiration, chaque scène raconte jusqu’à l’épuisement une dispute, plus ou moins violente. C’est d’abord, on l’a dit, Rashi dans son métier, qui arrête un père de famille ou qui procède à la fouille d’adolescents suspectés de vendre de la drogue. C’est ensuite Rashi et sa belle-fille avec laquelle il se montre trop protecteur, lui interdisant toute sortie, ce qui stimule en retour l’esprit de rebellion de l’adolescente. C’est enfin Rashi et Avigail dans leur PMA infructueuse et dont le couple se défait inexorablement.

Rashi est au centre de chacune de ses disputes, qu’il les provoque ou qu’il les subisse. Le personnage est ambivalent, servi par l’interprétation impeccable de Eran Naim. Son physique, de gros nounours tendre, est plutôt rassurant ; mais on sent en lui une violence qui ne demande qu’à éclater. Sans être un saint, il n’est ni un flic ripoux, ni un beau-père abusif ni un mari violent. La richesse du personnage vient précisément de son ambiguïté.

Chained est le premier volet d’un diptyque. Beloved sortira sur les écrans mercredi prochain. Il est filmé du point de vue d’Avigail. Je courrai le voir.

La bande-annonce

Lucky Strike ★★☆☆

Un luxueux sac Vuitton rempli de billets de banque est abandonné dans le casier d’un sauna. Comment est-il arrivé là ? Que va en faire l’employé qui a mis la main dessus ?

Nous vient du Pays du matin calme, dont la cinématographie bénéficie désormais de l’aura projetée par Parasite, Lucky Strike, un thriller volontiers grand-guignolesque qui met en scène, comme son affiche l’annonce, une brochette d’individus plus ou moins cupides et criminels qui se disputent un magot.

La construction en est intelligente qui joue sur les temporalités et sur les points de vue. On risque de la trouver confuse et de n’y rien comprendre à première vue ; mais lentement les pièces du puzzle s’agencent jusqu’à donner sens à une histoire somme toute assez conventionnelle.

Le résultat ne révolutionnera pas l’histoire du cinéma. Il ressemble trop à des polars similaires qu’on a déjà vus aux États-Unis (l’indépassable Memento qui lança la carrière de Christophe Nolan), au Royaume-Uni (le tarantinesque The Gentlemen) en Corée (Le Gangster, le Flic et l’Assassin) ou même en France (je pense à l’excellent Seules les bêtes qui adoptait une construction éclatée similaire) pour soulever l’enthousiasme. Mais il se regarde sans déplaisir. Un plaisir qu’on prend à la fois à reconstituer les fragments du puzzle (il est toujours enivrant de se sentir intelligent !) et à en apprécier chaque morceau.

La bande-annonce

Tout simplement noir ★☆☆☆

Acteur raté, Jean-Pascal Zadi, dans son propre rôle, a décidé d’organiser une marche des fiertés noires. Il part à la rencontre des leaders de sa communauté pour les convaincre d’y participer.

Faute de sorties américaines, Tout simplement noir se présente comme le film de la semaine, le seul capable de ramener dans les salles obscures un public qui en a été longtemps sevré mais qui lui préfère ces jours-ci le ciel bleu des terrasses.

Il a quelques arguments en sa faveur. Le premier bien sûr est l’actualité de son thème, en pleines affaires Lloyd et Traoré, alors que le débat récurrent sur le racisme et l’antiracisme s’enflamme d’une actualité nouvelle et prend cette fois ci pour sujet le déboulonnage des statues. Le deuxième est l’angle comique qu’il choisit pour le traiter, le plus susceptible de drainer un large public. Le dernier et non le moindre est la pertinence de son approche, qu’annonce son titre, hymne à l’intégration républicaine et à l’invisibilité mélanique : il n’y a ni honte à avoir ni gloriole à tirer de la couleur de sa peau.

La « condition » noire en France est un sujet inépuisable. Pap Ndiaye lui avait consacré en 2007 un livre qui fit date et annonça la naissance des black studies en France. Il y démontrait que les Noirs en France ne constituaient pas une communauté unie par une même histoire et une même culture, mais une minorité partageant la même condition sociale, souvent victime de discriminations et en souffrance d’intégration. Telle est la thèse de Tout simplement noir : il n’existe pas une identité noire mais plusieurs qu’il est difficile de délimiter et de définir.

La question que soulève la condition noire se divise en autant de sous-questions : quelle est la nature des discriminations dont souffrent les Noirs de France ? faut-il appliquer une politique de quotas pour les combattre ? l’objectif est-il de les rendre plus visibles dans une communauté nationale qui assumerait enfin sa diversité, ou paradoxalement moins visibles dans une société devenue neutre à la couleur de la peau ? le métissage est-il une trahison ou une solution ? existe-t-il une convergence des luttes entre les différents mouvements antiracistes ? la question raciale est-elle soluble dans la question sociale ? l’antiracisme est-il un féminisme ? quelle est la place et l’apport des Antillais et des Africains de souche dans la mouvance ? comment la classe politique s’est-elle emparée de ces questions ? sont-elles l’apanage de la gauche ?

Autant de questions qui sont à peine ébauchées dans un film au scénario paresseux construit comme autant de vignettes autour des rencontres successives et souvent désopilantes de Jean-Pascal Zadi, suivi à la trace par son caméraman, et des célébrités qu’il essaie de rallier. Prenons un exemple : sa rencontre inopinée avec Fabrice Eboué et Lucien Jean-Baptiste dans un restaurant. Le premier, d’origine camerounaise, a réalisé une comédie hilarante sur l’esclavage, Case départ ; le second, martiniquais, a signé La Première Etoile qui raconte les déboires d’un père de famille antillais aux sports de neige. Dans un crescendo très drôle, les deux hommes en viennent aux mains se reprochant, au premier de s’être ri d’un thème dramatique, au second d’avoir signé un film de « Bounty » [le Bounty est un Noir au comportement de Blanc, comme la barre chocolatée « noir dehors et blanc dedans »]. On rit bien sûr devant tant d’hystérie ; mais la réflexion n’est pas poussée bien loin qui aurait pu interroger deux façons d’être noirs en France selon que ses ancêtres ont ou non été victimes de l’esclavage, selon qu’on soit né Français ou qu’on le soit devenu.

Tout simplement noir déçoit plus qu’il ne convainc. Les rares éclats de rire qu’il provoque étaient déjà déflorés par la bande-annonce. Et la réflexion que suscite la lecture stimulante des interviews intelligentes de son réalisateur ne trouve guère d’échos dans son film.

La bande-annonce

Jumbo ☆☆☆☆

Jeanne (Noémie Merlant auréolée du triomphe de La Jeune Fille en feu) vit seule avec sa mère Margarette (Emmanuelle Bercot ressemble de plus en plus à Nathalie Baye). La jeune fille, d’une timidité maladive, et sa mère, follement extravertie, s’accordent sur leur refus de laisser un homme s’immiscer dans leurs vies. Margarette travaille dans un bar tandis que Jeanne est gardienne de nuit dans un parc d’attractions. Un nouveau manège vient d’y être installé qui exerce sur elle une attraction trouble. Elle lui a donné un nom : Jumbo.

Il y a mille façons de filmer les émois des premières histoires d’amour et l’audacieuse transgression qu’elles supposent chez des jeunes gens à peine sortis de l’enfance. Zoé Wittock, une jeune réalisatrice belge, n’opte pas pour la plus convenue en imaginant une idylle entre une jeune fille timide et… une machine. Cette pulsion a un nom : l’objectophilie. La réalisatrice l’aurait découverte en lisant un article sur Erika Eiffel, une jeune femme qui a épousé… la Tour Eiffel ! Et on se souvient que David Cronenberg lui a consacré un de ses films les plus troublants – dans une filmographie déjà bien troublante – Crash.

Le pari était osé. Il est raté.

Jumbo évolue sur une corde raide. Le spectateur est encore en terrain de connaissance quand Jumbo lui fait partager le désarroi d’une jeune femme, étouffée par une mère toxique, terrifiée à l’idée d’une relation avec un homme. Mais il est définitivement perdu quand se noue une histoire d’amour entre Jeanne et Jumbo, aussi classiques qu’en soient les étapes (approches, union, trahison, séparation, retrouvailles).

On aimerait être troublé quand Jeanne et Jumbo font l’amour, dans une scène qui se veut à la fois poétique et surréaliste durant laquelle la malheureuse Noémie Merlant est noyée dans des litres d’huile de moteur. Las ! On ricane plus qu’on se pâme ; on baille plus qu’on s’encanaille.

La bande-annonce

Le Colocataire ★☆☆☆

Juan a une chambre à louer dans son vaste appartement constamment envahi par ses amis et ses conquêtes. Gabriel, un jeune veuf, qui a abandonné l’éducation de sa petite fille à ses parents en province, vient l’occuper. Entre les deux hommes naît une irrésistible attraction.

Le Colocataire est un film sensuel et politique.

Il décrit sans fard la passion entre deux hommes. Une passion qui naît timidement, qui croît inéluctablement et qui explose puissamment. Le parti pris du montage est d’en filmer en plans rapprochés des épisodes très brefs, brouillant la chronologie (l’idylle dure-t-elle un mois ou un an ?), pour en souligner la brûlante intensité.

Mais Le Colocataire est surtout un film politique sur le désir réprimé, sur l’impossibilité de dire son homosexualité, tabou d’autant plus inviolable qu’on vit dans des classes populaires où l’homophobie est violente. Juan et Gabriel vivent leur bisexualité honteusement. Juan enchaîne les conquêtes féminines ; Gabriel a été marié et a une petite amie.

L’enjeu du film n’est pas tant l’avenir de ce couple que son acceptabilité sociale. De ce point de vue, la dernière scène arracherait des larmes aux pierres.

Mais, malgré cet épilogue réussi, malgré la délicatesse du sentiment amoureux qui unit les deux hommes et la qualité du jeu des acteurs, Le Colocataire rencontre le même écueil que Brooklyn Secret que je chroniquais hier : un sujet trop ténu pour soutenir l’attention deux heures de rang.

La bande-annonce

Brooklyn Secret ★☆☆☆

Olivia est sans-papier. Transsexuelle philippine, elle vit à New York, dans le quartier russe de Brighton Beach. Elle est l’assistante de vie d’Olga, une vieille dame souffrant d’Alzheimer, dont le petit-fils, Alex, revient s’installer chez elle après bien des errances. Olivia voit ses espoirs de régularisation disparaître quand le mariage blanc qu’elle s’apprêtait à conclure est annulé.

L’héroïne de Brooklyn Secret a peur. Elle a peur d’être expulsée du sol américain, comme ses congénères philippins, raflés dans les rues de New York par les services de l’immigration. Et elle a peur que la vérité sur sa réassignation sexuelle ne fasse fuir l’homme avec lequel une idylle est en train de se nouer.

Brooklyn Secret est un film d’une infinie délicatesse, écrit, réalisé et joué par une seule et même personne : Isabel Sandoval, cinéaste transgenre philippin résidant depuis une quinzaine d’années aux États-Unis. On imagine volontiers la part d’autobiographie qu’il contient, qu’il s’agisse des difficultés qu’elle a rencontrées pour s’installer aux États-Unis ou des préjugés qui ont entouré son changement de sexe.

Pour autant, malgré ses incontestables qualités, Brooklyn Secret souffre de défauts rédhibitoires : son rythme trop atone, son refus revendiqué d’épicer une histoire trop ténue de tout artifice qui plongent lentement le spectateur dans un ennui dont il ne sortira pas jusqu’à un dénouement tellement elliptique qu’on peine à le comprendre.

La bande-annonce

Irrésistible ★★★☆

Gary Zimmer (Steve Carrell) est un consultant politique démocrate qui peine à se remettre de la victoire-surprise de Donald Trump. Découvrant sur YouTube la vidéo d’un colonel en retraite (Chris Cooper) qui s’est dressé devant le conseil municipal de sa petite ville du Wisconsin, solidement républicaine, pour prendre la défense des sans-papiers, il décide de sponsoriser sa candidature aux prochaines élections municipales. Même si l’accueil de ses hôtes est hospitalier, le dépaysement est rude pour Gary qui doit renoncer à ses goûts de luxe. La campagne  prend bientôt une dimension nationale et attire une autre consultante, la redoutable Faith Brewster (Rose Byrne) qui travaille pour les Républicains.

Il y a deux parties dans Irresistible. La première dure une heure trente. Elle réjouira les bobos comme moi qui auraient voté des deux mains, s’ils l’avaient pu, pour Hillary Clinton en 2016 et ne comprennent pas le soutien dont bénéficie Donal Trump dans l’Amérique profonde, faute peut-être d’y avoir vécu suffisamment longtemps et d’en maîtriser les codes.
Cette première partie, un peu prévisible, s’organise autour d’un double rapprochement. D’un côté, le consultant plein de morgue, débarqué de la capitale, abandonne l’un après l’autre ses habitudes et ses préjugés envers l’Amérique profonde. De l’autre la petite ville de Deerlake va petit à petit basculer dans le camp démocrate pour offrir à notre héros un happy end victorieux.

Les dix dernières minutes viennent démentir ces prévisions. C’est la seconde partie du film dont j’ai déjà trop dit en en révélant l’existence. Le sens d’Irresistible en est complètement renversé. Il ne s’agit plus d’une élégie anti-Trump mais au contraire d’une fable populiste, critiquant les politiciens de tous bords, l’élitisme des professionnels en marketing politique aux techniques soi-disant scientifiques mais aux résultats médiocres, l’argent roi qui fait et défait les élections, la frénésie des campagnes électorales aussi prompte à sonder les électeurs qu’à les ignorer une fois le scrutin achevé.

Le bobo bien-pensant se sent un peu floué ; mais bon perdant, il ne retirera pas son soutien à ce film malin et bien joué qui aura évité l’écueil d’un dénouement prévisible quitte à lui préférer une conclusion moins conforme à ses préférences politiques.

La bande-annonce

Les Parfums ★☆☆☆

Anne Walberg (Emmanuelle Devos) est un nez qui connut jadis son heure de gloire en concevant les plus grands parfums avant d’être brutalement détrônée. Guillaume Favre (Grégory Montel) est son nouveau chauffeur, qui accepte ce travail peu valorisant pour gagner l’argent qui lui permettra de déménager et d’accueillir sa fille unique en garde partagée.

On ne peut pas dire que le réalisateur Grégory Magne ait relevé un pari bien risqué en filmant ce duo de contraires comme on en a si souvent vus. Le buddy movie associe à leur corps défendant deux flics mal assortis (L’Arme fatale, Les Ripoux), un fort-en-gueule et un hypocondriaque (Le Corniaud, L’Emmerdeur), un riche et un pauvre (Miss Daisy et son chauffeur, Intouchables). Il s’agit le plus souvent de deux hommes (quelques tandems célèbres marquent l’histoire du cinéma français : De Funès-Bourvil, Depardieu-Richard, Reno-Clavier), plus rarement d’un couple, jamais de deux femmes. On sait par avance que, malgré leurs différences, ils finiront par s’apprivoiser et, peut-être, par se séduire.

Plus original, Grégory Magne fait jouer à son héroïne le rôle d’un nez – auquel Emmanuelle Devos s’est soigneusement préparée en en reprenant soigneusement le vocabulaire et les postures. On y apprend, non sans intérêt que les nez fabriquent des parfums, mais aussi toutes sortes d’odeurs, de la reconstitution de la grotte de Lascaux aux derniers sacs Le Tanneur. Grégory Magne place son film sur un terrain mixte et glissant, en évitant les sorties de route : celui du drame teinté de comédie, celui du rire doux-amer.

Le résultat est sans surprise. En star déchue cherchant à reconquérir sa gloire d’antan, Emmanuelle Devos sait laisser percer, derrière sa froide élégance, les fragilités de son personnage. En papa poule défaillant, Grégory Montel confirme son potentiel comique. Les Parfums remplit honnêtement son contrat au risque d’être oublié sitôt inhalé.

La bande-annonce