Je voulais me cacher ★★☆☆

Antonio Ligabue (1899-1965) fut un peintre naïf qui acquit tardivement une relative célébrité dans l’Italie de l’après-guerre. Il souffrit toute sa vie de graves troubles psychiatriques qui provoquèrent de multiples internements en institutions spécialisées et le maintinrent en marge de la société.
Né à Zurich d’une fille mère italienne, il prit le nom du mari de celle-ci. Il fut placé dans une famille de Suisses allemands qui n’avaient pas eu d’enfant naturel mais y fut très vite en butte à l’hostilité de son père adoptif. Sa scolarité fut difficile, son originalité en faisant vite la tête de Turc de ses jeunes camarades. En 1919, il est expulsé vers l’Italie, le pays du mari de sa mère. Il ne connaissait rien de sa patrie et ne parlait pas un mot de sa langue. En Emilie-Romagne, il vit de l’aumône populaire, s’emploie comme journalier, est interné épisodiquement. Il ne trouve de soulagement que dans le dessin. En 1928, Marino Mazzacurati, un sculpteur renommé, le prend sous son aile. Il lui enseigne la peinture et la sculpture.

Une vie en morceaux. Je ne connaissais rien d’Antonio Ligabue. Ni ses oeuvres qui rappellent celles du Douanier Rousseau, ni sa vie passablement chaotique. Le moindre mérite du film de Giorgio Dritti est de me l’avoir fait découvrir. Ce biopic aurait pu paresseusement raconter la vie de Ligabue en en suivant le fil chronologique. Mais le procédé utilisé, qui évite l’académisme qui menaçait ce film, est beaucoup plus astucieux et captivant. Il procède par une succession de courtes saynètes qui se jouent des époques et des lieux. Leur montage désoriente d’abord ; mais très vite, on retrouve ses marques et on se pique à ce jeu de l’oie qui, à force d’allers-retours, finira néanmoins à nous raconter l’histoire d’une vie de ses débuts à sa fin.

Je voulais me cacher est porté par l’interprétation exceptionnelle de Elio Germano, qui lui a valu l’Ours d’argent et le Donatello – l’équivalent du César. L’acteur – qui a quarante ans à peine et qu’on avait repéré dans Alaska, dans Suburra et dans L’Incroyable Histoire de l’île de la rose – est méconnaissable. Le film repose sur ses épaules, des épaules de guingois déformées par le rachitisme dont Ligabue fut affecté pendant son enfance.

Le seul reproche qu’on pourrait adresser à ce film est de ne pas suffisamment mettre en valeur la peinture de Ligabue et son processus créatif. Je voulais me cacher nous montre moins un peintre maudit que la souffrance d’un homme en butte à la cruauté d’autres hommes à une époque où la folie était moins considérée comme une maladie que comme une malédiction.

La bande-annonce

Bergman Island ★★★☆

Tony (Tim Roth) et Chris (Vicky Krieps) laissent derrière eux leur fille, June, pour s’installer quelques jours d’été sur l’île de Fårö en Suède, où vécut Bergman et où le grand réalisateur suédois tourna quelques uns de ses films. Tony est un cinéaste réputé, invité à Fårö pour y animer une master class. Chris, beaucoup plus jeune, réalisatrice elle aussi, peine à écrire son prochain film. Elle en raconte la trame à son conjoint qui l’écoute d’une oreille distraite : il y sera question de deux anciens amants, Amy (Mia Wasikowska) et Joseph (Anders Danielsen Lie), réunis par hasard sur une île suédoise pour le mariage d’un ami commun, qui, à l’occasion de la noce, renouent leur liaison.

La jeune Mia Hansen-Løve poursuit une oeuvre décidément originale, à cheval sur les pays (Bergman Island se déroule en Suède, Maya prenait la tangente dans le sud de l’Inde, Tout est pardonné commençait à Vienne) et sur les registres, puisant son inspiration dans un fonds qu’on imagine volontiers autobiographique : le couple que forment Tim Roth et Vicky Krieps, sa cadette de vingt-deux ans, n’est pas sans rappeler celui que forma longtemps Mia Hansen-Løve elle-même avec Olivier Assayas, son aîné de vingt-six ans. Pour une réalisatrice de son âge, elle démontre une étonnante maîtrise à diriger un casting international impressionnant et à organiser un récit dans lequel beaucoup d’autres se seraient égarés.

Car Bergman Island est constamment menacé par le narcissisme et l’insignifiance. Le narcissisme : n’y a-t-il pas un certain nombrilisme à vouloir raconter le travail d’un couple de cinéastes en atelier sur l’île du grand Bergman ? à qui ce genre d’histoires là va-t-il parler ? L’insignifiance : le récit prend son temps à s’installer, au rythme languide de vacances d’été en espadrilles. On se croirait presque dans un clip video de l’office de tourisme de Suède où on filme des paysages marins battus par le vent et des touristes heureux et bronzés festoyant au crépuscule un verre d’aquavit à la main.

Ce genre de cocktail pourrait être calamiteux. Et il manque bien l’être. Au bout d’une heure, on accroche ou on décroche. J’ai eu la chance de ne pas décrocher. Bien m’en a pris. Car la seconde moitié du film se révèle beaucoup plus riche que la première. Une mise en abyme un peu artificielle – Chris raconte à son conjoint le sujet de son scénario – conduit à un troublant jeu de miroirs : au couple bien réel de Chris et Tony répond celui, imaginé par Chris, de Amy et Joseph. Pour fantasmé qu’il soit, ce couple là n’est pas plus épanoui que celui que Chris et Tony forment. Car, même si Amy et Joseph ont fait leur vie avec leur conjoint respectif, Amy reste rongée du désir de retrouver son ancien amant et de renouer la chaîne des temps.

L’air de rien, comme un conte de Rohmer ou un film cérébral de Woody Allen, Bergman Island distille sa petite musique mélancolique. Seul bémol : son dernier plan inutilement moralisateur. En compétition à Cannes, Bergman Island n’en a ramené aucune récompense. Un oubli injuste.

La bande-annonce

Titane ★☆☆☆

Après Annette, en ouverture le 6 juillet, après Benedetta le 9,Titane a fait scandale le 14 sur la Croisette et suscité des débats bien au-delà. Il en a suscité d’autant plus qu’il a reçu avant-hier soir la Palme d’or. Une Palme d’or historique puisque c’est la seconde seulement depuis 1945 décernée à une réalisatrice. Et une Palme d’or décernée à un film de genre, puisque c’est désormais l’expression consacrée pour désigner ce genre de films, là où le jury préférait souvent distinguer un film au sujet politique explicite (Missing, Farenheit 9/11) ou au thème social brûlant (Entre les murs, Moi, Daniel Blake).

Alors qu’il recevait la palme d’Or à Cannes, Titane était déjà diffusé depuis trois jours en salles. Cette concomitance assez rare – je ne me souviens que de Tree of Life et de La Chambre du fils ces vingt dernières années – obère le box-office d’un film qui aurait sans doute eu plus de succès s’il était sorti à l’automne, précédé de l’attente impatiente suscitée par cette prestigieuse récompense. Mais elle permet de découvrir le film sans tarder et de s’en faire une opinion – en évitant le penchant délétère de le juger à l’emporte-pièce sans l’avoir vu.

Écartons d’abord une objection de procédure. Le film serait particulièrement éprouvant. Sa projection à Cannes aurait provoqué évanouissements, vomissements et évacuations. J’avais pris soin d’aller le voir l’estomac vide : je m’y serais évanoui peut-être mais n’aurais pas dégobillé sur les genoux de ma voisine. Pourtant, cette réputation sulfureuse – dont on se demande si elle va dissuader des spectateurs ou au contraire en attirer un nombre plus grand encore, motivés par je ne sais quel tabou – est largement usurpée. Certes, Titane contient quelques scènes impressionnantes d’un masochisme qui fait grincer les dents, serrer les accoudoirs et fermer les yeux. Mais pour autant, son interdiction aux moins de seize ans semble parfaitement proportionnée, une interdiction aux moins de douze étant trop laxiste et aux moins de dix-huit, rarissime, trop rigoureuse.

Venons-en enfin au film dont vous aurez noté, lecteur fidèle, que je n’ai pas résumé son scénario au premier paragraphe de ma critique, rompant avec une routine paresseuse.
Pourquoi ? parce que cette histoire – dont je ne sais plus très bien ce que j’ai le droit d’en dire sans m’attirer le reproche de divulgâchage – constitue à mes yeux son principal point faible. L’histoire d’une serial killeuse qui, pour fuir la police, entend se faire passer pour le fils, disparu dix ans plus tôt, d’un officier de sapeur-pompier perclus de chagrin, manque à ce point de crédibilité qu’elle m’a instantanément coupé des deux personnages principaux, en dépit de l’interprétation exceptionnelle d’Agathe Rousselle et de Vincent Lindon. Je n’ai rien ressenti pour Alexia/Adrien – dont on m’explique qu’elle/il se cherche un père de substitution. Je n’ai rien ressenti pour Vincent – dont on me dit que le besoin maladif de retrouver son fils le pousse contre toute raison à adopter cette fugitive.

J’avais aimé Grave car ce film de genre déjà passablement transgressif, au-delà des scènes inoubliables qu’il contenait, filait une métaphore diablement intelligente et sensible sur la sortie de l’adolescence, l’éveil des sens et la découverte de la sexualité.
Rien de tel hélas dans Titane qui flirte pourtant avec deux sujets stimulants : le transhumanisme (Alexia fut victime à neuf ans d’un grave accident de voiture qui conduisit à lui greffer dans le crâne une plaque de titane qui va altérer gravement sa personnalité) et le transgenrisme (Alexia est contrainte à se travestir pour disparaître). Hélas, du transhumanisme, Titane ne nous dit rien, sinon dans son plan ultime hélas tellement prévisible. Quant au transgenrisme, la conclusion du film, qui semble enfermer Alexia dans une identité de genre à laquelle elle tentait d’échapper, contredit frontalement le beau discours de Julia Ducournau lors de la remise de la Palme en faveur d’un « monde plus fluide et plus inclusif ».

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Kuessipan ★★★☆

À Sept-Îles, sur les bords du Saint-Laurent, la population innue est parquée dans des réserves. Deux enfants, Mikuan et Shaniss y ont grandi, la première dans une famille unie, la seconde séparée de ses parents violents et alcooliques, y sont devenues inséparables. Mais au sortir de l’adolescence, leurs chemins semblent emprunter des chemins différents. Mikuan, éprise de littérature, ne rêve que de quitter une communauté qui l’étouffe tandis que Shaniss s’y est retrouvée piégée par un compagnon toxico et l’enfant qu’il lui a fait.

Kuessipan – un mot innu qui signifie « à toi », « à ton tour » – est l’adaptation par la réalisatrice québécoise Myriam Verreault d’un roman paru en 2011, écrit par Naomi Fontaine, une jeune romancière membre de la nation innue d’Uashat, qui en cosigne le scénario. Il a été tourné sur place avec des acteurs amateurs dans des rôles souvent très proches de leurs propres vies.

Kuessipan est donc un film profondément naturaliste à la limite du documentaire qui nous transporte dans des territoires exotiques, glacés et majestueux. Si quelques plans en montrent la sauvage beauté, l’objet du film n’est pas touristique ni esthétique. Il s’agit plutôt de présenter, à travers la vie de deux adolescentes, les difficultés auxquelles sont confrontés les derniers habitants d’une « nation » autochtone canadienne, soutenus à bout de bras par les subventions fédérales et régionales, repliés sur eux-mêmes dans un identitarisme inquiet que nourrit paradoxalement le regard ambigu que portent sur eux les Blancs. Ces questions identitaires sont incarnées par un personnage : Francis, le Blanc dont Mikuan tombe amoureuse, malgré l’hostilité de Shaniss qui lui reproche cette trahison, un adolescent gentil, ouvert et curieux de la communauté innue, mais dont l’ingénuité même trahit les préjugés racistes sinon l’hostilité.

Mais Kuessipan ne se réduit pas à cette dimension documentaire. C’est avant tout un drame familial mettant en scène, comme son affiche l’annonce, deux héroïnes à la fois proches et dissemblables. Dans le rôle de Mikuan, l’étonnante Sharon Fontaine-Ishpatao crève l’écran. L’actrice amateure porte son obésité avec une grâce déconcertante – on pense à Gadourey Sidibe, l’interprète de Precious. Elle joue à merveille les ambiguïtés de son personnage dont l’attachement à sa nation passe par un inéluctable éloignement. Yamie Grégoire a un rôle plus ingrat : celui d’une jeune femme trop tôt vieillie, prisonnière d’une relation toxique avec un mauvais garçon, un chouïa caricatural.

Kuessipan dure près de deux heures car son histoire connaît des rebondissements qu’on n’escomptait pas. Mais il est suffisamment rythmé, suffisamment prenant pour qu’on ne s’y ennuie jamais. Au contraire ! On sort de la salle transporté par cette histoire lumineuse.

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Helmut Newton : l’effronté ★★☆☆

Helmut Newton (1920-2004) compte parmi les photographes les plus connus du vingtième siècle. Certains de ses clichés, comme celui du smoking Yves Saint-Laurent dans une rue nocturne du Marais, sont entrés dans l’histoire. Toute sa vie durant, il a photographié des femmes puissantes, nues, très érotisées.
Le réalisateur allemand Gero von Boehm a rencontré Helmut Newton et sa femme en 1997. Il a tourné à l’époque pour la télévision un documentaire intitulé Helmut Newton – Mein Leben. Pour le centenaire de la naissance du photographe, il en a remonté les images pour le cinéma.

Le nom de Helmut Newton et son oeuvre sentent le soufre. On lui a reproché de fétichiser la femme, d’en faire un objet, la projection de ses fantasmes pervers et violents. Un extrait d’archive d’Apostrophes montre Susan Sontag lui reprocher sa « misogynie ».

Le documentaire de Gero von Boehm répond à cette accusation, au risque de verser dans l’hagiographie. Il convoque pour ce faire douze femmes – et pas un seul homme – qui ont travaillé avec lui et qui témoignent à tour de rôle face caméra, selon un procédé documentaire dont on ne peut pas dire qu’il révolutionne les codes. Leurs témoignages décernent au défunt photographe un brevet de respectabilité. Non, elles ne se sont jamais senties humiliées ou salies par l’oeil de son appareil. Non, il n’a jamais profité des séances de pose pour leur faire des avances – ce qui, disent-elles, n’était pas toujours le cas des autres photographes de l’époque. Non, elles n’ont pas honte de leurs nus mais au contraire s’enorgueillissent de la puissance qui s’en dégage et s’en revendiquent.

Le documentaire raconte en filigrane la vie de Helmut Newton, placée sous le sceau du cosmopolitisme. Il naît et grandit à Berlin dans les années Trente sous l’ombre menaçante du nazisme. C’est là que, très jeune, il s’initie à la photographie. Il en part en 1938 et s’établit quelques années à Singapour. Arrivé en Australie – pays dont il prendra la nationalité – il y rencontre sa future femme qu’il épouse en 1948. L’amour profond qui l’unira à cette autre artiste toute sa vie durant contraste avec l’image de dandy pervers que ses photos laissent soupçonner. Il s’installe à Paris au début des années soixante et y devient vite célèbre. Il partage la fin de sa vie entre Monaco et Los Angeles où il meurt, dans un accident de la route, devant le Château-Marmont en 2004, clin d’oeil macabre d’une vie passée dans la jet-set. Il est enterré à Berlin.

Je me souviens du choc que j’avais ressenti en 2012 au Grand Palais devant sa rétrospective. Ses femmes hiératiques, leurs nudités provocatrices m’intimidaient et m’attiraient à la fois, me mettaient mal à l’aise et me séduisaient en même temps. C’est Isabella Rossellini qui analyse avec le plus de finesse les fantasmes masculins qui nourrissent cette iconographie : « Tu me plais – je te maudis ». Sans doute ne s’agit-il pas des fantasmes les plus avouables, ni les plus chevaleresques qui soient. Mais un artiste – surtout l’un de ceux qui avaient le « bon goût » en horreur – n’a-t-il pas le droit d’en appeler à autre chose qu’à nos bons sentiments ?

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Minari ★☆☆☆

Jacob et Monica sont deux immigrés coréens installés depuis plusieurs années en Californie. Ils ont emmené aux Etats-Unis avec eux leur fille Anne et y ont eu un second enfant, David, affligé d’un souffle au cœur. Malgré les réticences de son épouse, Jacob a décidé de se mettre à son compte en rachetant un lopin de terre dans l’Arkansas et en y faisant pousser des légumes coréens. L’installation de cette famille, bientôt rejointe par la mère de Monica, dans un mobile home miteux ne va pas sans peine.

Minari s’inscrit à la rencontre de plusieurs genres. C’est d’abord une chronique familiale douce-amère, l’histoire d’un couple désassorti mais solidaire, uni par l’amour qu’il porte à ses deux enfants. Son histoire est racontée, comme c’est souvent le cas au cinéma et plus souvent encore en littérature, à travers les yeux de leur fils cadet, un peu trop mignon, propret et espiègle pour ne pas avoir envie de lui filer des baffes (oups… pardon…. tellement mignon, propret et espiègle qu’on a envie de le couvrir de poutous)
C’est ensuite, à la façon du remarquable Au nom de la terre, un drame rural sur la difficile vie paysanne et les aléas de l’agriculture.
C’est enfin un documentaire sur l’Amérique profonde des 80ies et son étonnante religiosité – qui contraste avec l’agnosticisme revendiqué des Yi qui ont notamment quitté la Californie pour fuir l’emprise oppressante de leur congrégation.

Minari fait partie de ces films dont la seule vision de la bande-annonce suffit à dévoiler le contenu sans surprise. En deux minutes à peine, tout y est révélé. Vous plaît-elle ? Allez voir le film : vous ne serez pas déçu. Vous laisse-t-elle de marbre voire vous inspire-t-elle certaines réserves, ce qui avait été mon cas ? N’y allez pas ! Un conseil que, bien évidemment, je n’ai pas suivi.

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Hospitalité ★★☆☆

Mikio Kobayashi a repris la petite imprimerie familiale tenue par son père. Elle est installée au rez-de-chaussée de sa minuscule maison tokyoïte qu’il partage avec Seiko, sa sœur divorcée, Eriko, la petite fille qu’il a eue de sa première femme, et Natsuki, sa seconde épouse qui tient les comptes de la petite entreprise.
L’aimable routine familiale est rompue par l’arrivée de Hanataro, un homme qui se présente comme le fils d’un ami du père de Mikio. Profitant de l’hospitalisation de l’unique employé de l’imprimerie, Hanataro s’y fait embaucher avant de prendre ses quartiers à l’étage. Il y est bientôt rejoint par sa femme et par une cohorte d’étrangers en situation irrégulière.

Né en 1980, Kōji Fukada s’est fait une place dans le cinéma japonais contemporain pourtant déjà richement doté avec des créateurs aussi intéressants que Hirokazu Kore-eda (The Third Murder, Une affaire de famille, La Vérité), Kiyoshi Kurosawa (Creepy, Avant que nous disparaissions, Invasion) Naomi Kawase (Les Délices de Tokyo, Vers la lumière), Tatsushi Ōmori (Dans un jardin qu’on dirait éternel) ou Ryusuke Hamaguchi (Senses, Asako I & II). Étaient déjà sortis en France Sayonara et Harmonium en 2017, L’Infirmière en 2020. Art House qui le distribue en France a pris l’initiative bienvenue de combler les trous de sa filmographie en sortant Hospitalité (2010) puis, le 4 août prochain, Le Soupir des vagues.

Hospitalité est un film étonnant qui rappelle, ou plutôt qui annonce car il leur est antérieur, Un air de famille ou Parasite, deux films qui, excusez du peu, furent couronnés par la Palme d’or en 2018 et en 2019. Avec le premier, il a en commun de prendre comme sujet une famille vibrante, riche de ses adjonctions hétéroclites. Avec le second, il partage la figure du corps étranger qui pénètre brutalement un foyer et en perturbe l’équilibre.

Hospitalité joue sur le fossé des cultures. Son histoire confronte des Japonais « ordinaires » empêtrés dans leur parfaite politesse au comportement très occidental d’un intrus encombrant. Cette histoire-là n’aurait pas marché une seconde en Occident où l’entrisme de l’intrus se serait heurté à l’hostilité plus ou moins brutale de ses hôtes. Mais une telle réaction est inconcevable de la part de Japonais « ordinaires » condamnés, par leur éducation, à faire bonne figure. C’est ce décalage qui rend le sujet de Hospitalité particulièrement croustillant pour un spectateur français.

La bande-annonce

Désigné coupable ★★★★

Désigné coupable – en version originale The Mauritanian – raconte l’histoire vraie de Mohamedou Ould Slahi (Tahar Rahim) qui fut arrêté fin 2001 en Mauritanie, transféré d’abord en Jordanie puis en Afghanistan et enfin à Guantánamo en 2004 où il resta emprisonné jusqu’en 2016.
Mohamedou Ould Slahi s’était rendu deux fois en Afghanistan au début des années 90 combattre aux côtés des talibans – qui étaient à l’époque soutenus par les États-Unis – contre le pouvoir communiste de Kaboul. Son cousin faisait partie du premier cercle d’Oussama ben Laden.
Ould Slahi fut torturé à Guantánamo afin de lui arracher des aveux. Il bénéficia néanmoins de l’assistance d’un avocat pour introduire une requête en habeas corpus qui conduisit à sa libération après une longue bataille judiciaire.
Ould Slahi réussit à faire publier en 2015 ses Carnets de Guantánamo qui sont devenus un bestseller de librairie.

Le film de Kevin McDonald raconte le calvaire de cet homme. Il le fait en introduisant trois autres personnages qui ont participé à l’instruction de son procès. D’un côté, son avocate, interprétée par Jodie Foster, le cheveu blanc, assumant comme peu de stars hollywoodiennes osent le faire, ses bientôt soixante ans, assistée d’une jeune collaboratrice, interprétée par Shailene Woodley, l’héroïne prometteuse de À la dérive, Divergente et Nos étoiles contraires. De l’autre, Benedict Cumberbatch interprète le rôle peut-être le plus intéressant du film, celui d’un lieutenant-colonel de la Marine, chargé de poursuivre Ould Slahi dont la découverte des pièces du dossier, notamment des conditions dans lesquelles les aveux du prévenu ont été obtenus, l’entraîneront à une brutale prise de conscience.

Désigné coupable est l’œuvre de Kevin McDonald, un cinéaste dont j’avais énormément apprécié les précédentes réalisations : La Mort suspendue, un documentaire sur deux alpinistes luttant contre la mort dans la cordillère des Andes, Le Dernier Roi d’Écosse, une biographie à peine romancée du dictateur ougandais Idi Amin Dada, Jeux de pouvoir, la transposition au cinéma d’une mini-série britannique que je tiens pour l’une des meilleures jamais réalisées.

Désigné coupable est autant sinon plus un film sur la justice que sur la torture. Comme souvent à Hollywood, le procès devient le prétexte à raconter une histoire et le cadre dans lequel on la raconte. Ici, c’est moins sur le procès proprement dit qu’on se concentre que sur sa préparation compliquée par une particularité procédurale. L’avocat de Ould Sahi doit d’abord se battre pour apprendre les griefs qui sont reprochés à son client. Elle doit obtenir l’accès aux procès-verbaux de ses interrogatoires puis en obtenir la déclassification. Paradoxalement, la tâche est aussi délicate pour le lieutenant-colonel instructeur qui doit venir à bout des rivalités interservices au sein de l’armée et des services secrets

Désigné coupable est un film poignant et fort qui n’est pas exempt de manichéisme et même de voyeurisme dans sa façon de filmer les scènes de torture. Lui donner quatre étoiles, ce que je fais rarement, est sans doute bien indulgent. C’est d’abord le signe que je ne le fais pas assez et qu’il faut parfois, quand un film m’emporte, que je laisse s’exprimer mon enthousiasme. C’est surtout le signe que ce genre de films, plongés dans un contexte géopolitique, mais aussi porteurs d’une histoire forte et vraie, me plaisent particulièrement. Voyez y, chers lecteurs, une part de subjectivité assumée et ne me blâmez pas trop sévèrement si vous n’êtes pas aussi emballé que moi.

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Sons of Philadelphia ★★☆☆

Peter (Matthias Schoenaerts) a grandi avec son cousin Michael (Joel Kinnaman). Leur travail dans le BTP est une façade qui cache leur activité de racket et de trafic pour la pègre irlandaise, une activité que menace la malavita italienne. Volontiers psychopathe, Michael aurait tendance à jeter de l’huile sur le feu. Plus prudent, Peter tente avec plus ou moins de succès de réfréner la violence de son cousin. Mais, plus profondément, cette guerre des gangs est l’occasion pour les deux cousins de solder de vieux comptes.

Auteur à succès de polars noirs, Jérémie Guez passe derrière la caméra et porte à l’écran pour sa seconde réalisation Brotherly Love, un livre de Pete Dexter (dont j’avais beaucoup aimé Paperboy adapté avec Matthew McConaughey et Nicole Kidman au début des années 2010).

Bien sûr, ce petit polar poisseux invoque les mânes de Martin Scorsese ou de James Gray, de leurs sagas familiales tendues et ténébreuses. Rapporté à cette aune, Sons of Philadelphia peine à supporter la comparaison. Il n’a pas la nervosité, la noirceur, l’exubérance, en un mot le génie des œuvres de ces réalisateurs d’exception. Mais qui peut se targuer de les posséder ?

Sons of Philadelphia n’en est pas pour autant un mauvais film, même s’il plaira plus aux amateurs du genre et à ceux qui acceptent de se laisser prendre à son rythme un peu lent. Il est servi par l’interprétation du toujours impeccable Matthias Schoenaerts qui, décidément, depuis De rouille et d’os, tisse une carrière exceptionnelle sur les deux rives de l’Atlantique (A Bigger Splash, Maryland, Red Sparrow, Frères ennemis, Kursk, Nevada, The Laundromat, Une vie cachée…). Son intérêt vient surtout de son scénario qui, lentement, fait ressurgir des secrets de famille trop longtemps refoulés.

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Benedetta ★☆☆☆

Benedetta Carlini a été placée au couvent des Théatines à Pescia, dans le grand-duché de Toscane, à neuf ans à peine suite au vœu prononcé par ses parents alors qu’elle combattait une grave maladie infantile qui aurait pu lui être fatale. Cette enfant très pieuse prétendit parler à Jésus. Les stigmates qu’elle présentait conduisirent le nonce apostolique de Florence à diligenter une enquête. Témoigna au procès une jeune novice, Sœur Bartolomea, qui reconnut avoir eu des relations sexuelles avec son aînée.

C’est sur ce fond historique, soigneusement documenté dans les années quatre-vingts par une historienne de Stanford, Judith C. Brown, dans un ouvrage savant intitulé Immodest Acts – The life of a lesbian nun in Renaissance Italy publié en français dans la très sérieuse Bibliothèque des histoires de Gallimard sous le titre Sœur Benedetta, entre sainte et lesbienne, que Paul Verhoeven fait un retour fracassant dans les salles.

Benedetta est projeté en compétition officielle à Cannes. Le film est annoncé par une rumeur insistante que les confinements à répétition ont enflée. Sa bande-annonce tourne en boucle dans toutes les salles depuis leur réouverture. La présence de Virginie Efira à l’affiche, l’une des stars les plus bankables du moment, et son sujet sulfureux garantissent d’ores et déjà à Benedetta un succès au box office.

Pourtant sa première moitié, mal jouée (qu’est venue faire Clotilde Courau dans cette galère ?), mal éclairée, mal montée, est calamiteuse. L’action tarde à démarrer avec un préambule trop long consacré à l’enfance de la jeune moniale. On entre dans ce monastère dont on ne sortira guère et où se jouera dix-huit ans plus tard le sort de la religieuse. On comprend vite le double ressort de cette histoire. D’un côté une enquête théologique autour de prétendus miracles dont Benedetta est peut-être l’actrice sincère ou l’inventrice rouée. De l’autre la relation coupable que Benedetta entretient bientôt avec une jeune novice, aussi innocente que tentatrice, qu’elle a prise sous sa coupe.

Ce double ressort n’a rien de très passionnant. Il y a bien longtemps que les miracles de l’Église n’intéressent plus personne. En revanche, les ébats de Benedetta et de Bartolomea, surtout lorsqu’ils sont joués, dans leur crâne nudité, par Virginie Efira et Daphné Patakia (une jeune première que j’ai passé le film à confondre avec Marina Vacth) sont beaucoup plus stimulants, au point qu’on hésite à avouer, au temps de #MeToo, l’intérêt suspect qu’on prend à les regarder et qu’on finit, correction politique oblige, par reprocher à Paul Verhoeven de leur consacrer une place disproportionnée.

On en est donc là au milieu du film : se désintéresser superbement des enjeux théologiques de cette histoire et en être réduit à jouir d’un plaisir coupable du spectacle dénudé de ses deux actrices. Et on se dit que la seconde moitié risque d’être bien longue.

Et c’est là que le film est sauvé par là où on ne l’attendait pas. Après avoir fait du surplace pendant une heure, il met enfin en présence des personnages, crée une tension, bref, raconte une histoire. On se prend donc au jeu de ce suspens dont on ignore encore l’issue. C’est aux personnages secondaires qu’on le doit : Charlotte Rampling, Lambert Wilson, des vieux chevaux sur le retour auxquelles les critiques pourtant nombreuses, aimantées par la staritude de Virginie Efira et par la révélation de Daphné Patakia, n’ont pas consacré une ligne.

La bande-annonce