Doubles vies ★★☆☆

Alain (Guillaume Canet) est le nouveau directeur d’une maison d’édition respectée mais fragile. Pour la moderniser, il vient d’engager Laure (Christa Théret) en lui confiant le soin du développement numérique et a bientôt une liaison avec elle.
Sa femme Selena (Juliette Binoche), une actrice devenue célèbre grâce à une série policière, trompe Alain avec l’un de ses auteurs, Léonard (Vincent Macaigne).
Léonard est en couple avec Valérie (Nora Hamzawi) qui travaille auprès d’un parlementaire. Léonard vient de terminer son dernier roman, un feel-bad book selon ses propres termes, inspiré de sa vie. Mais l’insuccès de ses précédents romans, des worst sellers, conduit Alain à refuser de le publier.

Tout dans Doubles vies rappelle Woody Allen : son titre, son affiche, son intrigue passablement alambiquée comme la lecture des lignes qui précèdent en témoigne. Doubles vies a des airs de vaudeville bourgeois. Mais, à la différence des films de Woody Allen qui n’ont d’autre ambition que de faire rire leurs spectateurs, celle d’Olivier Assayas est de les faire réfléchir.

Son titre est trompeur. Son sujet n’est pas la duplicité du monde de l’édition mais plutôt les défis auxquels il est aujourd’hui confronté. La Fin du papier ou Bienvenue dans l’ère du livre électronique auraient été des titres plus appropriés. Car c’est de cela dont il s’agit : la fin du livre-papier, la prolifération des blogs où chacun s’auto-proclame l’historiographe de son temps, la répugnance paradoxale des consommateurs à payer pour la culture – alors qu’ils paient sans barguigner pour acheter un ordinateur ou s’abonner à Internet.

À ce stade deux jugements également pertinents peuvent être articulés. Le premier dénoncera la cuistrerie du propos, les longs tunnels dialogués horriblement artificiels (dans lesquels la malheureuse Christa Théret se noie alors que l’étonnante Nora Hamzawi éclate), l’horrible nombrilisme de ces élites germanopratines qui pratiquent l’adultère par ennui et l’auto-flagellation par fausse modestie.
Le second au contraire soulignera la finesse du propos : Doubles vies est semé de réflexions pertinentes sur les paradoxes d’une époque où, quoi qu’on en dise, on n’a jamais autant lu ni autant écrit, sur le riche avenir du livre, édité en papier hier et accessible en ligne demain, sur le narcissisme des auteurs qui s’exhibent dans leurs livres auto-fictionnels mais qui finalement se réalisent en transmettant la vie.

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The Front Runner ★★★☆

En 1988, aux États-Unis, Ronald Reagan achève son second mandat. Les Démocrates espèrent reconquérir la Maison-Blanche. Parmi les candidats, le sénateur du Colorado, Gary Hart, fait la course en tête. Jeune, intelligent, charismatique, moderne, il fait figure de nouveau Kennedy.
Seul obstacle dans sa course à la présidence : Gary Hart est un homme à femmes et, si la presse ne s’intéressait pas jusqu’alors à la vie privée des hommes politiques, les choses vont changer.

On lit ici et là des critiques mitigées à propos de The Front Runner. On lui reproche son manque de souffle, son didactisme pesant, son rythme plan-plan, son absence de suspense (on sait tous qu’à la fin Gary Hart, acculé par la presse, devra renoncer), le message ambigu qu’il véhicule sur la presse. Elles sont bien sévères.

The Front Runner est l’œuvre de Jason Reitman, l’un des cinéastes les plus doués de sa génération, dont la quasi-totalité des films (Thank you for smoking, Juno, In the Air, Young Adult, Tully) réussissent avec une rare intelligence à décrypter un aspect paradoxal de la société américaine. Avec The Front Runner, il semble abandonner ses sujets de prédilection pour signer son premier biopic politique. Mais, c’est moins au parcours et à la vie de Gary Hart qu’il s’intéresse qu’à ce que le fiasco de sa campagne électorale révèle sur l’évolution des États-Unis.

La presse n’y a pas le beau rôle. Traditionnellement, dans les films hollywoodiens le quatrième pouvoir est le dernier rempart d’une démocratie corrompue. C’est le message de Network, Les Hommes du président, Les Trois Jours du condor ou Pentagon Papers. Mais à la différence de Lumet, de Pakula ou de Spielberg, Reitman a le culot de dénoncer les dérives de la presse, ce moment où, au nom de la transparence, elle a considéré que la vie privée des hommes politiques était d’intérêt public.

Comme toujours chez Jason Reitman, la question est présentée avec intelligence, à rebours de tout manichéisme. Gary Hart, remarquablement interprété par Hugh Jackman – dont les grimaces griffues dans X-Men ne nous interdisent pas de saluer la qualité de jeu dans d’autres rôles – n’est pas un macho détestable. C’est un homme de son temps arqué sur une conviction : ce qu’il fait dans sa vie privée ne regarde que lui. Pour n’avoir pas compris plus tôt que les temps avaient changé, il devra piteusement renoncer.

De la même façon, la presse n’est pas caricaturée comme celle par qui le scandale arrive. La révélation des frasques extra-conjugales de Gary Hart fait débat dans la rédaction du très intellectuel Washington Post. La vieille garde, dont fait partie Bob Woodward, l’homme qui révéla le scandale du Watergate, rappelle en ricanant les frasques de JFK ou de Johnson et le silence complice de la presse pour les dissimuler et ne se formalise pas des écarts de conduite des hommes politiques. Une jeune journaliste, au contraire, ne l’accepte pas, pour des motifs qu’on retrouvera trente ans plus tard dans la bouche des féministes de #MeToo. Le jeune rédacteur chargé de la campagne de Hart est, quant à lui, partagé : il répugne à interroger le candidat sur sa vie privée mais considère qu’il en a le droit dès lors que le Président la met en avant.
Et c’est bien là que s’opère la bascule. Le problème de Gary Hart n’était pas tant d’être un homme à femmes ou d’avoir menti sur sa vie privée. Son problème était dans ses contradictions : condamner publiquement l’adultère et le pratiquer dans l’intimité.

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An Elephant Sitting Still ★☆☆☆

Un adolescent blesse gravement le caïd du lycée qui rackettait son camarade. Sa meilleure amie, qui vit seule avec une mère revêche, entretient une liaison adultère avec le directeur adjoint du même lycée. Son voisin, un militaire veuf et retraité, est expulsé de chez lui par ses enfants qui ne supportent plus la cohabitation. Le frère du caïd blessé poursuit notre héros pour se venger mais doit gérer les conséquences du suicide de son meilleur ami.

Noir c’est noir. Le cinéma chinois se plait à nous décrire un pays déprimant.

Le Rire de Madame Lin (2017) : des enfants ingrats se renvoient la responsabilité de veiller sur leur mère vieillissante. Have a Nice Day (2017) : dans des paysages urbains sans âme noyés sous la pluie et sur fond de corruption galopante, des personnages sans foi ni loi se disputent un magot. Les anges portent du blanc (2017) : l’enfance malheureuse des deux gamines victimes inconscientes de la pédophilie d’un apparatchik sans scrupule. Fantasia (2014) : une famille est confrontée à la maladie du père leucémique.

An Elephant Sitting Still s’inscrit dans cette longue généalogie. Deux éléments l’en distinguent. Le premier est le sort de son réalisateur qui, à vingt-neuf ans seulement, s’est suicidé durant la post-production donnant à son film une écrasante solennité posthume. Le second est sa durée : près de quatre heures à l’aune desquelles les documentaires les plus longs de Wang Bing (À la folie sur la déréliction du système de santé ou Argent amer sur la déshumanisation des usines textiles) font figure de court métrage.

An Elephant Sitting Still a la main lourde qui ne laisse guère de lueurs d’espoirs dans la vie si triste de ses protagonistes. Durant l’unique journée où se déroule son action polyphonique, ils sont victimes de toutes les avanies qu’un esprit suicidaire peut concevoir. Si le film avait duré quatre-vingt dix minutes, on l’aurait adoré. Mais, passées les deux-cent trente minutes, abruti par l’ennui que des plans séquences étirés jusqu’à plus soif distillent, écrasé par les drames successifs qui s’abattent sans discontinuer sur les personnages, la meilleure volonté du monde et le respect dû aux jeunes génies suicidés capitulent.

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Ayka ★★★☆

Ayka a vingt-cinq ans. Elle a quitté le Kirghizistan pour la Russie dans l’espoir d’une vie meilleure. Mais elle accumule les déboires à Moscou. Logée par un marchand de sommeil dans un appartement communautaire surpeuplé, elle est exploitée par des employeurs qui profitent de son statut de sans papiers. Pour lancer un petit atelier de couture, elle s’est endettée et est maintenant harcelée par ses créanciers aux pratiques mafieuses. Quand elle tombe enceinte, elle n’a d’autre alternative que d’abandonner à la maternité son nouveau-né.

Les faits qui précèdent sont progressivement portés à la connaissance du spectateur qui découvre Ayka à la maternité et la suit, caméra à l’épaule, à peine relevée de couches dans un Moscou battu par la neige. On découvre à travers ses yeux son travail harassant pour un patron qui refuse de la payer, la Kommunaulka sordide où elle habite, les appels incessants sur son téléphone portable (ah ! cette sonnerie stridente !) de chasseurs de dettes de plus en plus menaçants.

L’histoire de cette Rosetta centre-asiatique se transforme en calvaire, sa résistance en martyre. La charge pourrait être trop lourde, le sujet étouffant. À force d’ajouter à la liste d’avanies qui s’abat sur la malheureuse, le scénario frise l’overdose. Et il n’échappe pas au simplisme : ainsi de cette insistance à montrer combien la société russe est plus douce aux animaux, tels ceux de ce cabinet vétérinaire où Ayka trouve un refuge éphémère, qu’aux humains.

Mais loin de nous terrasser, Ayka nous subjugue. La raison en est dans l’actrice qui l’interprète. Samal Yeslyamova est kazakhe. Elle tournait déjà dans le précédent film de Sergey Dvortsevoy, Tulpan (2008). Elle a obtenu à Cannes la Palme de la meilleure actrice. Elle la mérite amplement. Engoncée dans une parka trop fine pour les frimas de l’hiver russe, les mains nues, glacées par le froid, elle titube dans les rues de Moscou, affaiblie d’abord par une hémorragie du post-partum et bientôt par un début de mastite. Elle encaisse sans faillir les coups du sort et y pare comme elle peut. La scène finale, qui laisse toutes les options ouvertes, est sublime. Elle rappelle la dernière page des Raisins de la colère. C’est dire…

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Une jeunesse dorée ★☆☆☆

Rose (Galatéa Bellugi) a seize ans. Enfant de la DDAS, elle obtient l’autorisation d’aller vivre à Paris avec Michel (Lukas Ionesco), son aîné de six ans.
On est en 1979 en pleine période disco. Le peintre maudit et la jeune fille s’installent chez des amis bohèmes. Chaque soir, ils vont au Palace et s’y acoquinent à une foule bigarrée de fêtards et de junkies. Un couple de vieux libertins, Lucille (Isabelle Huppert) et Hubert (Melvil Poupaud), les remarque et les prend sous sa coupe.

Dans My Little Princess, son premier film, Eva Ionesco racontait  son enfance auprès d’une mère toxique qui l’avait prise comme modèle pour ses photos déshabillées. Elle retrouve Isabelle Huppert pour le deuxième pan – un troisième est annoncé – de son autobiographie co-écrit avec son mari Simon Liberati – dont le dernier livre, Eva, racontait la vie tumultueuse de son épouse.. La jeune Eva/Rose n’est plus une enfant, mais pas encore une adulte. L’excellente Galatéa Bellugi, déjà remarquée dans Keeper et dans L’Apparition, l’incarne avec les longues boucles blondes qui étaient à l’époque à la mode et l’accent gouailleur qui trahissait ses origines.

C’est hélas la seule actrice à sortir du lot. Car les interprètes de son fiancé, Michel, et de son ami Adrien (Alain Fabien Delon qui ressemble décidément trop à son père pour parvenir jamais à se faire un prénom) semblent plus avoir été choisis sur l’identité de leurs parents que sur leur propre talent. Quant à Isabelle Huppert, comme d’habitude, elle joue le même rôle de grande bourgeoise glaciale et amorale, se dénudant juste ce qu’il faut (jolie pub pour un soutien-gorge ouvert) pour laisser imaginer, à soixante-cinq ans passés, un corps de jeune fille et des seins parfaits à force de discipline.

Une jeunesse dorée voudrait nous raconter une « parenthèse enchantée » – comme l’avait fait avec autrement de talent Michel Spinosa entre loi Veil et Sida. Il n’y parvient pas. Faute de moyens, la reconstitution des folles nuits du Palace sonnent faux. Quand Rose et Michel s’installent dans le château de Lucille et Hubert, le triste libertinage de ce quatuor sordide ne dégage aucune tension ni aucune sensualité. L’intérêt qu’avaient suscité pendant la première moitié du film l’histoire et les courbes ravissantes de la jeune Rose a tôt fait de disparaître durant la seconde.

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Glass ★★★☆

Trois personnages aux pouvoirs surhumains sont réunis dans un asile psychiatrique où le docteur Ellie Staple (Sarah Paulson) teste sur eux un protocole inédit.
Kevin Crumb (James McAvoy) est sans doute le plus dangereux. Ce schizophrène aux vingt-trois possibilités peut se transformer en une bête menaçante.
David Dunn (Bruce Willis) à l’ossature indestructible s’est donné comme mission de combattre la Bête mais vient d’être arrêté par la police.
Enfin Elijah Price (Samuel L. Jackson) compense la maladie des os de verre qui l’afflige par une intelligence hors du commun qu’il cache aux infirmiers qui l’abrutissent de médicaments en simulant la catatonie.

Si vous n’avez vu ni Incassable ni Split, vous ne comprendrez pas grand-chose au troisième tome de cette trilogie signée Night Shyamalan. Et ce serait dommage ; car Glass est un film drôlement malin.

La pression est forte pour ce réalisateur dont la virtuosité des twists finaux est devenue la marque de fabrique depuis Sixième sens en 1999, le condamnant dans tous ses films ultérieurs à une surenchère pas toujours réussie. Il relève le défi dans Le Village en 2004 mais se gaufre en bonté avec La Jeune fille de l’eau en 2006 et Le Dernier Maître de l’air en 2010. On a fait grand cas de celui de Split qui, en vérité n’en était pas à proprement parler un, mais révélait in extremis que ce film-là s’inscrivait dans la suite de Incassable sorti seize ans plus tôt.

On ne dira rien de celui, à plusieurs tiroirs, qui conclut Glass.
Mais on pourra saluer le sous-texte de ce film qui, au-delà de l’affrontement ultra-classique entre super-héros et super-vilains, interroge notre relation ambigüe aux super-héros – comme l’avaient fait les premiers X-Men avant de sombrer dans la démesure pyrotechnique.

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Edmond ★★★☆

En 1897, Edmond Rostand (Thomas Solivérès) est un dramaturge maudit dont les précédentes mises en scène n’ont pas connu le succès. L’immense Sarah Bernhardt (Clémentine Célarié) lui donne une dernière chance : écrire une pièce pour le grand acteur Constant Coquelin (Olivier Gourmet).
Le jeune poète accepte volontiers. Les répétitions commencent bientôt. Seul problème : il n’a pas écrit une ligne…

Le bogosse du théâtre Alexis Michalik avait écrit et monté Edmond au Théâtre du Palais-royal. La pièce, auréolée d’une palanquée de Molières en 2017, joue depuis à guichets fermés. Un tel succès appelait une adaptation cinématographique que guettait un vice irrémédiable : le statisme du théâtre filmé.

Grâce à sa mise en scène pleine de panache (c’était bien le moins !), Edmond évite l’écueil sur lequel il menaçait de s’abîmer. Son rythme est endiablé. On ne s’ennuie pas une seconde. Les décors et les costumes sont impeccables. On verse même sa petite larme au dernier acte. Ses seconds rôles font merveille, de Dominique Pinon à Simon Abkarian.

Le film a l’audace de son classicisme assumé. Les situations, les personnages sont d’une candeur surannée. On se croirait hors du temps, dans une bande dessinée où Edmond Rostand, ses impeccables bacchantes, la pureté sans tâche de son amour conjugal et le génie de sa plume font penser à un personnage de Hergé.

Si on avait la dent dure, on dirait que Edmond est un peu cucul. Si on mégotait, on soulignerait que les seules émotions provoquées par Edmond sont celles qui naissent de la pièce de Rostand elle-même. Si on ergotait, on lui reprocherait de caricaturer le processus créatif qui, à l’en croire, aurait pour seul facteur déclenchant un verre d’absinthe et une échéance imminente. Si on voulait singer le style un peu pompier de Rostand, on n’achèverait pas ce paragraphe déjà trop long construit sur la même structure répétitive.

Mais, le film ne manquera pas d’engranger un succès immense, séduisant les jeunes comme les vieux, ceux qui aiment Cyrano comme ceux qui ne le connaissent pas, ceux qui, par millions, avaient vu et aimé l’adaptation de Rappeneau en 1990 – qui ex æquo avec Le Dernier Métro dix ans plus tôt a obtenu le plus grand nombre de statuettes jamais distribuées – et ceux qui trop jeunes verront désormais celle-ci. On s’est trop souvent lamenté de ce que les premières places du box office soient monopolisées par des comédies franchouillardes affligeantes ou par des blockbusters hollywoodiens stéréotypés pour s’attrister du succès de ce film-là.

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Les Invisibles ★★☆☆

Dans le Nord de la France, L’Envol est un centre d’accueil de jour. Grâce à quelques assistantes sociales et quelques bénévoles dévouées, des femmes à la rue peuvent y trouver un havre provisoire : de quoi se doucher et se restaurer, un peu de chaleur…
Mais, les services départementaux, qui reprochent à L’Envol de ne pas réussir à réinsérer ces femmes, le menacent de fermeture administrative. Pour ne pas les abandonner à leur sort, alors que les solutions alternatives font défaut, Manu (Corinne Masiero), Audrey (Audrey Lamy), Hélène (Noémie Lvovsky) et Angélique (Déborah Lukumuena) vont tout faire pour leur trouver un travail. Au risque de flirter avec les marges de la légalité…

Les Invisibles aurait pu être un documentaire. Il est tiré d’une enquête sociologique de Claire Lajeunie qui documente les épreuves subies par les femmes à la rue : violence, agressions sexuelles, insalubrité… Il en a d’ailleurs l’apparence pendant ses premières scènes qui montrent la foule bigarrée qui se presse au petit matin devant les portes de L’Envol avant leur ouverture. Mais bien vite, apparaissent les visages de comédiennes bien connues qui font basculer Les Invisibles du côté du feel good movie.

Louis-Jean Petit avait réalisé Discount dans la même veine : l’histoire bienveillante d’employés d’un magasin de grande distribution qui détournent les produits périmés ou sur le point de l’être pour les donner aux plus nécessiteux. J’avais dit le plus grand bien de ce film-là. Pourquoi être plus réservé à l’égard de ce film-ci qui en reprend pourtant les mêmes recettes éprouvées?

La première raison tient au scénario faiblard. Bien sûr, on ne regarde pas sa montre. Mais, pour autant, une fois que l’histoire est posée comme je l’ai résumée au premier paragraphe de cette critique, elle se déroule paresseusement, sans tension ni surprise. Le film aurait pu durer un quart d’heure de plus ou un quart de moins (en soustrayant quelques scènes inutiles sur la vie amoureuse des travailleurs sociaux ou de leurs proches destinées à nous montrer qu’eux aussi sont des gens comme les autres). Son épilogue ne verse pas dans l’angélisme – à la différence du Grand Bain dont c’était le principal défaut – mais avec suffisamment de délicatesse pour éviter de nous plomber le moral – comme avait le cran de le faire Une affaire de famille.

La deuxième raison tient à l’accumulation récente de films similaires. Le cinéma français, auquel on reproche à bon droit sa superficialité, cherche à s’ancrer dans le terrain social. Mais du coup, on a l’impression que les scénaristes se sont répartis les grands sujets de notre temps pour construire des films qui en cherchent à interpeler notre cœur autant que notre esprit. Après les greffes d’organe, la délinquance juvénile et l’accouchement sous X, voici les femmes à la rue en attendant peut-être demain la GPA. Qu’on ne se méprenne pas ! Je ne dis pas que Réparer les vivants, Shéhérazade ou Pupille – dont j’ai dit ici tout le bien que j’en pensais – ne sont pas de bons films, mais je dis que le systématisme avec lequel les sujets de société nourrissent, les uns après les autres, le cinéma français risque au bout du compte de s’épuiser.

La troisième raison est politique. Les Invisibles est construit autour d’une – légitime – révolte. Révolte à la fois contre le sort fait aux femmes et contre l’incapacité de l’administration à y apporter les réponses pertinentes. On verse sa larme – et je la verse plus qu’à mon tour – devant la scène volontairement lugubre d’évacuation d’un camp de SDF par une compagnie de CRS. Welcome fonctionnait selon le même procédé, qui décrivait l’initiative courageuse d’un Calaisien qui apprenait à nager à un jeune Afghan rêvant de traverser la Manche. Mais je suis gêné par ma propre schizophrénie : comment pouvons-nous « en même temps » plébisciter Welcome ou Les Invisibles et, tous les cinq ans, au nom d’un principe de réalité, apporter nos suffrages à des majorités parlementaires successives qui mettent en œuvre une politique autrement moins bienveillante à l’égard des plus fragiles ?

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Grass ★☆☆☆

Une femme est assise dans un café et écrit sur son ordinateur. Autour d’elle des couples discutent de sujets graves : la mort, le suicide, la précarité…

Hong Sangsoo est un cinéaste prolifique. Il a tourné pas moins de quatre films en 2017 qui  sont sortis en ordre dispersé sur nos écrans : Le Jour d’après, La Caméra de Claire, Seule sur la plage la nuit et enfin Grass.

Avec une telle productivité, pas étonnant que son cinéma bégaie. Paraphrasant Verlaine, Hong Sangsoo tourne et retourne ni tout à fait le même ni tout à fait un autre film.

Chacun de ses films met en scène d’interminables discussions de café filmées en plans larges – avec un usage du zoom qui donnent parfois la nausée. Chacun donne le premier rôle à la belle Kim Min-hee, la muse du réalisateur à l’écran et sa compagne à la ville. Chacun se déroule dans le milieu de l’art ou du cinéma. Chacun s’organise autour d’histoires d’amour malheureuses ou de vies brisées.

Grass n’échappe pas à cette répétition. Seule innovation : l’usage de la musique classique (Schubert, Wagner, Offenbach, Pachelbel…) qui résonne dans le café où les personnages prennent place au point d’en couvrir le bruit des conversations.

Les fans de Hong Sangsoo adoreront. Ils s’interrogeront sur l’héroïne : retranscrit-elle les scènes dont elle est le témoin silencieux ? ou les invente-t-elle ? Ils salueront son évolution : elle sort peu à peu de son isolement pour accepter de partager la table de ses voisins.
Quant aux autres, ils trouveront bien longues les soixante-six minutes du film et, prenant des résolutions de nouvelle année qu’ils ne tiendront pas, éviteront de s’infliger la même purge en 2019.

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La Vie comme elle vient ★★★☆

Irene, la petite quarantaine, ne sait plus où donner de la tête. Sa maison tombe en ruines. Sa sœur se réfugie chez elle pour fuir un mari violent. Ses quatre enfants s’agitent, chahutent et se bousculent du matin au soir. Et son aîné va quitter le foyer pour s’engager en Allemagne dans un club de handball professionnel.

Il est frappant de voir combien le cinéma brésilien s’intéresse à la famille. Les Bonnes manières (2017), Aquarius (2016), Une second mère (2015), Une famille brésilienne (2008) : autant de films qui, quand ils parlent d’amour, évoquent l’amour maternel. Est-ce à dire que la famille occupe au Brésil une place plus centrale qu’en Europe ? que la mère y est plus importante qu’en France ?

La Vie comme elle vient est d’une étonnante justesse. Pourtant il en aurait fallu d’un rien pour sombrer dans la mièvrerie ou dans l’insignifiance. La Vie comme elle vient réussit à maintenir l’intérêt sans raconter grand-chose : une sortie à la plage, un barbecue dominical, une cérémonie de remise de diplôme… La seule tension qui sous-tend le film est celle, bien ténue, qui entoure le destin du fils. Partira ? partira pas ? On sait par avance qu’il partira et que sa mère en aura le cœur brisé. On sait même par avance qu’elle est suffisamment forte, suffisamment solaire pour s’en remettre. Cette absence de suspense, loin de nuire au film, lui donne une énergie et une tendresse revigorantes.

Il le doit pour beaucoup à son héroïne, Karine Teles. Son compagnon à la ville, Gustavo Pizzi, est derrière la caméra. C’est son premier film. Ils ont écrit ensemble le scénario à quatre mains. Leurs enfants jouent le rôle des trois benjamins. Quelle est la part d’autobiographie dans cette joyeuse smala ? On n’en sait rien. Et c’est très bien ainsi…

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